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Ensjsi- Conférence Balta Paul Janvier 2013 - Mon parcours (I/II)

Date de création: 13-02-2013 20:06
Dernière mise à jour: 13-02-2013 20:15
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COMMUNICATION – ETUDES ET ANALYSES – ENSJSI - CONFERENCE  BALTA PAUL JANVIER 2013 - MON PARCOURS (I/II)

 MON PARCOURS DE JOURNALISTE ET D’ECRIVAIN (I/II)

© Par PAUL BALTA, journaliste, écrivain, samedi 19 janvier 2013, ENSJSI, Alger/Ben Aknoun

       Né à Alexandrie en 1929, je suis arrivé à Paris en 1948, pour faire mes études supérieures. Au lycée Louis le Grand où je préparais le concours d’entrée à l’École normale supérieure, j’avais découvert, stupéfait, que mes camarades, imbattables sur la Grèce et la Rome antiques, ignoraient tout du monde arabe et de l’Islam, anciens et même contemporains. Comme ils étaient considérés comme les meilleurs élèves de France avec ceux du lycée Henri IV, je m’étais  demandé ce qu’il devait en être de l’homme de la rue. À la suite de ces constats, j’ai décidé qu’une fois mes études terminées je serai un « passeur » entre les six rives de la Méditerranée en devenant journaliste et écrivain spécialiste du monde arabe et musulman et de la Méditerranée. J’ai d’ailleurs publié seul ou avec Claudine Rulleau, mon épouse, plus d’une   vingtaine de livres et je rédige actuellement « Mémoires des six rives. Itinéraire d’un méditerranéen ».

LES SIX RIVES DE LA MÉDITERRANÉE

À ce propos, je rappelle qu’on parle toujours des deux rives, Nord et Sud, le plus souvent pour les opposer l’une à l’autre. L’expérience m’a persuadé qu’il y en a six avec leurs spécificités –dont les langues- leurs oppositions mais aussi leurs complémentarités, y compris pour la nourriture et la boisson. La foi a imprégné toutes les populations riveraines pendant des siècles et ses témoignages (édifices religieux, musiques sacrées, etc.) font partie de la culture, même pour les non-croyants et les athées d’aujourd’hui. Je les ai toutes sillonnées à pied, en voiture, en car, en camion (d’Alger au Nigeria par la Transaharienne ou Route de l’unité) et aussi, selon les lieux, en bateau (sur le Nil en Égypte, en Turquie le long du Bosphore, à Venise, à Malte), à cheval et à dos de chameau (en Haute Égypte et au Sahara). Ces six rives avec leurs différences, mais aussi leurs nombreuses complémentarités, sont pour moi les suivantes :

- la rive Est, euro-asiatique, l’ancienne Asie mineure grecque et byzantine, aujourd’hui la Turquie, seul pays musulman à avoir adopté la laïcité, proclamée par Atatürk en 1923 puis par Bourguiba, en 1956 ;

- la rive Est, asiatique, berceau des Hébreux et des Phéniciens, comprend cinq pays : Syrie, Liban, Jordanie, Palestine, Israël ; elle est à dominante arabo-musulmane avec des communautés chrétiennes et juives et des ethnies non arabes (Arméniens, Druzes, Kurdes, etc.) ;

-  la rive Sud Est africaine, celle de l’Égypte, le plus vieil État Nation de la planète, pivot du monde arabe entre le Machrek (Orient) et le Maghreb (Occident, en arabe) ;

-  la rive Sud Ouest, celle du Maghreb (Libye, Tunisie, Algérie,  Maroc et  Mauritanie atlantique), à vieux fond berbère et aussi juif et chrétien, islamisée et arabisée après la conquête arabe au VIIème siècle. On enseigne l’arabe et l’amazigh au Maroc et en Algérie;

- la rive Nord Ouest ou Arc latin, composé des « soeurs latines » (Espagne, Portugal atlantique, France et Italie) à majorité catholique, où les quatre langues ont en commun de dériver du latin ;

- la rive Nord Est enfin, celle des Balkans (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Croatie, Kosovo, Macédoine, Monténégro, Serbie) et de la Grèce où prévaut l’orthodoxie, avec des minorités juives, catholiques et  musulmanes.

MA DÉCOUVERTE DU MAGHREB

  Pendant toute ma jeunesse à Alexandrie, je n’ai jamais entendu parler ni du Maghreb ni de ses habitants. J’ai découvert les Maghrébins à la Sorbonne et en diverses circonstances à Paris. Ils me parlaient de leurs pays respectifs, Tunisie, Algérie, Maroc. J’avais aussi lu quelques livres sur ce qu’on appelait l’Afrique du Nord. Quand je retournais en vacances chez mes parents, j’interrogeais les Égyptiens à leur sujet. À deux ou trois exceptions près, leurs réponses étaient pleines d’ignorance, de condescendance, voire de mépris. Pour eux c’étaient des colonisés qui ne présentaient aucun intérêt ! Plusieurs m’avaient même dit « Ce ne sont ni de vrais Arabes, ni de vrais musulmans ». Dans leur grande majorité, les Maghrébins sont des Berbères convertis à l’islam après la conquête arabe au VIIè  siècle et sont en majorité sunnites de rite malékite comme les Égyptiens de Haute Égypte. Néanmoins, chaque fois que je rappelais cette réalité, elle provoquait le scepticisme, l’étonnement et surtout  l’irritation.

         Heureusement, les mentalités ont commencé à évoluer après le  renversement de la monarchie, le 23 juillet 1952, par les Officiers libres conduits par le colonel Gamal Abdel Nasser, né en 1918 à Alexandrie, mort en 1970. Les médias ont alors  fait écho aux luttes pour la libération qui ont éclaté  en Tunisie, au Maroc puis en Algérie.

En 1953-1954, lors d’un séjour à Alexandrie, j’ai écouté les discours  nationalistes de Nasser. Rythmés par la phrase,  « Relève la tête mon frère, tu as ton histoire, tu as ta dignité », ils étaient diffusés par la radio d'État, « La Voix des Arabes ». Cette émission très écoutée au Machrek, l’était aussi au Maghreb, comme j’allais le découvrir. En outre, le 19 octobre 1954, Nasser avait obtenu  des Anglais qu’ils évacuent l’Égypte dans vingt mois. Ce délai a été jugé trop long par les Égyptiens, les Maghrébins, eux, n’en ont retenu que le départ du colonisateur. Pour ces derniers, c’était une victoire et un exemple à suivre, comme j’allais  le constater.

En effet, un jésuite, le père Jacques (1901-1982) avait été autorisé par ses supérieurs à gagner Paris en voiture. Il cherchait un compagnon de route pour l’aider à conduire et j’ai sauté sur l’occasion. Partis le 30 juillet, nous devions arriver à destination le 15 septembre, après avoir traversé le versant berbère du monde arabe, puis l’Espagne et la France jusqu’à Paris. Cette expérience a constitué une étape importante dans ma vie sur plusieurs plans et a marqué ma carrière de journaliste. En route, le jésuite m’a appris qu’il avait passé plusieurs années en Algérie, qu’il était favorable à l’Algérie française et n’aimait guère les Algériens. J’ai alors redouté que le voyage soit insupportable. Ce qui l’a rendu acceptable et souvent passionnant, c’est que ce religieux, très cultivé et fort curieux, admirait les beaux monuments de peuples qu’il méprisait.

         Les 1 820 kilomètres de la côte libyenne étaient en grande partie désertiques mais dans les agglomérations, dès que nous faisions halte, les Libyens se rassemblaient autour de notre voiture à la plaque d’immatriculation égyptienne. Leurs discussions m’apportaient la preuve qu’ils étaient de fidèles auditeurs de «La Voix des Arabes». Admirateurs de l’Égypte de Nasser, ils suivaient aussi l’évolution du soulèvement en Tunisie. Après les avoir écoutés, je leur parlais. Ils étaient étonnés et enchantés d’entendre un Européen s’exprimer en arabe. Voici quelques exemples de réactions. Une vieille Libyenne m’interroge. Je lui réponds : « Ma mère est égyptienne. » Elle s’exclame : « C’est merveilleux. Tu es des nôtres. Tu sais, Nasser s’est adressé à moi, en personne. Il m’a dit : « Relève la tête ma soeur, tu as ton histoire, tu as ta dignité ». Les hommes, eux, mettaient l’accent sur l’évacuation des Anglais : « Nasser a consolidé l’indépendance de l’Égypte. Il a donné l’exemple. Maintenant ce sont les Tunisiens et les Marocains qui vont chasser les Français. Demain, les Algériens se soulèveront... Nous aussi nous aurons notre Nasser qui renversera la monarchie,  Inch’Allah! ». Ils devront attendre le 1er septembre 1969  pour que Kadhafi prenne le pouvoir. Comme vous le savez, il sera tué le 20 octobre 2011 dans des conditions épouvantables.

Nous avons alors découvert les superbes sites archéologiques, Leptis Magna, Cyrène, Sabratha, Tadrart Acacus et Ghadamès, appelée  « La Perle du désert », à la frontière de l’Algérie, qui était sous contrôle français depuis 1940.

LA TUNISIE DES  FELLAGHA ET DE BOURGUIBA

         Dans l’imaginaire des Européens, la Tunisie est synonyme de sourire, gentillesse, modération. Cette réputation, au demeurant justifiée, ne peut faire oublier que les Tunisiens sont aussi, depuis Jugurtha (160-104 av. J.-C.), les héritiers d’une tradition de résistance à l’envahisseur. Nous avons eu maintes preuves de cette double réalité tout au long de notre parcours. Quand les Tunisiens découvraient que je parlais arabe, ils étaient  émerveillés. À Matmata et dans les villages troglodytiques, ils m’ont expliqué, en arabe et en secret, qu’ils y cachaient les réserves d’armes des fellaghas. Je ne connaissais pas le terme et ils m’ont expliqué que c’étaient les combattants clandestins pour l’indépendance. Ils étaient persuadés que les nationalistes algériens allaient s’en inspirer. Ce sera le cas dès le1er novembre 1954.

Les prêtres que nous avons rencontrés dans les églises étaient partagés en « pour » et « contre » la révolte. Certains ont fait l’éloge du rôle joué par Habib Bourguiba et le Néo-Destour pour expliquer le spectaculaire voyage à Carthage, en juillet 1954, de Pierre Mendès France, président du Conseil. Il avait promis d’accorder l’autonomie interne et d’ouvrir des négociations. Elles se dérouleront notamment avec Habib Bourguiba. Toutefois, des fellaghas maintenaient la pression et nous l’avons constaté à plusieurs reprises. La Tunisie a gagné l’indépendance le  20 mars 1956 grâce à Bourguiba.

PARADOXES DE L’ALGÉRIE FRANÇAISE

         Nous pénétrons enfin dans l’Algérie alors française. À l’approche de Bône (Annaba), Père Jacques a proposé de faire un détour à l’intérieur. Il m’explique : « Le 8 mai 1945, les indigènes se sont révoltés à Sétif, Guelma, Biskra, Batna, Constantine et Bône. Ils réclamaient l’indépendance sous prétexte qu’ils avaient participé à la libération de la France. La répression, menée par le général Duval, a été, à juste titre, sans pitié. Des milliers de colons ont aussi apporté leur concours. J’étais en mission dans la région et je veux aller voir un village où j’ai été témoin de l’intervention. Les soldats l’avaient encerclé, tiré à la mitrailleuse puis l’avaient incendié. Il y a eu environ trois cents morts. Je veux voir si ce village a été reconstruit et repeuplé.» Sur place, il ne restait que quelques ruines. Il a longuement observé en silence, puis s’est contenté de dire « Partons ! » Chaque fois que j’y repense, il me revient en mémoire le beau roman de Kateb Yacine, Nedjma, et ces mots :« On voyait partout des cadavres... La répression était aveugle... C’était un grand massacre ».

Selon les Algériens, il y a eu 45 000 morts et, selon les Français, « seulement » 6 000 à 8 000. Quand j’ai été correspondant du  Monde au Maghreb, j’ai procédé à des enquêtes sur le terrain et interrogé des historiens. Ce que j’ai pu reconstituer m’a persuadé que le chiffre des Algériens était plus proche de la réalité, même si certains experts le trouvaient un peu gonflé. Je poursuivrai mes recherches et mes découvertes comme chef de la rubrique Maghreb (1978-1985) auxquelles je ferai allusion dans un livre Le grand Maghreb. Des indépendances à l’an 2000, rédigé avec Claudine, qui a été traduit en espagnol, et en persan, ce qui est plus inattendu et montre l’intérêt que les Iraniens portaient à cette partie du monde.

         Au fil des jours, notre immatriculation égyptienne n’a cessé d’avoir du  succès. Une première leçon pour un futur journaliste : j’ai constaté que les Algériens ne tenaient pas « le même langage » en arabe et en français. À Constantine, nous nous étions garés devant la médressa, l’école coranique, au pied d’une rue étroite où se trouvait la résidence des jésuites. Le Père Jacques m’avait demandé de l’attendre pendant qu’il allait s’assurer qu’ils pourraient nous accueillir. Sortant de l’école, les jeunes s’étaient attroupés autour du véhicule et discutaient entre eux. Je résume :  « Nasser a chassé les Anglais. À notre tour, nous devons chasser les Français, nous battre comme les Tunisiens et les Marocains puis, comme l’Égypte, proclamer notre indépendance ». Je leur dis en français : « Je sais un peu l’arabe et j’ai compris que vous voulez l’indépendance de l’Algérie. » Réponse : « Non, non, Monsieur tu n’as pas bien compris. Nous avons parlé de Nasser et de l’indépendance de l’Égypte. Comme l’Algérie est française, nous réclamons pour nous l’application de Liberté, Égalité, Fraternité ». Cette scène s’est reproduite dans d’autres villes. Les arabophones mettaient l’accent sur la lutte et l’indépendance alors que les francophones, eux, évoquaient la nécessité de reconnaître l’apport des Algériens dans la libération de la France, comme l’a montré, en 2006, le superbe film Indigènes, de Rachid Bouchareb, et de leur donner les mêmes droits qu’aux Français, conformément aux principes fondamentaux de la République.

          À Alger, nous étions hébergés à la Clinique des Orangers dont le propriétaire était un vieil ami du Père Jacques. J’en profitais pour visiter la ville et bavarder avec les Algérois. Au musée des Antiquités où j’étais le seul visiteur, un gardien, Kabyle francophone, m’a servi de guide. J’ai raconté mes conversations avec les arabophones. Son commentaire : « C’est normal, Monsieur, qu’ils ne te répètent pas en français ce qu’ils ont dit en arabe. Ils ont peur d’être découverts par les autorités, arrêtés puis maltraités ! Le calme  qui semble régner dans le pays n’est qu’apparent.  La révolte couve et va éclater comme en Tunisie et au Maroc. Je te parle franchement parce que ta mère est égyptienne et que j’ai senti que tu  comprends nos aspirations ». Cette phrase m’est évidemment revenue à l’esprit lorsque l’insurrection a éclaté le 1er novembre 1954.

         À la clinique, notre hôte avait organisé une grande soirée et invité une trentaine de notables comme le patron des cigarettes Bastos, des propriétaires de grands domaines agricoles, des banquiers, des ingénieurs... J’ai été stupéfait par leur ignorance et leur aveuglement. Quand Ils nous ont interrogés sur notre périple, j’ai souligné que le nationalisme du Proche-Orient commençait à gagner le Maghreb. Réponse : « Non, non, ce n’est pas pareil ! ».

Au cours de ce débat qui s’est poursuivi pendant et après le dîner, je me suis aperçu qu’ils ignoraient presque tout de ce qui se passait en Tunisie et au Maroc. J’ai alors suggéré au Père Jacques de raconter ce dont nous avions été témoins en Libye et en Tunisie. Il l’a fait avec précision, confirmant ce que j’avais dit. Puis nous sommes passés à l’Algérie.  J’ai dit : « Je suppose que vous parlez l’arabe ». Sans le  savoir, je venais, à leurs yeux, de proférer une grossièreté. Après un moment de silence lourd de réprobation, l’un d’eux s’est exclamé : « Non. Nous n’en avons pas besoin. Les indigènes doivent parler français ». Les déclarations de mes interlocuteurs arabophones en faveur de  l’indépendance, que je venais de leur rapporter, ont provoqué trois sortes de réactions : l’indifférence de certains, l’étonnement de quelques autres, l’hostilité de la majorité. Exemples : « La leçon de 1945 ne leur aura donc pas suffi ! », « C’est une petite minorité d’inconscients », « S’ils veulent se soulever, l’armée interviendra et ils seront massacrés », « L’Algérie est et restera  française ! »

 Je me suis toujours demandé quelles furent leurs réactions lorsque  l’insurrection du 1er novembre a éclaté, deux mois plus tard, puis face au Front de libération nationale et à l’Armée de libération nationale qui ont obtenu, par leurs combats,  l’indépendance en 1962.

Parmi les autres notables que nous avons rencontrés, deux seulement ont fait preuve de lucidité. Un, dont j’ai oublié le nom, et surtout Jacques Chevallier (1911-1971), maire d’Alger, de 1952 à 1958. Après l'indépendance, les autorités lui ont rendu hommage et décerné la nationalité algérienne. Je vous recommande «Jacques Chevallier, l'homme qui voulait empêcher la guerre d'Algérie» que vient de publier José-Alain Fralon, mon confrère du Monde, éditions Fayard. Il était le père de romancière et historienne franco-algérienne Corinne Chevallier. Née en 1935 elle  a épousé, en 1954, Michel Brac de La Perrière. Ils vivent toujours à Alger.

 LE MAROC DANS L’ATTENTE DE MOHAMED V

         En entrant au Maroc, nous nous interrogions sur la situation que nous allions trouver, sachant que le sultan Mohamed Ben Youssef (1909-1961), déposé par la France le 20 août 1953, avait été exilé en Corse puis à Madagascar. Depuis, il était considéré comme un martyr par une grande partie de la population qui apportait son soutien à la résistance du Parti de l’Indépendance, Istiqlal, fondé en 1943, qui déclenchait des attentats contre les colons français. Nous n’en avons pas été les témoins car nous traversions le Rif, dans le Nord, loin de Rabat, de Casablanca  et d’autres grandes villes. Nous en avons eu des échos par la radio et les Marocains avec qui nous bavardions. Leur intensité obligera Paris à accorder l’indépendance, le 2 mars 1956, et à laisser le sultan remonter sur le trône, en novembre, sous le nom de Mohamed V. À Tétouan, nous avons pris le bateau pour Gibraltar.

         En traversant l’Espagne du général Francisco Franco (1892-1975) j’ai subi  un triple choc.  Tout au long du trajet jusqu’à Madrid, à part de grandes bourgeoises, les citadines et les paysannes portaient des robes et des fichus noirs. Nombre de signes confirmaient leur statut légal de « quasi mineures ». Sur les plages, à part quelques familles, hommes et femmes étaient séparés. Ensuite, nous n’avons guère croisé d’autos, sinon une dizaine de voitures de luxe avec chauffeur. Il y en avait mille fois plus en Tunisie et en Algérie, sans chauffeur. Enfin, j’ai découvert un autre Père Jacques : il n’a cessé, lui,  de dénoncer la hiérarchie catholique qui soutenait le dictateur Franco. Il critiquait vivement les ordres religieux qui tiraient profit de leur engagement dans les affaires économiques, en particulier celui des Jésuites, qui possédaient la deuxième compagnie d’électricité du pays. Il reprochait enfin aux médias d’Espagne d’informer beaucoup moins bien que ceux d’Égypte et du Maghreb à cause de la censure.

         Nous sommes enfin entrés en France. À Paris, maman a invité le Père Jacques à un déjeuner somptueux pour le remercier.

LES ENSEIGNEMENTS D’UN  VOYAGE

         Je passe aux apports de l’indépendance de la Tunisie, proclamée le 20 mars 1956, grâce à Habib Bourguiba, élu président. Ne pouvant tous les citer, j’en retiens un qui me tient à coeur. La tradition veut qu’au Sud comme au Nord on souligne, à juste titre, qu’elle a été le seul pays arabe à avoir donné alors nombre de droits à la femme avec le Code du statut personnel, promulgué par Bourguiba, le 13 août 1956,  et entré en vigueur le 1er janvier 1957. Les Marocaines devront attendre 2003 : Mohamed VI a alors proclamé la Moudawana, Code de statut personnel, qui est moins audacieuse mais néanmoins positive. De plus, j’ai toujours regretté que peu de spécialistes mettent l’accent sur le fait que le Code tunisien était très en avance sur les pratiques et les législations des pays de l’Europe du Sud, en particulier l’Espagne, le Portugal et l’Italie, voire la France sur certains points.

D’abord, sur le plan de la citoyenneté :  le principe de l'égalité de l'homme et de la femme donne le droit à la Tunisienne d’être électrice et éligible. Si la Française l’a obtenu en 1944-1945, et Bourguiba s’en était inspiré, ses voisines ne l’ont eu que bien après les Tunisiennes. Le divorce a certes été reconnu en France dès 1792, puis souvent restreint, voire aboli de 1816 à 1884, et enfin rétabli en 1885. Admis dès 1957 en Tunisie, il ne l’a été qu’en 1970 en Italie, en 1977 au Portugal et en 1981 en Espagne. Quant à la contraception, elle a été très longtemps interdite dans les pays latins. Enfin l’IVG, autorisée dès 1957 en Tunisie, après le quatrième enfant, elle n’a été admise en France qu’en 1974 et bien plus tard en Espagne et en Italie. Au Portugal, où elle a été interdite jusqu’en 2007, elle n’est autorisée que si la vie de la mère est en danger ou en cas de viol.  Cinquante ans après la Tunisie ! Enfin, 1956 a contribué à mieux faire connaître la Tunisie, le Maroc et l’Algérie au Machrek où elle a surtout suscité des soutiens à la lutte des Algériens pour l’indépendance.

RENCONTRES AVEC SADDAM HUSSEIN

Parmi les très nombreux reportages que j’ai réalisés au Moyen-Orient, j’ai choisi celui concernant l’Irak et Saddam Hussein. C’était certes un dictateur mais il a réalisé un travail considérable qu’on a tendance à occulter depuis la guerre déclenchée contre l’Irak, le 20 mars 2003, par ce président inculte qu’était George W. Bush.

Je rappelle que Saddam s’était lancé avec succès, dès le début des années 70, dans une politique de modernisation de la société irakienne. Il a réalisé une triple révolution, industrielle, agraire et culturelle dont j’ai été témoin.

Il a procédé avec courage à la nationalisation du pétrole en 1972, contre le tout-puissant consortium international de l’Iraq Petroleum Company. Les bénéfices que le pays en a tirés lui ont permis de réaliser la Révolution industrielle. Il crée des usines et modernise l'économie et l'industrie. L'Irak connaît alors un développement industriel et social sans précédent. Il devient l'un des pays arabes où le niveau de vie est le plus élevé. Résultat : l'émergence d'une véritable classe moyenne et une importante urbanisation alors que dans les années 1960, la population rurale atteignait les deux tiers des sept millions et demi d’habitants.

La Révolution agraire comporte des aspects négatifs, sur lesquels on met l’accent, mais aussi des apports positifs qui sont ignorés ou présentés comme catastrophiques à long terme. Ainsi Saddam avait-il fait assécher les superbes marais du Sud, où vivaient des chiites. Ils ne le lui ont évidemment pas pardonné. Cette région s’appelait le « Pays entre les deux fleuves », le Tigre et l’Euphrate. Il a transformé les marais en superficies cultivables. Ses ingénieurs, en détournant les eaux  de l’Euphrate, à As Samaoua et à Al Khidir, ont créé, en plein désert, un lac de 60 kilomètres de long ! Ce « Grand lac artificiel », comme on l’appelait, a considérablement augmenté les superficies cultivables, fait verdir des zones désertiques, accru la production alimentaire et fortement réduit les importations.

La Révolution culturelle. Sous la monarchie, l’Irak était un des trois pays les moins alphabétisés du monde arabe. Saddam l’a placé en tête et relevé très nettement le niveau des universités ! De même, il a créé une École culturelle irakienne dans les domaines de la peinture, de la sculpture, de l’architecture et de la musique. Il a bien protégé les différentes communautés chrétiennes et mis en valeur le rôle des femmes dans plusieurs domaines (éducation, santé, économie…). Il y avait dans le désert plusieurs palais de l’époque abbasside qui, au fil des siècles, avaient été enfouis dans le sable. Saddam Hussein les a littéralement fait exhumer puis a mené une politique de réhabilitation et d’entretien. Par exemple, il a restauré la magnifique cité de Babylone et fait reconstruire à l’identique plusieurs bâtiments et une partie des murailles. J’en avais témoigné dans Le Monde.

Enfin, il a fondé, à Bagdad, l’immense Musée national en vue de rassembler, conserver, faire connaître et admirer le patrimoine historique de l’Irak qui avait fait l’objet d’un véritable pillage par des Occidentaux, entre autres,  au XIXè  siècle et au début du XXè. Hélas ! la guerre américaine de 2003, a été catastrophique : au moins 32 000 pièces ont été volées au musée  et sur les 12 000 sites archéologiques répertoriés dans le pays, selon des chiffres officiels. Au seul musée national, sur les 15 000 pièces volées en 2003, 11 000 n’avaient  pas été récupérées en 2012.

Cette intervention a favorisé l’introduction en Irak d’Al Qaida qui n’avait  pas osé s’y risquer sous Saddam. Le bilan est consternant. Selon diverses sources, il y aurait côté irakien plus d’un million de morts sur 28 millions d'habitants.  Le nombre de morts en cinq ans est sans comparaison avec  celui que les experts attribuent aux massacres sous le régime de Saddam : environ 300 000 chiites et 170 000 Kurdes. Quatre millions et demi – dont la moitié des 800 000 chrétiens – sont des personnes déplacées ou réfugiées dans les pays voisins ou en Europe. Des régions entières ont été polluées et sont devenues inhabitables. Les vestiges des plus anciennes civilisations urbaines sont pillés ou rasés. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) a confirmé les chiffres et les faits.

© Par PAUL BALTA, journaliste, écrivain, samedi 19 janvier 2013, ENSJSI, Alger/Ben Aknoun