SOCIETE-
OPINIONS ET POINTS DE VUE- CIMETIERES- ALI EL KENZ (II/II)
© www.24hdz.com, 11/12/2020. Un texte
inédit de Ali El Kenz: Le futur antérieur de notre présent , 06/11/2020
Comme les
hydrocarbures, le passé est devenu une rente
Dans
le cas des héros « proches » on peut remarquer d’ailleurs le très
fort intérêt qui est porté à la question des « archives », envisagées
souvent comme « les preuves » tant attendues pour
« démasquer » les uns et « glorifier » les autres, opérer
des nouveaux classements en « es héroïsme », si j’ose dire, qui
légitiment et donc donnent plus de crédit aux postures du moment actuel. Mais
cette quête généalogique, naïvement accrochée à « la révélation » des
archives est le symptôme, au sens freudien, du rapport des vivants vis-à-vis
des morts : à « la dette » qu’ils leurs doivent, ils en attendent,
exigent même un crédit à fructifier. Comme les hydrocarbures aujourd’hui, le
passé est devenu « une rente ».Et, comme c’est souvent le cas en
Algérie, «ces convocations « se font bien évidemment dans le
désordre : « les juges » sont souvent des historiens amateurs,
des linguistes d’occasion, des imams de pacotille.
L’abandon
silencieux des morts « normaux » à leur sort, couplé à celui
inverse et prolixe des « héros », m’a paru être comme un
reflet des vivants vis-à-vis d’eux mêmes, comme individus et comme
société. Mais, au-delà des raisons avancées par les uns et les autres,
techniques ici, organisationnelles là, se trouvent d’autres plus profondes que
j’avance avec précaution.
D’un
côté des conflits et controverses parfois dramatiques, autour des vrais et faux
martyrs dans les petits villages ou dans les régions (maquisards authentiques
contre usurpateurs), dans le mouvement national (PPA, UDMA, ULEMAS, MTLD
etc.) (6) comme dans les
allégeances religieuses (orthodoxe et confrérique, salafiste et
« jazaara etc.)» ; de l’autre l’abandon des simples dans leurs
cimetières. Pour les premiers, « les carrés des martyrs » sont
maintenant protégés, mais pour les autres, les simples défunts, j’ai vu
des cimetières entiers abandonnés aux herbes sauvages et,
« modernité » oblige, parsemés de sacs et de bouteilles en plastique,
j’ai vu aussi des tombes affaissés et surtout des tombes saccagés par des mains
humaines.
Les
mains humaines ont été armées par les nouveaux courants du néo-wahhabisme en
provenance d’Arabie que ses idéologues, puisant dans les œuvres d’Ibn Hanbal (7) mais surtout de Mohammed Ibn Abd El
Wahhab, contenus jusqu’à une date récente dans les limites de Péninsule
Arabique, ont pu diffuser plus largement depuis. Grâce notamment au surcroît
d’influence de ce pays dans cette région depuis les guerres d’Afghanistan
et d’Irak, mais aussi l’irruption des nouveaux médias (tv, internet etc.) qui
ont littéralement enveloppé tous les pays musulmans. En Algérie, les militants
de ce courant ont ciblé particulièrement les cimetières, considérant que
l’entretien des tombes relevait de l’idolâtrie et donc était “shirk” .
Certains
sont allés jusqu’à s’en prendre aux cimetières des martyrs de la guerre
d’Indépendance considérant que leur combat pour « la terre » Algérie
et non « pour l’Islam »ne méritait pas le titre de
« jihad » et donc aussi celui de « chahid ». D’autres
s’en prennent aux tombes des simples gens et détruisent les tombaux qui
marquent leur identité de vivant. L’auteur de ces lignes a eu souffrir
personnellement d’actions de ce genre au sein de sa propre famille ; quant
à ceux qui les ont commises, ils sont tellement sûrs d’être dans « le
droit chemin » qu’ils s’étonnent qu’on puisse les leur reprocher. Mais
partout, le soupçon de l’idolâtrie fait son petit chemin dans les consciences
et imprime à ces actes millénaires de l’entretien des tombes le sentiment
trouble d’un acte répréhensible, « makrouh » si ce n’est
« haram »
L’étrange et
terrible guerre civile qui a ravagé le pays, ses valeurs, ses normes….
Cette
stigmatisation « religieuse » de l’entretien des tombes et des
cimetières, coutume ancestrale de la société algérienne (8) qui a résisté avec opiniâtreté au puritanisme
des docteurs de la foi, a été ensuite, fortement exacerbée
par l’étrange et terrible guerre civile qui a ravagé le pays, ses valeurs, ses
normes, son organisation symbolique. Les tueries collectives et individuelles,
utilisant, mais cette fois-ci sur une grande échelle, les anciennes techniques
de l’égorgement, de l’éventration et les nouvelles comme les bombes ou les
punitions expéditives ont largement contribué à ravaler la vie humaine à son
niveau animal, à « bestialiser » la personne humaine.
La
vie sociale a repris depuis, mais les consciences collective et individuelles,
éthiques et religieuses ont été fortement ébranlées par les valeurs du
néo- wahhabisme et sa désacralisation de la mort auxquelles se sont ajoutées
celles de la guerre civile et sa désacralisation de la vie humaine. (9)
Aujourd’hui,
la guerre civile s’est éteinte comme guerre mais les conditions qui en sont à
l’origine sont toujours là. La paix, même relative, est revenue mais ses
conséquences sur les consciences et les comportements sont toujours là. Ils ont
été aggravés par une économie de rente qui a entraîné les plus faibles à une
sous-humanité, et les plus puissants à une autre forme de sous humanité se
renvoyant en miroir les images, ici de la haine, là du mépris,
tandis que l’accès sauvage à la rente s’est substitué à celui
guerrier au pouvoir, et le droit de s’enrichir par n’importe quel moyen à celui
de tuer sans preuves. Comme les personnages de Borges, Les individus et
les groupes s’agitent dans l’instant et fuient dans la rapine, grande et
petite ou la fuite des capitaux ou de soi-même, mais toujours vers un
ailleurs et un demain incertain qu’ils ne peuvent construire dans la
durée.
La
crise des cimetières n’est que l’image transposée de celle des vivants.
Les morts ont été abandonnés mais par des vivants s’agitant dans le
« fluide » sans bornes de Borges, celles du passé de leurs
ancêtres qu’ils ne visitent plus, ou mal, comme celles de leur horizon qu’ils
n’imaginent plus.
Et
le recours aux « Héros » de l’histoire, lointaine ou proche,
loin de servir à donner du sens à l’existence en la reliant, par un passé
commun à un avenir partagé, « a minima », aiguise au contraire
les différences et les affiliations culturelles et religieuses que les
appétits rentiers alimentent sans discontinuer. Les morts
silencieux qu’on abandonne aux herbes mortes comme les héros qu’on convoque
sans cesse pour témoigner d’un présent incertain, n’ont donc pas fini de
nous hanter, comme quand j’étais petit. Mais le silence de la multitude des
simples comme le bavardage entretenu autour de la minorité des héros n’est que
l’écho, transposé dans la cité des morts, des conflits qui agitent la cité des
vivants.
Notes –
·
– 1 – Je crois savoir qu’un impôt
particulier, « ez zaouala », avait été levé au Caire par
un imam hanafite (au 10° siècle ?) pour indemniser ceux qui acceptaient de
suivre les cortèges funèbres des défunts sans famille. Quelle belle leçon
d’humanisme qui peut pousser la solidarité jusqu’au delà de la vie !
·
– 2- Avec mes quelques amis algériens de
Nantes, lors de nos petites rencontres après le marché du dimanche, nous
discutions parfois de cette question et je compris que je n’étais pas le seul à
songer à cette ultime solution. J’ajoute que j’ai été ulcéré lorsqu’un de mes
meilleurs amis, ancien maquisard s’était fait enterrer aux USA où il
avait vécu avec ses enfants : il s’est trouvé des voix
« patriotes » de la dernière heure à lui reprocher cette décision.
Pauvres gens qui s’arrogent le droit de juger jusqu’à cette ultime intimité de
la personne ! Mohamed Arkoun a subi, post mortem, le même reproche quand
par testament, il avait demandé à être enterré au Maroc.
·
– 3- Toute l’œuvre de Jorge Luis Borges
est marquée par une tension permanente (réflexive et poétique) entre le
temps et l’éternité, le présent, le passé et l’avenir. Dans une de ces
nouvelles, il met en scène quelques personnages qui ont enfin obtenu ce dont la
majorité rêve, devenir éternels. Mais les voilà alors plongés dans un fluide
qui n’est plus le temps avec ses limites, hier et demain, le passé et
l’avenir. Leur « immortalité » les a privés de leur humanité,
la vie et ses angoisses, ses peurs et ses joies. Ils ne sont
« rien », un néant.
·
– 4 – Certains anthropologues
datent la naissance de l’hominisation avec l’apparition des premières tombes
qui fixaient d’une certaine manière, les groupes humains, alors très
mobiles, à un lieu collectif, celui des tombes de leurs ancêtres. C’était le
début de la géographie humaine.
·
– 5- Les Grecs Anciens, que je persiste
à considérer, bien plus que les Romains dont on parle tant, comme partie
de notre héritage intellectuel, ont été plus sages. Ils avaient distingués les
Dieux et Demi-Dieux des Héros. Les premiers (dieux et demi dieux) étaient
immortels ou presque, les seconds mortels et comme tels partageaient avec le
commun des gens leurs grandeurs et leurs petitesses, leurs qualités et leurs
défauts. Dans le cas qui nous intéresse ici, l’Algérie, les héros ont été
élevés au statut des Dieux ou demi-Dieux, et on s’est interdit par-là même,
d’accepter qu’ils se comportent comme des humains qui peuvent être fourbes,
cruels et jaloux, commettre des erreurs ou craindre de mourir. Observer
ce qui fait leur humanité est alors devenu comme un crime de « lèse
héros », un sacrilège. Ce faisant, il a été fait exactement d’eux,
ce qui a été réalisé, bien avant, par tous les « héritiers » et leurs
scribes des systèmes religieux, des « intouchables » donc, que l’on
glorifie, auxquels on croit mais qu’on n’a plus le droit d’observer et analyser
comme objets de savoirs profanes. Ils ont été « consacrés » et
le sacré » peut aller jusqu’à l’interdiction de les représenter par
l’image, comme c’est le cas des « salaf » au sens religieux du terme,
mais l’échelle des « interdits » est variable selon les situations.
Car « les consacreurs », sont tous, peu ou prou des croyants, les
laïques comme les religieux, des « salafistes »
donc. Et, dans la structure instable de la mémoire collective du passé, tout
proche ou très lointain, où chaque groupe tente d’imposer aux
autres ses propres « salaf», de les « consacrer » comme
ceux de toute la nation j’ai perçu tout l’anxiété d’une conscience collective,
mais cette fois ci d’un présent et surtout d’un avenir incertains. Les appels
réitérés et controversés « aux véritables héros » sont ici un
SOS que les vivants adressent aux morts.
·
Pour l’anecdote, j’ai été invité
en 2004 par une université algérienne pour un colloque sur le cinquantième
anniversaire du 1° Novembre. La salle était pleine d’étudiants mais aussi
d’anciens moudjahidine dans cette région qui avait connu des batailles
célèbres. Parmi eux, des « héros » respectés par tous. Pendant
que je parlais en insistant sur leur simple humanité, comme par exemple ce
qu’ils ont été pendant leur enfance et adolescence, ce qu’ils ont aimé ou
détesté (musiques, sports, et autres), bref de leur vie d’avant le
maquis ; j’avoue que je craignais de les décevoir en
« descendant » à ce niveau aussi prosaïque de leur existence, eux qui
avaient été habitués aux grandes envolées des rhéteurs habituels. A la
fin de la séance, un vieil homme qu’on me présentât comme un illustre chef de
cette wilaya me prit dans ses bras et m’embrassa chaleureusement. Il me dit
quelques mots qui résonnent encore dans mon esprit : je te remercie, tu m’as donnés, en me les
rappelant, les souvenirs de ma vie d’humain, qui n’intéresse plus personne,
même pas mes enfants. Merci !
·
– 6- Voir par exemple les exemples
autour du récent voyage de la fille de Messali Hadj à Tlemcen, ou encore des
récits autour de la mort du Colonel Amirouche. Le destin post mortem,
étonnant et dramatique de ces deux figures marquantes du mouvement de
libération est pleinement révélateur des angoisses du présent que le vivants
continuent de déplacer sur les morts. Avec Le premier et ses représentations si
fluctuantes selon les conjonctures, balançant entre le héros de la nation et le
traître à sa guerre de libération, quand la dépouille du second et ses
voyages mystérieux n’ont pas fini de susciter les plus vives controverses et
tous les autres héros classés ou déclassés selon les faveurs des rapports de
force du moment, à l’échelle du pays tout entier comme d’une région,
d’une ville. Et voilà Bouakouir chassé de l’avenue qui porte son nom par
Krim Belkacem, et Ferhat Abbas qui hérite « tardivement » d’un
aérodrome ou tel autre à l’échelle d’une ville qui hérite d’un collège, d’un
lycée ou mieux d’une université, d’une avenue, d’une place publique et même
d’un quartier. Il faudrait impliquer tout un groupe de chercheurs pour suivre
ces fluctuations, les analyser et tenter d’en comprendre les
significations en allant, au-delà de l’intérêt historien affiché,
jusqu’aux enjeux non explicites du présent. Dans « les âmes mortes »,
Gogol a montré avec humour comment on peut tirer un bénéfice symbolique
(culturel ou politique) ou matériel d’un ancêtre glorieux mais nos
héritiers locaux n’ont pas eu besoin de lire Gogol pour le faire.
·
– 7- Le wahhabisme n’est lui-même qu’une
nième version de l’œuvre d’Ibn Hanbal, fondateur de la quatrième grande école
de fiq’h de l’Islam sunnite. La lecture littérale des textes sacrés avait amené
l’Imam Ibn Hanbal à rejeter comme impie toute forme d’adulation ou de
culte autre que celle qui doit être vouée à Dieu. L’Islam, religion du
Tawhid, interdisait ces pratiques, notamment celles réservées aux défunts.
Certains de ses adeptes sont allés jusqu’à proscrire les visites à Médine de la
tombe du Prophète Mohammed, considérant cette pratique comme une déviance
« anthropomorphe » pouvant affaiblir le culte exclusif à Dieu.
·
– 8- Hanbalisme, Wahhabisme et néo
wahhabisme ont toujours lutté avec acharnement contre la dévotion des vivants
vis-à-vis de leurs morts et donc aussi la construction des tombes, ne
sont pas étrangères à l’Islam en Algérie. Déjà, le fondateur le l’Empire
Almohade, Ibn Toumert avait poursuivi de sa vindicte ceux qui s’adonnaient à
ces pratiques dés son retour du Moyen Orient et son arrivée intempestive à
Bougie et la destruction de toute forme d’idolâtrie, les statues comme les
tombes. Voir à ce sujet, l’ouvrage que lui a consacré l’historien Rachid
Bourouiba, publié par la SNED dans les années soixante-dix. Il faut pourtant
noter, que ce rigorisme a toujours rencontré au Maghreb, une forte résistance
populaire que les « Zaouaya » et autres confréries religieuses ont
opposé au puritanisme des hanbalite aujourd’hui néowahhabien
·
– 9 – En lisant les rubriques des
journaux, on découvre chaque jour le sort qui est réservé aux grands malades
dans les hôpitaux, ceux qui sont pauvres bien sur ; ils sont encore
vivants pourtant mais sont traités comme des « déjà morts ».