INFORMATIQUE-
ETUDES ET ANALYSES- ESPIONNAGE ELECTRONIQUE/ENQUÊTE « FORBIDDEN STORIES »
2023 (II/II)
© Merouane Mokdad/www.24h.dz,
Jeudi 16 février 2023
-Une entreprise israélienne ultra-secrète manipule les
opinions, crée des fake news, tente d’influencer les
élections en Afrique, selon une enquête du consortium Forbidden
Stories. Ce consortium est constitué d’un réseau de journalistes « dont la
mission est de protéger, poursuivre et publier le travail d’autres journalistes
menacés, emprisonnés ou assassinés ».
« Team Jorge » : révélation sur les manipulations
d’une officine de désinformation » est l’intitulé de cette enquête publiée
sur le site de Forbidden stories (les histoires
interdites) et menée par une centaine de journalistes d’une trentaine de médias
partenaires (Le Monde, El Pais, The Observer, The Guardian, Die Zeit, Haaretz,
RTS, Tempo, etc). « Une plongée inédite au
cœur d’un monde où s’entremêlent armée de trolls, cyber espionnage et jeux
d’influence », est-il précisé. Les enquêteurs rappellent au début
l’exemple de la société britannique Cambridge Analytica qui, en 2018, a « recueilli puis analysé et
utilisé les données personnelles de près de 87 millions d’utilisateurs de
Facebook, à leur insu, à des fins de ciblage politique ».
Cambridge Analytica a été accusée d’avoir manipulé ou
tenté de manipuler de nombreuses élections, « contribuant à la victoire de
Donald Trump en 2016 aux États-Unis et au vote en faveur du Brexit en
Angleterre ».
« De mystérieux pirates »
« Dans les témoignages anonymes publiés dans la presse
britannique en 2018, d’anciens salariés décrivent des « hackers
israéliens » débarquant dans les locaux de l’entreprise avec des clés USB
chargés de mails privés d’hommes politiques piratés (…) De ces mystérieux
pirates, le scandale Cambridge Analytica a révélé
l’existence et les méthodes. Mais de leur identité, rien n’a jamais été
divulgué. Derrière ces » hackers israéliens
« , les employés de Cambridge Analytica
désignent-ils d’ailleurs les mêmes personnes ou la même structure ? Aucun des
articles consacrés à l’affaire, à l’époque des révélations, n’est parvenu à
percer l’anonymat de ces sous-traitants de l’ombre très discrets, ni même
mentionné une société en particulier », indiquent les enquêteurs.Dans des mails, Alexander James Nix,
patron de Cambridge Analytica, utilisait ce qui
semblait être un pseudo pour désigner le boss de la structure israélienne
ultra-secrète : » Jorge « . Pendant plus de six mois, les
journalistes d’investigation de Forbidden Stories ont
enquêté et suivi la piste de « Jorge », à la faveur du projet « Story
Killers » (tueurs d’histoires).« Un projet qui dévoile une industrie usant
de toutes les armes à sa disposition pour manipuler les médias et l’opinion
publique, aux dépens de l’information et de la démocratie », est-il noté.En 2022, les journalistes de Forbidden Stories ont retrouvé » Jorge
« . « Le » consultant » israélien
aux méthodes douteuses utilise toujours le même pseudo et continue de vendre
ses services d’influence et de manipulation au plus offrant. Ses outils se sont
adaptés aux évolutions technologiques. L’intelligence artificielle écrit
désormais des posts viraux à la demande. Et le
piratage à distance de comptes Telegram a enrichi le
catalogue du mystérieux entrepreneur », est-il relevé.
Une mission à six millions d’euros
Un journaliste de Radio France se fait passer pour un
intermédiaire d’un dirigeant africain, « désireux de décaler, voire de
faire annuler, des élections » contacte ce « consultant »
israélien. « La mission est estimée à 6 millions d’euros par le
consultant, toujours aussi mystérieux qu’à l’époque de Cambridge Analytica. Jamais, pendant plus de trois heures de
discussion via Zoom, il ne montrera son visage ni ne dévoilera le nom de son
entreprise », est-il noté. Le journaliste est rejoint par d’autres
confrères qui se font passer pour des « clients » et qui prennent des
rendez-vous en ligne et dans le bureau avec « Jorge ». « Nous
fournissons un service, principalement du renseignement et de l’influence. Ce
sont nos compétences de base « , explique-t-il en
guise de préambule. En dehors de ces « capacités technologiques « , » Jorge » peut aussi » construire
un récit « , qu’il s’agira ensuite de propager », est-il noté. « Le
vendeur d’influence se vante d’avoir travaillé sur « 33 campagnes
présidentielles, dont 27 ont été couronnées de succès » – une estimation
difficilement vérifiable. Plus prudent que son bagout de vendeur ne le laisse
paraître, il ne donne aucune indication précise permettant d’identifier ses
clients, préférant se limiter à des anecdotes dignes de film d’espionnage et
lister l’impressionnant éventail de ses services : catalogue de bots,
propagation de fausses informations, hacking d’adversaires… », est-il
ajouté.
La chaîne BFMTV « influencée »
« Jorge » s’est vanté d’influencer la chaîne
d’information française BFMTV, propriété de l’homme d’affaires franco-israélien
Patrick Drahi, à travers un intermédiaire, Jean-Pierre Duthion,
un lobbyiste présenté comme « un mercenaire de la désinformation ». Cet
ancien producteur exécutif de l’émission « Du côté de chez vous » que
diffusait la chaîne TF1, « informait » le journaliste franco-marocain
Rachid M’Barki, qui passait des « news »
dans le journal de la nuit de BFMTV, sans passer par la rédaction en chef.
Rachid M’Barki est suspendu depuis la mi-janvier
2023. Au début du conflit en 2011, Jean-Pierre Duthion
était basé en Syrie où il « informait » et « guidait » les
médias occidentaux sur « le terrain ».Selon Forbidden
stories, « Jorge » dispose « pour diffuser les histoires
favorables à ses clients », d’une armée d’avatars enregistrés et pilotés
sur une plateforme en ligne, des faux comptes.« Cet outil, introuvable sur
le web, porte un nom : AIMS pour » Advanced Impact Media Solutions
» ; en français, » Solutions médiatiques à impact avancé »
(…) En 2022, il dispose d’un catalogue de plus de 30.000 profils automatisés de
personnes virtuelles possédant de comptes bien réels sur Facebook, Twitter,
Instagram, Amazon, Bitcoin… Ces faux individus sont utilisés par
« Jorge » pour poster en rafale des commentaires sur les réseaux
sociaux, faire monter une polémique et même – selon lui – commander des sextoys sur Amazon, à l’instar de l’avatar Shannon Aiken.
Derrière le profil d’une jolie blonde, une arme redoutable qui aurait servi à
envoyer un sulfureux colis au domicile d’un adversaire politique, laissant sa
femme s’imaginer un adultère », est-il révélé.
L’affaire Tomás Zerón
Les enquêteurs ont publié des exemples de « campagnes de
désinformation » menées par Jorge. « Au Royaume-Uni, à l’automne
2021, les avatars AIMS s’en prennent vertement à l’agence de sécurité sanitaire
britannique. Son tort ? Avoir ouvert une enquête sur un laboratoire accusé
d’avoir fourni environ 43 000 faux résultats négatifs de test Covid 19 à ses patients.Le
groupe propriétaire de ce laboratoire a réfuté tout lien avec « Jorge »,
arguant n’avoir jamais eu vent de son existence.. En 2020, ces mêmes avatars
participent à une violente campagne de dénigrement contre l’homme d’affaires de
hong-kongais George Chang, propriétaire de 90 % du port de Panama. La même
année, l’armée de bots « AIMS » vole au secours d’un ancien haut fonctionnaire
mexicain, sous le coup d’un mandat d’arrêt international, Tomás
Zerón », est-il détaillé. Ex-directeur de
l’agence chargée des enquêtes criminelles au Mexique, de 2013 à 2016, Tomás Zerón est accusé, selon la
même source, d’enlèvement, de torture et de falsification de preuves dans
l’enquête sur la disparition de 43 étudiants en septembre 2014, à Iguala dans le sud du pays.Ces
étudiants avaient été victimes de l’embuscade de leurs bus, alors qu’ils se
rendaient à une manifestation anti-gouvernementale à Mexico. Cette affaire
relève d’un scandale d’Etat au Mexique et une centaine de militaires et de
policiers ont été arrêtés en 2018, après le changement du pouvoir politique.« Impliqué dans l’acquisition du logiciel espion
Pegasus par les autorités mexicaines, Tomás Zerón est aujourd’hui en fuite en Israël, qui refuse de
l’extrader. Mais pour les bots (robots informatiques) créés par Jorge, ces
accusations ne constituent qu’une campagne orchestrée à l’encontre d’un « innocent
» par le « président corrompu » du Mexique, Andrés Manuel López
Obrador », est-il indiqué.
Création de contenu par l’intelligence artificielle
Forbidden stories rapporte que
l’outil AIMS ne se contente pas de fournir des avatars:
« Dans sa dernière version présentée aux journalistes infiltrés, il
propose aussi de créer du contenu automatisé. À partir de mots clés donnés,
l’intelligence artificielle peut désormais accoucher en quelques secondes de posts massifs, mettre en ligne des articles, des
commentaires ou des tweets, dans la langue de son choix, avec un ton » positif « , » négatif »
ou » neutre » ». Un exemple est cité : « après avoir rapidement
entré les mots » Tchad « , »
président « , » frère » et » Déby
« , » Jorge » demande à l’intelligence artificielle, en
présence des reporters infiltrés, de produire dix tweets négatifs sur le
pouvoir tchadien. 12 secondes plus tard, les messages apparaissent :
« Trop c’est trop, nous devons mettre fin à l’incompétence et au népotisme
du président du Tchad, frère Deby « , » Le
peuple tchadien a suffisamment souffert sous le règne du président Frère Deby
« .Les enquêteurs démontrent aussi comment « Jorge »
prend le contrôle de messageries privées de hauts responsables africains
(Gmail, Telegram, etc) sans
que les vrais utilisateurs ne s’en rendent compte. Ils continuent alors à
utiliser leurs messageries en toute confiance tout en étant « sous
contrôle ».
En hommage à la journaliste indienne Gauri Lankesh
L’équipe de Forbidden stories a
enquêté pendant des mois pour découvrir la véritable identité de
« Jorge ». Il s’agit de Tal Hanan, PDG de Demoman International. Il est assisté notamment de Mashi Meidan et de Shuki Friedman, des anciens du Shin Bet, service de
renseignement intérieur israélien. Tal Hanan aurait
travaillé avec l’ancien secrétaire d’Etat adjoint du président américain George
W. Bush, Roger Noriega, sur le Venezuela.Les enquêteurs
ont précisé avoir mené ces investigations pour compléter le travail de la
journaliste indienne Gauri Lankesh,
assassinée en 2017 à cause de sa dénonciation des « fausses
informations » et des « usines à mensonges », oeuvres de nationalistes extrémistes hindoues.