SOCIETE- PRATIQUES- BOISSON- LEGMI
(c) Afp, mardi 123 août 2019
Dès l'aube, les habitants de Gabès,
dans le sud de la Tunisie, se pressent pour acheter un verre ou une
bouteille de legmi. Cette sève de dattier, une fierté
locale, est trop délicate à conserver pour être vendue ailleurs qu'aux abords
de l'oasis. À Gabès, un proverbe dit que “même si le legmi
attire les moustiques, les gens continuent de s'agglutiner autour”. Très
apprécié pendant le mois de jeûne du Ramadhan en raison de sa forte teneur en
sucre, le legmi est principalement consommé de mars à
octobre et fait souvent office de petit-déjeuner. Typique des oasis
sahariennes, cette boisson existe aussi sous d'autres latitudes. Dans
l'archipel espagnol des Canaries, elle est ainsi appelée guarapo”.
À sept heures du matin, au rond-point
Aïn Slam de Gabès, vélos,
voitures et véhicules militaires se garent dans un joyeux désordre autour de
trois hommes assis sur des chaises en plastique, à côté de leurs bidons remplis
du précieux suc. Akram y arrive à pied. “Nous
sommes nés avec le legmi : mon grand-père et mon père
en produisaient, ma fille d'un an et demi en a déjà bu et moi, j'ai même écrit
une chanson dessus”, dit en riant ce trentenaire. “Le legmi,
c'est une partie de notre identité. C'est quelque chose de rare, c'est un
cadeau”, explique Haithem, un autre amateur de
ce nectar. “Ce n'est pas de la science, c'est de l'amitié et de
l'art”.
“Après Dieu, le
palmier”
Il faut avoir la main experte et ne pas être trop gourmand pour tirer la
sève du palmier sans tuer l'arbre. Juché au sommet d'un palmier d'environ huit
mètres de hauteur, cigarette aux lèvres, Ridha Omrane
Moussa découpe minutieusement l'écorce. Ce sexagénaire, surnommé “le prince du
palmier” selon ses dires, a acquis auprès de l'un de ses aïeux la technique de
coupe et d'extraction de la sève. Il la collecte depuis ses 14 ans dans l'oasis
gabésienne de Nahal. “Celui
qui n'aime pas le palmier n'est pas gabésien. Après
Dieu, il y a le palmier”, s'exclame-t-il.
Pour procéder à son extraction quotidienne, il grimpe pieds nus, sans autre
aide que les encoches qu'il a faites sur le tronc. L'objectif de la coupe est
de provoquer une réaction de l'arbre qui fait remonter sa sève. “Il ne faut pas
toucher le coeur du palmier, autrement il
meurt”, précise Ridha OmraneMoussa, qui produit
environ
8 000 litres de legmi par an. Il possède 25
palmiers, mais les exploite chacun pendant deux ans et demi avant de les
laisser au repos pour une durée de quatre ans.
Au rond-point d'Aïn Slam,
la bouteille d'un litre et demi de legmi se vend
environ 2,5 dinars (0,80 euro). Outre le legmi frais,
appelé aussi legmi “vivant”, il existe une version
fermentée et donc alcoolisée, le legmi dit “mort”. Ce
breuvage est particulièrement prisé des adolescents, raconte Haithem. “Ils n'ont pas beaucoup d'argent pour être ivres,
alors ils paient un dinar (environ 30 centimes d'euros) et ils ont du legmi mort. Mais ce n'est pas bon du tout”. À leur
âge, lui-même préparait avec des amis son alcool à partir de legmi frais.
“On le laissait fermenter pendant quatre ou cinq heures dans une cabane
de l'oasis”, se souvient ce trentenaire. “Chaque jour, on faisait un test. On
ajoutait des herbes, de la menthe... Jusqu'à aujourd'hui, on ne sait pas lequel
était le meilleur, parce que personne n'était d'accord. Ce sont de très
bons souvenirs”.
“Pour toujours”
La conservation du legmi “vivant” est complexe, tant
il tourne rapidement au vinaigre. Des bouteilles d'eau gelée sont donc
disposées dans le bidon où coule la sève toute la nuit durant, puis celle-ci
est immédiatement congelée avant d'être versée dans un récipient au moment de
la vente. Cette fragile chaîne du froid limite fortement la consommation de legmi. “Même à Sfax (140 km plus au nord), il n'y en a
pas”, dit Haithem. “Il est resté bio, sans
aucun produit chimique, ni ingrédient pour la conservation”.
Pour les habitants, cette fragilité est salutaire car elle évite que la
demande ne s'élargisse, ce qui se passerait immanquablement, selon eux, s'il
pouvait être transporté et vendu plus loin des oasis. “S'il y a beaucoup de
demande, que va-t-il se passer ? Ils vont couper beaucoup de palmiers et on
risque de perdre les oasis”, s'inquiète ainsi Haithem.
Un autre danger guette : “La pollution chimique des usines est une menace pour
les oasis”, estime M. Moussa.
Les oasis de Gabès, dont celle en bord de mer – la seule de ce type en
Méditerranée –, sont menacées par les activités du Groupe chimique tunisien
(GCT), une société publique qui exploite depuis les années 1970 les mines de
phosphate pour produire des engrais et qui a déjà été mise en cause pour les
risques qu'elle fait courir à ces précieuses zones de végétation.
Le GCT déverse en effet chaque jour des milliers de tonnes de phosphogypse, un déchet toxique, et de l'acide phosphorique
dans la nature environnante. Mais la relève est assurée. “J'ai appris le
travail à mon fils pour que cette tradition reste à Gabès pour toujours”,
assure M. Moussa, qui demeure confiant.
Note : Le legmi
est une boisson qui est aussi consommée dans le sud algérien et ailleurs