SOCIÉTÉ-
ENQUÊTES ET REPORTAGES- HIRAK 22 FÉVRIER 2019- HUMOUR POPULAIRE
(c) El Watan/ Djegdjiga Rahmani, jeudi 9 mai 2019
Depuis le 22 février,
date du début du soulèvement populaire en Algérie, les marches se sont
distinguées par leur caractère pacifique. Mais pas seulement ! A ce
pacifisme s’ajoute le contenu des slogans qui mettent en évidence le génie
populaire. Ce génie qui s’est exprimé dans toutes les langues et s’est
manifesté sous plusieurs formes, dont l’humour. Ce trait a sûrement ajouté son
grain de sel au pacifisme des Algériens qui a ébahi le monde.
Si les citoyens se contentent de voir, de rire
et de partager le contenu des slogans qui les captivent et les enchantent, les
universitaires se sont déjà mis à l’analyse. Ainsi, Abderrazak Dourari,
professeur des sciences du langage et de traductologie à l’université Alger 2
trouve que ce qui a été écrit et dit jusque-là est fait convenablement.
L’élément principal ayant aidé les Algériens à concrétiser leurs idées d’une
manière efficace demeure leur libération de toutes les contraintes. Les
Algériens «quand ils parlent et écrivent librement dans
leurs langues (arabe algérien, tamazight), parlent et écrivent plutôt bien», constate-t-il.
Ce professeur des sciences du langage fait
remarquer également que «les slogans ont été
écrits en français, en arabe scolaire, en algérien, en tamazight, en
anglais ! Et dans différents caractères (latins et arabes), sans provoquer
l’animosité habituelle. L’essentiel est de dire la demande populaire». Pour
ce qui est de l’analyse du contenu, M. Dourari affirme que l’élaboration des
slogans en recourant à l’humour et au jeu de mots dénote «une
grande créativité».
Et de détailler : «Le
recours aux jeux de mots dans toutes les langues utilisées et à l’humour montre
(nous voulons l’application de l’article sans 2 + les visages des 2 Bouteflika,
nous voulons l’application de l’article 2019 : partez tous + les images
des ”B” pancarte avec l’icône du niveau de charge de batteries de
portables : une pour le peuple mentionne 90 et l’autre pour le pouvoir
mentionne 10, etc.) la grande créativité dans l’usage du mix des sémiotiques
verbales et visuelles.»
De l’avis de ce spécialiste, ces pancartes
montrent aussi le niveau de maîtrise des outils de communication et des
langues, rappelant que «les messages sont
transcrits dans différentes sémiotiques verbales et visuelles (le recours au
dessin, à l’image, à l’icône conjoints aux mots dans différentes langues)».
L’usage de différents supports de
communication est vu par M. Dourari, comme «une évolution de la
posture intellectuelle quant aux différents moyens de communication»,
expliquant cette évolution par l’objectif escompté de ce mode de communication
adopté par les manifestants : «L’essentiel est
l’efficacité du message visuel, iconique, ou verbal sans connotation péjorative
ou méliorative des langues.» Les
manifestations ont libéré les Algériens de leurs relations conflictuelles avec
les langues.
Du moins, pour cette période de la Révolution.
En plus de la réconciliation avec les langues, le peuple algérien fait
découvrir au monde entier son humour fin pour parler des choses
politiques !
Bien que cette capacité à exprimer son
désarroi ne date pas d’hier. Interrogé à ce sujet, le sociologue, Karim Khaled,
revient sur ce discours humoristique qui reste «une
expression contre un système hégémonique d’une manière subtile». Lors
de ce soulèvement qui a libéré les Algériens, l’humour demeure «l’expression
d’une émotion collective». «De ces grandes marches ressort l’expression de
la foule et dans la foule, il y a de l’émotion. L’humour est en
fait l’expression de l’émotion», souligne le
sociologue. Ce dernier considère que la présence du discours humoristique
constaté lors des marches du vendredi trouve son plein sens dans le caractère
pacifique du mouvement citoyen.
«C’est une arme percutante qui renvoie à l’image
pacifique du mouvement citoyen. L’humour sert à exprimer d’une manière subtile
les revendications politiques», explique-t-il. Le
sociologue qui fait remarquer que cette production impressionnante du discours
de l’humour qu’on entend dans les slogans, chansonnettes, ou qu’on lit sur les
pancartes, a commencé bien avant les marches, dans les stades et c’est l’œuvre
des jeunes.
Les stades, qui demeuraient un espace
pour l’expression libre avant la réappropriation de la rue. «Le
discours humoristique a toujours été une arme percutante pour revendiquer ce que
Mohamed Arkoun appelle l’”impensable” (l’interdit) à savoir les revendications
d’ordre politique», insiste le sociologue, rappelant à
l’occasion que l’humour a toujours existé chez les Algériens.
«A l’époque de Chadli, on racontait des
histoires comme celles qu’on racontait de Djeha pour exprimer un contenu
politique», note notre interlocuteur, appuyant par
ailleurs que dans un passé récent, l’équipe de Nass Stah (une émission
consacrée à la critique en utilisant la dérision) utilise le mot forgeron pour parler
de Haddad, le patron de l’ETRHB.
Ainsi, l’humour qui occupait le devant
de la scène au début des marches contre le 5emandat, s’est-il
dissipé au fil des semaines ? «Non, pas vraiment»,
répond M. Dourari, soulignant que «le discours
humoristique bien maîtrisé est d’une efficacité communicationnelle
inimaginable, tant que les codes culturels et sémiotiques utilisés sont
partagés par la majorité (communauté présupositionnelle)».
Pour rejeter le système dans son intégralité,
les manifestants font appel aux dictons populaires algériens: «Quolnalhum
chorba malha bedluna lemgharef (nous nous sommes plaints de ce que la soupe
soit trop salée, eh bien ils nous ont changé les cuillères), pour dire qu’on ne
veut pas du système dans son entièreté et pas seulement de ses sous-fifres».
Les manifestants puisent dans leurs socles
culturels, mais font aussi appel à ce que le linguiste appelle «l’homonymie
hétéroglosse». «J’ai particulièrement aimé ce jeu de
mots humoristique en kabyle sur la personne d’un des notables du régime, ”M. X
Misslehram” en jouant sur l’homonymie hétéroglosse entre le terme anglais Miss,
dans les syntagmes comme Miss Kabylie, Miss Algérie, Miss Bechar»… et le
terme kabyle Mis, signifiant «fils de…», explique M. Dourari.
Et de préciser : «Le sérieux
d’une communication ne tient pas seulement au mode discursif. La chansonnette,
la blague, la mimique, la théâtralisation, la caricature… sont probablement
plus efficaces que des discours ampoulés de politique.» Cet
universitaire considère la mobilisation pacifique du peuple algérien comme
étant «une chance unique pour notre pays, notre Etat
et notre société pour se refonder sur des bases saines et démocratiques afin
d’assurer la stabilité pérenne du pays. Il mérite bien le qualificatif de
fakhamatuhou achaâb (Son Excellence le peuple)».