SOCIETE- OPINIONS ET POINTS DE VUE-
CIMETIERES- ALI EL KENZ (I/II)
© www.24hdz.com, 11/12/2020. Un texte
inédit de Ali El Kenz: Le futur antérieur de notre présent ,
06/11/2020
Ce texte inédit passionnant et émouvant de Ali El
Kenz, qui vient de nous quitter,
ne se résume pas, il doit être lu totalement, y compris dans les notes de bas
de page. Il y est question de la vie et de la mort, des vivants et des morts,
de la crise des cimetières révélatrice de la crise profonde d’une Algérie
passée, sans rien régler par “une étrange et terrible guerre civile qui a
ravagé le pays, ses valeurs, ses normes, son organisation symbolique”. Un texte
où l’empathie est aussi haute que l’intelligence.
Je dois cette réflexion à
notre grand aède El Bar Aâmor et sa qâcida, « Ras Eb nadam
Kelemini ». Aux souvenirs de ma mère qui la fredonnait dans ma petite
enfance.
Cela s’est passé tellement
vite !
Il
y a à peine quelques décennies, fin des années soixante j’étais nommé
professeur de philosophie dans un lycée d’Alger, et, projetant de me marier, je
cherchais alors un logement. Il y en avait beaucoup de libres, ces fameux
« biens vacants » abandonnés par les « Pieds Noirs »
en 1962. Mais il fallait beaucoup de piston –déjà – et connaître des
responsables, de n’importe quoi : de la wilaya, des ministères, des hommes
d’influence…Et je n’en connaissais pas, ou alors des petits.
Quarante
années plus tard, après deux mariages, trois enfants, un exil plus long que
prévu, me voilà encore une fois, à la recherche d’une autre demeure, mais
celle-la définitive, dans mon pays natal. Soit pour aller vite, un cimetière.
Et, depuis quelques temps, quarante années après avoir couru après un logement,
à chacun de mes courts séjours actuels dans le pays, je me retrouvai,
inconsciemment, à la recherche du lieu espéré.
Bien
sûr, mes préférences allaient à Skikda, plus précisément au cimetière
« d’El Qôbia », non loin de « Dar Benhouria » au Faubourg
de l’Espérance où je suis né. La grande rue qui traversait le quartier
aboutissait, en cul de sac, au cimetière ; elle était, dans mon enfance,
le passage obligé de tous les cortèges funèbres qui l’empruntaient, à
pied bien sur, car les voitures appartenant au « indigènes » que nous
étions se comptaient sur le bout des doigts. Mais cela rendait les cortèges
plus humains, le dernier voyage, plus émouvant, plus « convivial » si
j’ose dire.
Devant,
le « na’ach (cercueil), porté par quatre bénévoles sur leurs épaules et
relayés tout au long du parcours par d’autres bénévoles ; derrière, les
parents et amis rejoints progressivement par qui le voulait. Porter le cercueil
ou tout simplement le suivre était considérée comme une « hassana »,
une bonne action. Mais soyons réalistes, la longueur du cortège était
aussi fonction de la notoriété du défunt, de sa richesse ; dans la
vie, l’humain se mesure à sa position dans la société (1). Ici, elle se mesure à la longueur du
cortège ; quelques mètres pour les plus pauvres, vite ramenés, vite
enterrés ; beaucoup plus, jusqu’à former une foule, pour les plus
puissants. La distinction de « genre » jouait aussi et déjà petit, je
me demandais pourquoi il y avait toujours moins de monde pour accompagner
les femmes à leur dernière demeure.
Avec
mes camarades du quartier, nous faisions comme les grands, assistions
même à la prière de l’absent, à la mise en terre et jetant comme eux dans
la fosse déjà prête, une motte de terre, quelques feuilles d’arbre en guise
d’adieu. Notre curiosité morbide, toujours renouvelée, se partageait avec un
sentiment d’effroi, qui augmentait le soir venu. Les après midi passés au
cimetière, alimentaient ainsi nos récits et nos peurs de la nuit ; on
racontait que certains, les nouveaux ensevelis, avaient été vus,
plusieurs nuits durant, se promenant lentement autour du cimetière,
ou que des gémissements avaient été entendus autour des
tombes encore fraîches. Et chacun de nous allait de son explication, toujours
tremblotante de peur.
De la crise du
logement à celle des cimetières!
Ma
mère a été enterrée dans ce cimetière, et j’avais toujours pensé y finir
ma vie terrestre. Je le connaissais parfaitement et j’avais même choisi,
naïf que je suis, le lieu où je désirais y reposer : pas
trop éloigné de sa tombe, juste à côté du mur le séparant de la cité des
vivants. Mais voilà, pas de chance ! El Qobia a été fermé pour cause
de« surpopulation ».
J’étais
entré dans la vie active avec la crise du logement, j’en sortais, quarante
après, avec celle des cimetières. C’est vrai qu’un autre a été ouvert à
Zef Zef, mais je n’ai jamais aimé cette zone de la ville, une ancienne décharge
publique pullulant encore du vol et des cris perçants des oiseaux
nécrophages, et ne voulait surtout pas y passer l’éternité. Le cimetière
de Zef Zef ressemble tellement aux nouveaux quartiers, anonymes, froids,
« sans âme » si j’ose dire. C’est étrange comme les nouveaux
cimetières calquent les nouvelles agglomérations urbaines, ici des parkings
pour les vivants, là des parkings pour les morts.
J’étais
désemparé par la nouvelle de la fermeture d’El Qôbia et demandais à mon frère,
resté dans notre ville natale, « si…il
n’y avait pas moyen de… », il
répondit désabusé : « il
y a quelques uns, parmi les « notoriétés » de la ville, qui ont
été autorisé à enterrer un des leurs, mais il faut être puissant pour avoir ce
privilège ».
Le
cycle des crises n’est donc pas fini ? Dans ma jeunesse c’était le
logement, aujourd’hui c’est une tombe et demain que serait-ce. Mais c’est vrai
qu’après la tombe, il n’y a plus de demain. J’avais raté son commencement,
j’allais en rater la fin. Quelle triste
parcours !
Alors,
pour apaiser, en le rationalisant, mon dépit, je me mis à m’inventer des
raisons : c’est vrai qu’à Skikda, mes enfants viendront moins souvent
visiter ma tombe, Alger est plus accessible ; alors va pour Alger. Mais là
aussi, tous les cimetières étaient saturés, surtout les plus beaux à mon goût,
situés sur un colline, ouverts sur la mer, couverts de
petits arbres … De mauvaise grâce, j’envisageais alors la solution
extrême : pourquoi me casser la tête à chercher une solution qui n’existe
ni à Skikda, ni à Alger, ni partout ailleurs en Algérie, car partout ailleurs
se posait le même problème ; autant finir ici, en France. Évitées les
tracasseries du transport du corps et pour les enfants, ce serait plus simple
pour les visites ; quant aux endroits agréables, il n’en manque pas, Dieu
merci ! (2)
Des luttes
âpres, brutales.. car les
appétits sont voraces
Quel
drôle ou plutôt sinistre pays est donc devenu l’Algérie! Mal vivre, à la
rigueur, j’aurais compris : on dit bien « la lutte pour la
vie », « la lutte des classes », et ici, ces luttes
sont âpres, brutales, sans merci, parce que les appétits sont voraces et
les règles pour les contenir fragiles. Mais « la lutte pour la
mort », – juste un petit carré de terre pour y reposer -, à son tour
emportée par la même dynamique sociale et ses désordres! Et si les
anciennes coutumes ne suffisent plus, pourquoi pas une loi, même capitaliste
pour la réguler, ou, mieux un registre des vivants qui donnerait « la
préférence aux locaux ». Et me voilà en train de pester, d’imaginer des
solutions à cette crise qui clôt toutes les autres dans l’indifférence
générale. Et celle là se mesure à l’entretien des cimetières, ou plutôt à leur
abandon par « les
Zôtorités locales » et, c’est encore plus navrant, par les
habitants eux-mêmes. Ah ! Ces « Pieds Noirs » qui n’ont toujours
pas compris que leurs morts, leurs cimetières, ne sont pas plus
« discriminés » que les nôtres! Que nous sommes tous logés à la même
enseigne, c’est à dire au même abandon !
Abou
El A’ la El Maâri avait écrit quelque part, je le cite de mémoire : respectes le sol sur lequel tu marches,
la poussière que tu as sur tes pieds contient la chair de tes ancêtres.
L’illustre poète savait de quoi il parlait, lui qui avait écrit « Rissalat
El Ghofran », nous transportant au-delà du monde des vivants pour moquer
avec ironie la construction imaginaire du monde des morts par ceux qui
devraient un jour ou l’autre le rejoindre.
Critiqué,
stigmatisé par les puritains, ces gardiens de l’ordre religieux qui lui
reprochaient d’affaiblir les croyances nécessaires selon eux, à la soumission
par « la peur » à cet ordre, c’est vers lui que je me suis
tourné pour comprendre ce qui nous arrive aujourd’hui. Car l’abandon des morts
par les vivants, des cimetières par les « Autorités » et les simples
gens, n’est pas redevable d’une explication positiviste du type,
« mauvaise organisation » ou « crise du foncier urbain » ou
encore, comme le pensent les « scientifiques », forte mortalité etc.
Il nous faut aller beaucoup plus loin, à la fois descendre au plus profond de
notre substrat anthropologique et remonter au plus haut de notre civilisation
pour comprendre cette nonchalance toute récente à l’endroit de nos morts.
L’abandon des
morts par les vivants
C’est
vrai que de partout dans le monde dit moderne, les morts sont devenus
« encombrants » ; ils occupent trop de place dans les villes ou
juste à leurs périphéries, quand le prix du foncier augmente et la
spéculation immobilière monte en flèche. Dans beaucoup de pays, le prix d’achat
d’une tombe ou son loyer, ne peuvent échapper à la règle. De même pour les
cortèges et cérémonies funèbres, qui doivent être discrets, courts et rapides
pour ne pas déranger la circulation des vivants, ou la tranquillité des
voisins.
Partout
on rationalise ce qui relevait du sacré : avec la crémation on diminue le
volume du disparu et donc le coût de sa préservation, ailleurs on a droit
à une vraie tombe, mais pour quelques années seulement avant d’être
relogé dans une fosse commune etc. Un ami, professeur à la retraite d’une
université de New York a décidé « d’émigrer » pour cette dernière
partie de sa vie à Rabat : ici,
m’a-t-il dit, je vois de mon balcon, le cimetière où je finirais et
personne ne me délogeras parce que la loi l’interdit. Quand Je le
taquinai en lui disant qu’un jour viendra où cette loi changera avec « la
capitalisation du sacré », il répondait, flegmatique, peut-être, mais je ne serais plus là.
En
réalité, en abordant cette question de la crise des cimetières, la comparant bêtement à celle du logement, j’avais ouvert
une véritable « boîte de Pandore ». Je comparais l’incomparable, le
« sacré au profane », ce qui n’est pas
« utile » mais a une valeur symbolique inestimable comparé aux
objets que nous consommons (outils, aliments, médicaments etc.) y compris le
logement que nous devons payer pour rembourser leurs coûts. Alors dans la
balance de l’un et de l’autre, un cimetière, une tombe, la mort en bref, relèvent bien évidemment de ce qui n’a pas de prix mais a
une valeur inestimable.
Elle
procure à notre existence de vivants, une dimension bien plus vaste que
le temps d’une vie humaine, celle que les scientifiques peuvent calculer (espérance
et moyenne de vie etc.), améliorer (médecine, biotechnologie etc.) mais ne
peuvent lui donner un sens, une raison d’être. La crise du logement relevait du
premier ordre, le profane, les prix, la marchandise et les luttes sociales
qu’elle suscitait, celle des cimetières se situait ailleurs, dans l’ordre du
sacré qui me renvoyait au sens même de l’existence humaine.
La crise des
cimetières révélatrice de celle de l’Algérie
Et
j’en arrivais progressivement à cette absurde mais raisonnable conclusion (3) : c’est la mort qui donne sens à notre vie
singulière, l’inscrit dans le temps long de notre histoire commune (ce que les
sociologues appellent le lien social), et lui permet cette mémoire collective
qui la relie aux générations passées (ce que les anthropologues appellent
une communauté, une nation, une civilisation) (4). La relation à nos morts est un des fondements
de notre existence sociale et historique, et la crise des cimetières est
révélatrice de celle, plus profonde, que traverse aujourd’hui l’Algérie.
Et
aujourd’hui, Les cimetières, les morts, leurs tombes sont abandonnés à
eux-mêmes ; mais le phénomène est récent, il date de quelques décennies.
Bien sur, il s’agit des morts « normaux » comme on dit ici ;
pour les autres, peu nombreux, « les héros », on remarque à
l’inverse, un intérêt exagéré, amplifié souvent par les médias, qui tranche
avec l’oubli et l’abandon de la multitude des autres. Silence pour la majorité,
controverses bruyantes pour les autres marquent ainsi notre relation contradictoire
à ceux qui nous ont précédé. C’est que tous n’ont pas disparu de la même
manière.
Les
uns sont « définitivement » morts, oubliés, sortis du temps présent
en entrant dans l’éternité, les autres continuent de parler aux vivants, comme
s’ils étaient encore dans l’entre deux, des « go-between »
disparus et présents à la fois, générant encore des messages, des
significations que les vivants s’empressent d’absorber pour mieux comprendre –
croient-ils – les problèmes que leur posent une actualité qu’ils ne
peuvent maîtriser. Ces « émissaires » d’outre tombe se retrouvent
ainsi, à l’inverse de l’immense majorité des « oubliés », sur –
sollicités par les vivants comme témoins à charge ou à décharge de la
légitimité de leurs pensées, de leurs désirs, de leurs actions. Et
ces témoins sont devenus chers et chéris : on va les chercher
très loin, dans l’antiquité lointaine, source de tous les fantasmes et/ou
dans le temps tout proche, de la période coloniale à la guerre de libération,
pour les faire parler (n’est-ce pas ce qu’on appelle le « tribunal de
l’histoire ») et leur faire avouer ce qu’on voudrait qu’ils disent (5).