HISTOIRE- PERSONNALITES- LES AVOCATS ET LA GUERRE D’ALGERIE (II/II)
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La structuration du réseau
C’est donc à partir du trio d’avocats algériens Abdessamed Benabdallah, Amokrane Ould Aoudia et Mourad Oussedik que sera constituée à partir de 1955, une
organisation FLN de défense des inculpés. Celle-ci fut mise en place, calquée
sur le découpage de la fédération de France du FLN, avec Mourad Oussedik comme responsable de la défense et Abdessamed Benabdallah comme
responsable de la structure. En juin 1959, alors que le nombre total
d’arrestations depuis le début de la guerre s’élève désormais à plus de 26.000,
et malgré l’assassinat d’un des principaux responsables, Ould
Aoudia, le réseau est finalement structuré, découpé
en 3 grandes zones (Nord-Est, Paris, Sud) auquel est ajouté un bureau de presse
confié à Jacques Vergès.
Ce dernier fit partie de la première vague d’avocats
français à rejoindre le collectif FLN en 1956 avec Michelle Beauvillard et Michel
Zavrian. Ensuite, le collectif fut rejoint
progressivement par d’autres avocats comme Mireille Glayma,
Henri Fenaux, Maurice Courrégé,
Jean-Jacques De Félice, Marie-Claude Radziewsky,
Nicole Rein ou Henri Coupon. La plupart du temps, les avocats semblent s’être
retrouvés « embarqués » dans cette aventure malgré eux ou par hasard.
Ainsi Nicole Rein raconte qu’on lui proposa d’entrer dans le comité alors
qu’elle défendait déjà des militants algériens au pénal, en raison de la commission
d’office. En assistant aux plaidoiries des membres du comité FLN qui selon ses
mots avaient une « défense dans laquelle on disait des choses
différentes », elle fut convaincue de la nécessité de poursuivre son engagements par L’histoire fut identique pour sa proche consoeur Marie-Claude Radziewsky.
Jean-Jacques de Félice quant à lui fut mis en contact avec les militants
algériens du fait de sa spécialisation dans la défense des enfants délinquants.
Il relate qu’il rencontra le collectif en la personne de Mourad Oussedik en assurant la défense « de mineurs de
Nanterre, dont les pères commençaient à être raflés. (…) Ils m’ont demandé de
les défendre pour des petites affaires, des affaires de cotisation. Donc
j’allais, en avocat complètement indépendant, défendre des gens qui avaient
cotisé. » Peut-être l’explication de ces rencontres
« fortuites » entre le collectif et les avocats n’est pas tant à
attribuer au hasard qu’au faible nombre d’avocats prêts à s’engager, qui plus
est à long terme, dans la défense des nationalistes. Cela dut être en tout cas
pour les avocats exerçant en Algérie où comme le relate Louis Grange, « la
majorité des avocats des barreaux d’Algérie refusaient leur
concours ».
Au final, en faisant appel à tous leurs confrères de
bonne volonté afin de renforcer leurs rangs, la douzaine d’avocats des années
1957-1958 réussit à s’adjoindre les services d’une centaine de confrères de
manière plus ou moins ponctuelles. Ainsi, sans faire partie du collectif des
avocats FLN, Robert Badinter et Roland Dumas assurèrent la défense des inculpés
dans le procès du réseau Jeanson. Le réseau fut même étendu à l’étranger
puisqu’un réseau d’avocats belges se mit lui aussi en place.
Durant les années que dura la guerre d’Algérie, deux
collectifs d’avocats coexistèrent donc, d’un côté celui des avocats du FLN et
de l’autre celui des avocats « communistes ». Si dans les premiers
temps, la confusion avait pu avoir lieu entre les différents avocats engagés
dans la cause anticolonialiste, le schisme eut lieu en grande partie du fait du
FLN. À partir de 1956, celui-ci émit une directive imposant à ses militants
de « déconstituer » leurs avocats
communistes, ceux-là même qui avaient pourtant défendu les militants
nationalistes depuis parfois plus de 10 ans. Cette mesure s’inscrivait dans la
même logique de monopolisation du pouvoir par le FLN que l’obligation faite aux
membres du PCA de se fondre dans le FLN de manière individuelle. Les avocats
concernés ayant pour la plupart continué à défendre des militants poursuivis,
deux comités coexistèrent donc de fait.
La composition et les liens qu’ont entretenus entre
eux les différents collectifs ont évolués, n’ont pas
toujours été parfaitement délimités et ont été fluctuants au long de la guerre.
Toutefois, depuis le début de l’insurrection, et même avant, la défense des
Algériens a donc été marquée par le caractère collectif de l’organisation des
avocats et par leur mise à disposition des mouvements nationalistes, qui se
faisait avec plus ou moins de liberté selon les époques et selon les collectifs.
Cela semble particulièrement vrai du collectif des
avocats du FLN à proprement parler, le dernier né des collectifs et celui qui
deviendra le plus important.
Même dans son fonctionnement, celui-ci semble
fortement subordonné et intégré aux structures du FLN.
Comme il a déjà été dit, le découpage géographique du
collectif suivait le découpage de la fédération de France du FLN et ce qui est
vrai pour la « hiérarchie » du collectif est vrai aussi pour les
avocats membres. Ainsi à chaque avocat, ou par petits groupes, fut attribuée
une zone de travail dans laquelle ils s’occupèrent de la défense des inculpés,
mais aussi de faire le tour des prisons afin de rencontrer les nouveaux
détenus, de s’informer sur les récentes rafles et disparitions,…
Ali Haroun va même jusqu’à dire que « Belkaïd [responsable du collectif en 1960 et 1961, date à
laquelle il sera arrêté] va mener le collectif comme une véritable cellule du
FLN. Réunions régulières. Rapports d’activité de chaque région. Étude
systématique des situations de chaque prison et camp de France et d’Algérie.
Rapport financier de chaque responsable de région. Analyse des activités du
bureau de presse. Exposé des questions diverses. Distribution et explication
des directives ». La Direction Générale de la Sûreté Nationale n’était
donc pas loin du vrai lorsqu’elle affirmait que « le collectif des avocats
se présente (…) comme un organisme inféodé au FLN dont il dépend organiquement
et financièrement ».
Même si les avocats conservèrent une marge de manœuvre
et une certaine indépendance[26],
il n’en demeure pas moins que le collectif fut conçu comme une arme dans les
mains du FLN. À la différence peut-être des collectifs et des défenseurs
précédents, le nouveau collectif des avocats envisageait sa mission,
conjointement avec le Front, non plus tant comme la défense des militants
nationalistes que comme la défense de la « Révolution algérienne ».
C’est ce que traduira notamment la stratégie de « défense de
rupture » théorisée par la suite par Jacques Vergès.
Il faut toutefois, avant d’étudier plus en détail ce
moyen « spectaculaire » et extraordinaire de défense, préciser qu’il
n’y eut pas une ligne défense unique et systématique des militants FLN.
Les stratégies de défense
Selon Nicole Rein comme selon Henri Coupon, la
priorité était avant tout d’éviter la peine de mort des inculpés. Pour les
peines d’emprisonnement, l’attitude pouvait être différente car la guerre ne
pouvait durer éternellement et après celle-ci, les avocats comme les inculpés
et le FLN, comptaient sur une mesure d’amnistie générale, espérance renforcée
dès la proclamation par le Général de Gaulle de la future autodétermination de
l’Algérie. Il n’était donc pas question de transformer les inculpés en martyrs
de la Révolution algérienne devant les tribunaux français.
Il est donc particulièrement nécessaire de distinguer
selon les cas. Mohand Zeggagh tente une classification
ne pouvant être que sommaire, des « stratégies » de défense adoptées.
En premier lieu, pour les appelés à comparaître devant le tribunal
correctionnel, l’objectif était « d’obtenir un non-lieu ou de bénéficier
d’une peine légère, ou d’une mise en liberté provisoire », afin de pouvoir
évidemment reprendre part à la lutte.
La question se posait, reprend-il, de choisir entre
deux stratégies de défense, pour les détenus encourant de lourdes peines et
jugés en général par les tribunaux militaires. Ces deux stratégies étaient la
« défense des patriotes » et « la défense de rupture ». La
défense des patriotes consistait « à exprimer devant les juges la qualité
du combat mené par le détenu en revendiquant la légitimité de sa lutte pour la
souveraineté nationale du peuple algérien et pour en finir avec l’occupation et
l’exploitation coloniales. Cette position portait en elle une affirmation de la
volonté d’être reconnu comme prisonnier politique et non pas de droit commun ou
de tout autre qualificatif de hors-la-loi ». La défense de rupture quant à
elle consistait en la « contestation de la légitimité morale et politique
du juge et du tribunal militaires devant qui comparaissait le
prisonnier ».
On voit donc que plusieurs choix s’offraient dans la
stratégie de défense définie en commun par l’avocat, l’inculpé et le FLN.
De plus, la ligne de défense ne fut pas unique dans chaque procès mais
mélangeait les différentes stratégies et toutes les possibilités de défenses
étaient utilisées. Comme le relate Pierre Kaldor, « Jacques Vergès et ses
défenseurs étaient extrêmement habiles en matière de procédure, très
fouilleurs, très attentifs aussi ». Maître Likier
notamment était considéré comme un « procédurier génial, pince-sans-rire
au long bec emmanché d’un long cou, capable de vous déterrer les plus négligées
des jurisprudences, depuis Hérode jusqu’à l’affaire Dominici ».
La stratégie de rupture ne fut donc utilisée que dans
quelques procès, en particulier lorsque ceux-ci étaient très médiatisés comme
le procès du « Réseau Jeanson », celui de « Djamila Bouhireb », etc.
Cette stratégie participait en quelque sorte de la
politique de médiatisation du combat algérien et de la répression française.
C’est ce que souligna plus tard Jacques Vergès
dans De la stratégie judiciaire, « Faits de rupture totale –
contestation de le compétence des juges – et de très grande mobilité, combinant
les changements brusques de champs de bataille judiciaire avec l’appel aux
immenses réserves de sympathie à travers le monde ; faisant par l’extension
de la lutte collective de tous les accusés, de tous les procès une seule
bataille prolongée, les procès du F.L.N. ont marqué de manière scandaleuse la
désintégration de la justice et, au milieu des clameurs, son passage qualitatif
à la guerre révolutionnaire ». La stratégie de rupture était en effet
l’apogée de l’utilisation de la justice, et des procès qui étaient intentés au
FLN, comme un moyen de propagande parmi tant d’autres dans le but de mener
l’opinion publique à rejeter cette guerre. Les autres moyens de propagande, le
collectif des avocats les utilisa d’ailleurs aussi de manière abondante.
Le collectif des avocats fut notamment moteur dans la
constitution d’un réseau de sympathie et de soutien à la lutte du peuple
algérien. Il permit notamment la publication d’ouvrages de dénonciation
comme La Gangrène, La Question de Henri Alleg, l’organisation de colloques juridiques sur la guerre
d’Algérie à Bruxelles et à Rome, l’information de nombreux journalistes,…
Au-delà de son rôle purement juridique, le collectif
des avocats participa donc, à la fois par la mise en scène de quelques « procès
phares », et par la mobilisation du milieu intellectuel, à la
médiatisation de la guerre d’Algérie, des sévices commis par l’armée française
et de l’injustice régnant dans les tribunaux militaires.
Les avocats des différents comités se sont donc engagés
dans une cause qui dépassait leur simple rôle traditionnel de défense. Ils
furent à la fois des défenseurs des indépendantistes algériens, et des
militants de l’indépendance de l’Algérie. A ce titre, ils connurent d’ailleurs
eux-aussi la répression et la violence de la guerre. De nombreux membres des
collectifs fure