CULTURE-
ENQUÊTES ET REPORTAGES- ALGER ANNEES 60/80
IL
Y AVAIT DE BELLES CHOSES A L’UNIVERSITE ET DANS LA PRESSE
© Pr Ahmed Cheniki,
fb janvier 2023
Il y a peut-être des moments où je
regrette vraiment d’être resté aussi longtemps à l’université. En y entrant, je
m’étais déjà rendu compte que c’était une entreprise délicate. Que faire ?
Quitter pour aller à l’étranger ? Une perspective qui ne me plaisait guère,
même si, par moments, j’y étais tenté. Il y avait les étudiants qui avaient
peut-être besoin de moi. Retourner à mon métier d’origine, la presse ? Les
choses s’étaient dégradées. Ainsi, je me retrouvais dans une université où il
était rarement question de débat autour des questions « scientifiques », on ne
cessait souvent de reproduire des « vérités », sans les interroger. Il y avait,
certes, des collègues, intéressants qui réalisaient de belles choses. Les
étudiants, victimes d’une réalité qui les dépassait, ne pouvaient être outillés
d’une certaine pensée critique, eux aussi avaient appris à ne rien questionner,
ni chercher à comprendre. Quand un étudiant sortait du lot, l’enseignant le
rabrouait avec dédain. Il n’avait pas le droit de violer la norme. Ainsi,
assistions-nous à une reproduction des élites faites pour reproduire des
discours.
J’avais peut-être été séduit par l’aura
de ces grands professeurs des années 1960-1970 et 1980 qui produisaient du
(des) savoirs. Certains d’entre eux étaient des amis, d’autres non : El Kenz, Brahimi, Azzi, Benachenhou,
Benhassine, Mohamed Belkaid,
Bouzida, Cheniti, Doudou, Kaddache, Adouani, Boutefnouchet, Marouf, Mahiou, Liabes et beaucoup
d’autres. Puis plus rien, comme si l’université était plutôt marquée par sa
laide agonie. Je vivais de ces noms qui faisaient l’université d’Algérie. Comme
tous les savoirs et les espaces économiques et même sociaux, la limite, ce fut
la fin des années 1970. Ainsi, l’université, comme la presse ou les autres
secteurs, ce fut une certaine lassitude qui se dessinait. Pas uniquement, en
Algérie, mais aussi dans des pays qui avaient emprunté le même parcours que
l’Algérie, évacuant un débat incluant les élites et les populations.
Dans les années 1960, l’université
algérienne était ouverte au monde, juste avant l’algérianisation, même si
quelques rares enseignants étrangers s’y trouvaient encore dans les années
1980. Puis plus rien. Il y avait de nombreux universitaires français, européens
(Labica, Prenant, Balibar, Bettelheim, De Bernis,
Strauss-Kahn, Mottet, Lebray,
Chevaldonné, Kostpoulos,
Salama, Plenel, Gourdon, Etienne, Gallissot,
Vatin, Leca, Barak, Balle, Godment…)
et arabes (Dowidar, Amin, Tizini,
Menasra, Ardach, Alfred Faraj…), progressistes et tiers-mondistes, qui ont apporté
à l’université une certaine rigueur et contribué à la mise en œuvre des
premières actions de formation de nouvelles élites nourries des valeurs
humanistes et investies d’une grande culture scientifique. Il y avait aussi de
grands recteurs très écoutés et respectés par leur hiérarchie. André Mandouze, un militant de l’indépendance, latiniste,
historien de l’Afrique antique et spécialiste de Saint Augustin, a été le
premier recteur de l’université d’Alger.
Je me souviens d’une communication que
j’avais faite dans une université française, l’un des intervenants, avait
apprécié mon intervention. L’un des organisateurs du colloque avait fait, par
la suite, cette remarque : « C’est tout à fait normal, les meilleurs
enseignants français assuraient régulièrement des cours à l’université d’Alger,
comme d’ailleurs de grands professeurs venant d’Egypte, de Tunisie et d’Europe
». Ils étaient trop peu nombreux dans les années 1980 (Clément, Pius Ngandu Nkashama…), puis plus
rien. A Alger, on volait le feu (le savoir) comme le faisait Prométhée.
Tous ces professeurs que nous avons
cités, des espaces de référence, ont publié plus de 220 ouvrages (individuels)
et des centaines d’articles qui font autorité.
Il y avait aussi d'excellents enseignants
algériens qui faisaient autorité : Benhassine, Mahiou, Madjid et Jamal Eddine Bencheikh,
Benachenhou, Yachir, Benissad, Megherbi, Belkaid, Hadj Salah, Guerid, Ait Amara,
Bouzida, Dembri, Cheniti, Adouani, Kaddache, Nair, Saadallah, Bouzar, Bouaziz....
Au même moment, dans la presse, il y
avait de belles choses. Il y avait de vrais débats et des articles critiques.
Il y avait quelques journaux. Le Peuple qui était le journal
gouvernemental officiel de septembre 1962 à juin 1965 : Echaab,
puis Le Peuple à partir de mars 1963. Il existait également
d’autres titres durant la période 1962 à 1965 : Alger ce soir (avril
1964-septembre 1965, fondé et dirigé par Mohamed Boudia,
son rédacteur en chef était Serge Michel. Son crédo : « donner plus souvent la
parole aux dockers qu’à leur ministre », Révolution africaine (né en
1963) avec comme premiers journalistes des noms prestigieux : Georges Arnaud,
Gérard Chaliand, Juliette Minces, Siné,
Robert Namia, Jacques Vergès qui était son premier
directeur avant d’être remplacé par Mohamed Harbi,
cet hebdomadaire était à l’origine de sérieux débats marqués par les jeux de la
contradiction, Alger Républicain, El Joumhouria,
An Nasr et Révolution et travail. Puis, par la suite, toute cette belle
pluralité allait disparaitre pour laisser place à quelques hirondelles qui ne
pouvaient nourrir un printemps qui semblait trop étrange.
Partout des débats, pas uniquement en
Algérie, des ouvrages de qualité étaient produits ici et là, dans tous les pays
qui avaient connu le même système politique avant de connaitre une certaine
absence. Les travaux de Hocine M’roua, de Tayeb Tzini,
Samir Amin, Dowidar, Mahmoud Amin el Alem, Mostefa Lacheraf, Hichem Djait, Abdellah
Laroui et Abed el Jabiri donnent à voir une pensée
libre qui évolue dans un milieu trop contraignant, condamnant le plus souvent
ces hommes à se muer en voix trop vagabondes. Leur engagement les situe du côté
de Sartre et de Bourdieu.
Ils interrogeaient des réalités
concrètes, puisant leurs analyses dans des terrains et des territoires
déterminés, contrairement à de très nombreux universitaires qui usent le plus
souvent de généralisations et d’escapades « théoriques » plaquant des grilles
et des outils « conceptuels » sur des sociétés trop peu connues. Ce qui
caractérise justement les travaux de ces intellectuels, c’est leur plongée dans
les espaces ontologiques et épistémologiques et leur désir constant
d’interroger les lieux concrets de l’événement tout en n’évacuant pas les
acquis de différents savoirs. Ennemis de toute clôture dogmatique et ouverts à
toute entreprise d’investigation et d’interrogation du réel, ils allient leur
savoir théorique à un certain engagement pratique. Ne cédant pas facilement aux
appels confortables et trop compromettants de la doxa dominante ni aux schémas
préétablis de bataillespréétablies, ils exercent une
sorte de mise en questionnement continu d’événements apparemment évidents et de
terrains souvent définitivement clôturés. Ces grands intellectuels,
c’est-à-dire ceux qui ne fonctionnent pas comme des clercs ou des lieux
privilégiés du conformisme dominant, ne rejettent pas tout l’héritage culturel
« occidental », mais entreprennent une introspection critique de ce « butin ».
Comme ils interrogent leur propre en usant d'outils critiques.
Malgré une féroce censure, ils
arrivaient à produire un savoir autonome. La lecture de ces textes va au-delà
du constat pour interroger les fondements de la culture autochtone et les
réalités souvent ambiguës de la rencontre avec l’Europe. Cette manière de voir,
marquée par la formation des intellectuels du Maghreb ou d’Afrique du Nord et
les relations continues entretenues avec les « élites » du Machrek, permet un
regard plus libre, moins contraignant.