SOCIETE- PRATIQUES- TOILETTES- GEOPOLITIQUE DU PQ – CHRONIQUE A.
MTREF (NOVEMBRE 2020)
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Arezki Metref/Le Soir d’Algérie, dimanche 8 novembre
2020
La scène se passe à Alger. Nous
sommes en fin février début mars de cette année funeste. La France était déjà
confinée et l’Algérie s’apprêtait à l’être.
Nous regardons la télé. Un cousin joue de la télécommande, alternant chaînes
françaises et algériennes. Et, à un moment, il synthétise ce que nous venons de
voir dans cette remarque insolite :
- C’est peut-être une question de culture, mais les peuples se complètent, il
n’y a pas à dire. En Algérie, c’est le rush sur la semoule et en France sur le
papier toilette. Et pas seulement en France.
Un des traits sociologiques saillants de cette pandémie, c’est cette ruée sur
le papier toilette, appelé vulgairement PQ, de la France au Pérou, en passant
par les États-Unis, le Canada, la Chine, l’Australie, etc.
Un objet scatologique ? Possible, mais la question est sérieuse !
La preuve, ces bagarres devenues virales qui ont envahi les réseaux sociaux à
propos du PQ institué, comme disent les journalistes de chaînes low-cost d’informations en
boucle, en «vrai sujet».
Ayant des WC ultramodernes dotés d’un mécanisme de lavage et de séchage
intégré, les Japonais sont les seuls à échapper à la fièvre quasi planétaire du
PQ. Planétaire ? Non ! Certaines civilisations, cultures et sociétés s’y
prennent autrement pour se nettoyer.
Mais dans les pays qui possèdent un fort potentiel de communication comme
l’Europe, les États-Unis, l’Australie, le Canada et d’autres, l’élévation du PQ
au rang d’objet précieux donne lieu à des situations parfois consternantes,
souvent cocasses et toujours surprenantes.
En février dernier, deux hommes sont arrêtés à Hong Kong. Délit : ils ont
braqué un livreur de... papier toilette.
Audruicq, une commune du nord de la France près de Calais lance un concours du
«meilleur confiné» avec photos à l’appui, sur le thème du confinement.
Autodérision ? Le lauréat remportera un lot de PQ
En Australie, par crainte de pénurie, on limite l’achat de PQ à
4 rouleaux par personne. La limitation chauffe
le marché au point où les rouleaux peuvent atteindre des centaines de dollars
sur le Web.
Steven Taylor, professeur de psychologie à l’Université de Colombie britannique
aux États-Unis, affirme dans son ouvrage La pathologie des pandémies que cette
ruée vers le PQ procède d’un achat panique, symbole de sécurité.
Ce comportement révèle aussi, selon lui, «un moyen d’éviter des choses
dégoûtantes», une aversion pour les choses qui nous répugnent exacerbée par la
menace de l’infection.
Plus largement, le professeur Steven Taylor avance une théorie, celle du «zéro risk bias» selon laquelle, on a
tendance à privilégier l’élimination d’un petit risque plutôt que celle d’un
risque plus important.
Mais d’autres thèses tentent d’expliquer pourquoi on se jette de cette façon
effrénée sur le PQ. Une des explications possibles se fonde sur le syndrome de
FOMO (fear of missing out),
autrement dit par la peur de rater quelque chose. Selon le professeur Nikita Garg de l’Université de Nouvelle-Galles du Sud : «Si mon
voisin achète, il doit y avoir une raison. Donc, je dois aussi le faire.»
Toutes ces théories essayent de percer les raisons de cette attitude
moutonnière qui aboutit à ce que en certains endroits, la hausse des ventes de
PQ peut aller jusqu’à + 700%.
D’autres études mettent en évidence des angoisses concomitantes : ceux qui font
des stocks de PQ sont aussi les plus anxieux face au Covid-19.
À vue d’œil, ce sont les Français, pour nous autres Algériens, qui possèdent
dans leur culture l’usage du PQ . Pas vrai.
Aujourd’hui, un Français consomme 71 rouleaux par an, derrière l’Anglais (127)
et l’Allemand (134).
Mais comment est né le PQ devenu iconique aujourd’hui ? Ce n’est pas une
blague, il a été fabriqué en… Chine, mais au IIe siècle avant Jésus-Christ.
Pendant des siècles, les êtres humains ont procédé au nettoyage de la région
anale de différentes manières. Selon les climats et les cultures, on a utilisé
l’eau, la neige, les pierres, les feuilles, les herbes les épis de maïs, des
fourrures d’animaux, les bâtons, les coquillages, des tissus de laine, de
dentelle, de chanvre. C’est en Asie du Sud-Est, en
Inde et dans les pays musulmans qu’on utilise l’eau. Dans ces derniers, les
gens se servent de la main gauche (impure) pour se nettoyer et de la main
droite (pure) pour saluer et manger.
Joseph Gayetti fabrique industriellement, en 1857,
aux États-Unis, du papier pour des besoins hygiéniques .
Quelques décennies plus tard, en juin 1891, un autre Américain, Seth Wheeler,
dépose un brevet : il invente le papier toilette en rouleau. En septembre de la
même année, il en améliore l’usage en imaginant des lignes de perforation pour
mieux détacher les feuilles.
Ce n’est qu’au début du XXe siècle que le PQ est introduit en France où,
jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il était considéré comme un
produit de luxe. Il ne détrônera le papier journal qu’au milieu des années
1940.
Retour à Alger. Le cousin conclut triomphalement : «Hé hé, ils stockent le PQ
qu’ils ne connaissent que depuis un peu plus d’un siècle et nous la semoule qui
nous accompagne depuis des siècles et des siècles.»