SOCIETE-
BIBLIOTHEQUE D’ALMANACH- ÉCRITS JEAN EL MOUHOUB AMROUCHE- « JE SUIS UN CHAMP
DE BATAILLE »
Je
suis un champ de bataille. Ecrits de Jean El-Mouhoub Amrouche. Textes réunis et
présentés par Rejane et Pierre Le Baut (préface de Seloua Boulbina). Editions
Frantz Fanon, Boumerdès 2020, 152 pages, 600 dinars
Les
accidents de l’Histoire du pays natal ont fait qu’il a été ce que les hasards
de la vie lui ont imposé comme « identité ». Son immense culture
acquise et son ouverture d’esprit lui
ont permis de s’interroger et surtout d’interroger le monde, au moment de la
« mise en scène de l’un des épisodes les plus désolants de l’histoire
de l’humanité qui s’est déroulé en
Algérie : une guerre contre l’homme », une guerre opposant le
colonisé au colonisateur.
Il n’a pas hésité à choisir son camp même si , au départ, il s’était bercé de quelques illusions quant
à la capacité de la France de faire face résolument au problème de la
décolonisation.
C’est pour cela que, déjà, au tout début de la guerre de
libération nationale, avant d’avoir lu Albert Memmi (dont on parlait déjà
beaucoup en 1957) , « affranchi de tout
complexe et libre, souverain » , l’intérieur de
soi-même….. « ayant passé, sinon par l’enfer ,
du moins par le long parcours qu’est l’univers affectif et mental du
colonisé » il a, à travers sa
propre expérience et son vécu , sociologiquement, esquissé l’âme du
« colonisé » et par contre- coup « démonté » le
colonisateur (et le racisme, « quintessence du racisme ») . Par la suite ,son diagnostic est sans appel :
« Pour les colonisés , comme pour les colonisateurs, le difficile chemin
de la décolonisation passe par un seuil : l’indépendance reconnue comme un
droit naturel…..la restitution aux individus de tous leurs droits, et aux
peuples de ce qui constitue l’emblème visible, la forme politique de la liberté
et de la dignité, le gage de leur existence historique, le sceau de leur
identité de peuples ; la souveraineté et l’indépendance
nationales » (Extrait d’une conférence donnée à Rabat, le 15 mai
1959).
A noter que si la présentation est assez
compréhensive à l’endroit de Jean Amrouche… « qui n’a pas attendu le
1er Novembre 1954 pour entrer en guerre de libération…..posant ,dès
1941, les bases intellectuelles et historiques de l’inévitable et nécessaire
libération du joug colonial, dans ses conférences Orient et
Occident »….la préfacière me semble assez sévère , trouvant que les
textes des conférences réunis, « s’ils peuvent parfois susciter une
certaine irritation….vus à la
lumière du présent , leur langage classique (sic !) et
suranné (re—sic !) semble rater l’enjeu de l’indépendance au lieu de le saisir
pleinement », mettant en cause la rhétorique « apprise au sein de
l’élite académique française ». Ne tenant pas assez compte –selon mon
humble avais - de la personnalité profonde
de Jean Amrouche….qui, bien que se sachant –et ne le niant pas –
catholique , « Algérien francisé » et « indigène assimilé »
(peut-on lui en vouloir, connaissant le parcours de sa famille et les
conditions de son « détournement » identitaire ?), n’a ,à aucun
moment de sa vie, accepté d’être « emmuré vivant ».Il a bataillé
sans relâche , jusqu’à sa mort, pour franchir les « murs coloniaux
si hauts et si épais», dénonçant ; dès 1950 (« Discours sur le
colonialisme ») la « pestilence colonialiste », « empire de
la domination absolue ».
A noter que
le jour même de son décès, le 16 avril 1962, le Général de Gaulle écrira
à son épouse Suzanne Amrouche : « Il fut une valeur et un talent. Par
dessus-tout, il était une âme. Il a été mon compagnon (note :
durant la résistance contre l’occupation nazie). Les écrits et propos de
Amrouche ont-ils eu une influence, plus qu’on ne le croit, sur les
« décisions » politiques du Chef de l’Etat français pour ce qui
concerne l’Algérie. Qui sait ?
Les
Auteurs : Jean El Mouhoub Amrouche, né le 7 février 1906 à Ighil
Ali (Bejaia) et décédé le 16 avril 1962 à Paris. Enseignant (à Sousse, Tunis,
Annaba…. écrivain, journaliste littéraire, homme politique algéro-français. Il
a participé à la conférence de Bandoeng en 1955……et il était
, en 1957, accrédité par le Gpra comme journaliste à Radio Genève
Régine
Le Braut, née à Montrouge en 1931 .Professeur de lettres, arrivée en Algérie le
9 juillet 1962 où elle y enseigne jusqu’en 1968.
Pierre
Le Baut, né à Blida en 1925. Docteur en théologie, responsable (1958-1970) des
émissions radiophoniques religieuses de l’Eglise d’Algérie. De nationalité
algérienne depuis 1963.
Seloua Luste Boulbina, née en 195,7 est une
philosophe franco-algérienne, spécialiste des études postcoloniales
Sommaire : Préface/
Présentation/Textes (8) : « Occident et Maghreb : 3
essais », « Le génie africain », « Itinéraire spirituel
d’un colonisé », « Colonisation, culture et conscience
coupable », « Notes pour l’esquisse de l’état d’âme du
colonisé », « Quelques remarques à propos du colonialisme et de la
culture », « culture française et décolonisation » et
« Quelques raisons du maquisard » /Conclusion/ Annexes
Extraits : « Ce
n’est un secret pour personne que les gens d’Europe ne comprennent pas
grand-chose à l’Afrique » (J.Amrouche, extrait de « Occident et Maghreb », Radio
Tunis, décembre 1940 et janvier 1941, p 25), « Il existe une
proportion assez considérable en Afrique du Nord de ces nouveaux riches de
l’instruction, plutôt que de la culture, de ces hommes qui sont plus riches par
la mémoire que par l’intelligence » (J .Amrouche, extrait de
« Colonisation, culture et conscience coupable », Rabat , mai 1959, p
77), « Une invincible espérance s’est levée. C’est une espérance
nationale. Un espérance redoutable dans une lucidité
virile. Elle ne promet pas à personne le bien-être pour demain, et comme on dit
aujourd’hui un niveau de vie élevé. Mais elle promet aux Algériens ce qu’elle
peut tenir, ce qu’elle tient déjà, qu’elle arraché à l’oppresseur, et dont on
ne dépossèdera plus le peuple algérien :le fierté
d’être homme à part entière , et de marcher sur la terre des hommes du pas des
hommes libres » (Extrait de
« Quelques raisons du maquisard », Paris/Salle Wagram, 27 janvier 1956, p 122)
Avis : Il ne
voulait être ni érudit, ni philosophe ou historien….mais seulement un homme de
son monde et de son temps, près des choses et des hommes….cherchant à débusquer
la vérité. Un langage direct et franc, peu soucieux des réactions
« agressives ». Et, un intellectuel engagé ,
un peu-beaucoup même- torturé :
« La tragédie algérienne ne se joue pas , pour moi, sur une scène
extérieure. Le champ de bataille est en moi » disait-il. A noter que
quelques intellectuels algériens (3)et français
(2) ont, tout dernièrement –« Liberté » , dimanche 20 septembre 2020-
trouvé la préfacière « assassine » avec un texte
« tendancieux » et ils sont allés jusqu’à presque « descendre en
flammes » l’ouvrage lui-même ….pour avoir présenté des « textes
oraux »…. « Une publication hors saison et hors raison »,
écrivent-ils, et une « absence d’éthique intellectuelle chez
l’éditrice » ajoutent-ils. Pire que les plus pires des censeurs
habituels ! Comme si nul n’avait le droit de publier des
« propos » publics et se contenter de l’écrit qui
suit…. « re-travaillé », avec ses « corrections » ou « rajouts » .
Citations : « Il en
est de la torture comme de l’Inquisition, connue pour son usage immodérée de la
« question » :il s’agit simplement de montrer qui est le plus
fort » (Seloua Luste Boulbina, p 17), « La pensée ne s ’exprime
pas seulement dans des œuvres écrites, peintes ou construites ; elle
s’exprime aussi sous forme de routes, de ports, d’organisation administrative,
politique et économique » (J.Amrouche, extrait de « Occident et
Maghreb », Radio Tunis, décembre 1940 et janvier 1941, p 22),
« On prend conscience de soi au contact des autres, en limant sa cervelle
contre celle des autres » (J.Amrouche, extrait de « Occident et
Maghreb », Radio Tunis, décembre 1940 et janvier 1941, p
23), « Qui n’est pas capable de s’attacher aux petites besognes n’est
pas capable non plus de mener à bien de longs desseins, qui exigent continuité
et persévérance dans l’effort » (J.Amrouche, extrait de « Le génie
africain », p 45), « Le colonialisme français honteux et hypocrite,
qui n’ose pas dire son nom, est peut-être plus virulent, plus radical que tout
autre… » ( Notes pour une esquisse de l’état
d’âme du colonisé, texte paru fin 1958 ,p 87), « La culture, c’est ce qui
permet d’atteindre la moelle de l’os, l’amande sous la coque » (Extrait de
« Culture française et décolonisation », Université nouvelle/Tunis,8
novembre 1957, p 108)