JUSTICE-
BIBLIOTHEQUE D’ALMANACH- ESSAI SYLVIE THÉNAULT- « UNE DRÔLE DE
JUSTICE »
Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre
d’Algérie (Préface de Jean -Jacques Becker.Postface de Pierre Vidal-Naquet)
…..Essai de Sylvie Thénault , Editions Edif 2000, Alger 2010, 347 pages, 850 dinars
Elle n’avait que vingt ans lorsqu’elle était venue
proposer comme thème de recherche en vue d’une maîtrise d’histoire « La
manifestation du 17 octobre 1961 » à un professeur qui avoue (préface) que si
pour un homme de sa génération, c’était un événement qui avait une place
précise dans la mémoire… », il n’en était pas de même pour les générations des
années quatre-vingt . « Un événement déjà ancien, bien
oublié . La guerre d’Algérie n’était plus un sujet de
préoccupation et la manifestation du 17 octobre encore moins ».Il
se trompait lourdement, mais il avait accepté le sujet . Il venait de « lancer
» une « historienne » qui allait se spécialiser sur « la guerre d'indépendance
algérienne », découvrant de nouvelles sources alors ignorées, et posant mille
et une vraies questions aux témoins encore en vie….ou
à leurs héritiers. Six années après, elle soutenait sa thèse devant un jury qui
comportait les meilleurs spécialistes français soit de l’Algérie, soit des
problèmes de justice : Ageron, Stora, Vidal-Naquet, Farcy.
La recherche pour reconstituer le puzzle a été longue,
difficile, fastidieuse …..peut-être facilitée par le
fait que le point de départ était clair, net , précis. Cent vingt années de
colonisation ne pouvaient qu’enfanter un système judiciaire monstrueux. C’est
ce que l’auteure écrit dès le départ : « Le système de répression élaboré après
le 1er novembre 1954 rompt avec l’existence ordinaire de la justice,mais les hommes appelés à instruire et juger
les nationalistes ne sont jamais que ceux qui exerçaient , déjà, avant le
déclenchement de la guerre d’indépendance.Loin d’être
vierges de toute expérience, ils connaissaient la société coloniale, la vivent,
la reflètent même dans leurs pratiques….. » .De ce
fait, « l’histoire de la guerre (et de la justice) ne peut s’écrire sans
plonger dans ses origines profondes qui l’enracinent dans un contexte colonial
et dans une continuité historique bien antérieurs à 1954 ». Et, hélas, cela va
durer jusqu’à l’indépendance du pays. La justice franco-colonial(ist)e sera impitoyable à l’encontre des nationalistes et
plus que laxiste , à la fin de la guerre, avec les
terroristes de l’Oas.
L’Auteure : Sylvie Thénault,
née en 1969, est une historienne française, agrégée et docteur en Histoire , directrice de recherche au CNRS.Elle
est aussi membre du Centre d'histoire sociale du xxe
siècle. Ses travaux portent sur le droit et la répression légale pendant la
guerre d'indépendance algérienne. Elle a ,en
particulier, étudié des mesures ponctuelles, comme les couvre-feux en région
parisienne et les camps d'internement français entre 1954 et 1962. Ses
recherches s'orientent vers l'étude de l'internement à la période française
dans son ensemble, dans le champ de l'étude de l'administration coloniale en
Algérie : structures, législation, personnel, pratiques. Sa maîtrise
d'histoire, en 1991, portait sur « La Manifestation des Algériens à Paris le 17
octobre 1961 » et sa répression. Sa thèse soutenue en 1999 traitait de « La
Justice dans la guerre d'Algérie », et l'ouvrage présenté dans le cadre de son
habilitation à diriger des recherches porte sur « La violence ordinaire dans
l'Algérie coloniale ». Prix Malesherbes (2002). Dernier ouvrage : En co-direction avec Abderrahmane Bouchène,
Jean-Pierre Peyroulou et Ouanassa
Siari Tengour : « Histoire
de l'Algérie à la période coloniale : 1830-1962 », Paris, La Découverte,
collection « Poche : Essais », 2014, 720 p.
Table des
matières : Préface/ Introduction/ I. Génèse
d’une situation controversée (1954-1956)/ II. Quand la
guerre oblige la justice ((1957-Mai 1958)/ III. La
justice civile à l’heure du retrait (mai 1958-1962)/
Epilogue/Postface/Bibliographie/Index
Extraits : «
Les trois départements de la rive sud de la Méditerranée n’ont jamais constitué
une zone de droit à l’identique de la métropole » (p 20), « La compétence de la
justice militaire et l’existence de camps d’internement restèrent les deux
grands principes de la législation jusqu’à la fin de la guerre » (p38) , « Sur
le terrain, l’armée impose sa logique qui fait cohabiter la justice avec
d’autres moyens de répression » (p93), « Aucun conflit ne surgit donc entre
autorités militaires, judiciaires et politiques sur le fonctionnement de la justice.Malgré des logiques divergentes, tous s’accordent
sur les nécessités de la répression » (p97), « Aux yeux du commandement, les
avocats sont des adversaires à partir du moment où ils partagent les opinions
des nationalistes qu’ils défendent » (p115) , « Depuis le début de la guerre
d’Algérie, il n’existe guère de hauts fonctionnaires qui n’aient, plus ou
moins, directement ou indirectement, par action ou par abstention, participé à
l’avènement du règne de la violence « (p139), « Dans l’idéal du commandement
(note : de l’armée française d’occupation) , l’instruction n’existe plus, les
condamnations à mort sont multipliées et les exécutions quasi-immédiates »
(p201), « L’étude des réactions du commandement aux instructions ministérielles
démontre, elle aussi , une persistance de la pratique de la torture, des
disparitions et des exécutions sommaires, tandis que l’impunité reste de mise «
(p264) , « La fiche (« incomplète pour la fin de la guerre ») de l’armée de
terre comptabilise 1415 condamnés à mort du 1er janvier 1955 au 15 septembre
1961 , ainsi que 198 exécutions » (p313)
Avis : Un
titre qui, à lui tout seul, résume la situation dans laquelle se sont
retrouvés, volontairement (pour la plupart) ou non, empêtrés, les magistrats français
en période d’une guerre dont on s’entêtait à ne pas vouloir reconnaître les
causes et à dire les noms ….La justice devenue une arme, elle a donc couvert
(presque) tous les crimes colonialistes.Un travail
quasi-complet qui fourmille de détails et qui, en même temps, déprime à la
lecture de la description du fonctionnement de l’horrible « machine de guerre »
encore plus redoutable qu’était la justice de l’époque
Citations : «
L’arme par excellence de l’historien, (c’est) la possibilité de recouper les
sources les unes par les autres, car un document seul ne fait pas la vérité »
(Jean-Jacques Becker, préface, p 2), « La guerre rend l’armée intouchable. Le
silence sur ses violences s’impose » (p 158) , « La
crainte de desservir l ’armée en agissant contre la torture, les disparitions
ou exécutions sommaires explique en grande partie l’inaction dont les
magistrats ont fait preuve (….). C’est d’une justice soumise à une logique de
guerre qu’héritent les dirigeants de la Vè République
» (pp 160-161), « En guerre, la solidarité avec les forces armées s’impose et
contrarie toute politique de lutte réelle contre les illégalités » (p268), «
(Entre1954 et 1962) la justice d’alors est bien plus un « rouage de l’Etat »,
c’est-à-dire une « machine judiciaire faite de textes et de juges qui les
appliquent », qu’un « pouvoir judiciaire indépendant tenant la balance égale
entre le Pouvoir et le citoyen » (Casamayor, octobre
1962 et 1968, cité p 320)