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Alger A960/1980

Date de création: 15-01-2023 12:40
Dernière mise à jour: 15-01-2023 12:40
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CULTURE- ENQUÊTES ET REPORTAGES- ALGER ANNEES 60/80

IL Y AVAIT DE BELLES CHOSES A L’UNIVERSITE ET DANS LA PRESSE

© Pr Ahmed Cheniki, fb janvier 2023

Il y a peut-être des moments où je regrette vraiment d’être resté aussi longtemps à l’université. En y entrant, je m’étais déjà rendu compte que c’était une entreprise délicate. Que faire ? Quitter pour aller à l’étranger ? Une perspective qui ne me plaisait guère, même si, par moments, j’y étais tenté. Il y avait les étudiants qui avaient peut-être besoin de moi. Retourner à mon métier d’origine, la presse ? Les choses s’étaient dégradées. Ainsi, je me retrouvais dans une université où il était rarement question de débat autour des questions « scientifiques », on ne cessait souvent de reproduire des « vérités », sans les interroger. Il y avait, certes, des collègues, intéressants qui réalisaient de belles choses. Les étudiants, victimes d’une réalité qui les dépassait, ne pouvaient être outillés d’une certaine pensée critique, eux aussi avaient appris à ne rien questionner, ni chercher à comprendre. Quand un étudiant sortait du lot, l’enseignant le rabrouait avec dédain. Il n’avait pas le droit de violer la norme. Ainsi, assistions-nous à une reproduction des élites faites pour reproduire des discours.

J’avais peut-être été séduit par l’aura de ces grands professeurs des années 1960-1970 et 1980 qui produisaient du (des) savoirs. Certains d’entre eux étaient des amis, d’autres non : El Kenz, Brahimi, Azzi, Benachenhou, Benhassine, Mohamed Belkaid, Bouzida, Cheniti, Doudou, Kaddache, Adouani, Boutefnouchet, Marouf, Mahiou, Liabes et beaucoup d’autres. Puis plus rien, comme si l’université était plutôt marquée par sa laide agonie. Je vivais de ces noms qui faisaient l’université d’Algérie. Comme tous les savoirs et les espaces économiques et même sociaux, la limite, ce fut la fin des années 1970. Ainsi, l’université, comme la presse ou les autres secteurs, ce fut une certaine lassitude qui se dessinait. Pas uniquement, en Algérie, mais aussi dans des pays qui avaient emprunté le même parcours que l’Algérie, évacuant un débat incluant les élites et les populations.

Dans les années 1960, l’université algérienne était ouverte au monde, juste avant l’algérianisation, même si quelques rares enseignants étrangers s’y trouvaient encore dans les années 1980. Puis plus rien. Il y avait de nombreux universitaires français, européens (Labica, Prenant, Balibar, Bettelheim, De Bernis, Strauss-Kahn, Mottet, Lebray, Chevaldonné, Kostpoulos, Salama, Plenel, Gourdon, Etienne, Gallissot, Vatin, Leca, Barak, Balle, Godment…) et arabes (Dowidar, Amin, Tizini, Menasra, Ardach, Alfred Faraj…), progressistes et tiers-mondistes, qui ont apporté à l’université une certaine rigueur et contribué à la mise en œuvre des premières actions de formation de nouvelles élites nourries des valeurs humanistes et investies d’une grande culture scientifique. Il y avait aussi de grands recteurs très écoutés et respectés par leur hiérarchie. André Mandouze, un militant de l’indépendance, latiniste, historien de l’Afrique antique et spécialiste de Saint Augustin, a été le premier recteur de l’université d’Alger.

Je me souviens d’une communication que j’avais faite dans une université française, l’un des intervenants, avait apprécié mon intervention. L’un des organisateurs du colloque avait fait, par la suite, cette remarque : « C’est tout à fait normal, les meilleurs enseignants français assuraient régulièrement des cours à l’université d’Alger, comme d’ailleurs de grands professeurs venant d’Egypte, de Tunisie et d’Europe ». Ils étaient trop peu nombreux dans les années 1980 (Clément, Pius Ngandu Nkashama…), puis plus rien. A Alger, on volait le feu (le savoir) comme le faisait Prométhée.

Tous ces professeurs que nous avons cités, des espaces de référence, ont publié plus de 220 ouvrages (individuels) et des centaines d’articles qui font autorité.

Il y avait aussi d'excellents enseignants algériens qui faisaient autorité : Benhassine, Mahiou, Madjid et Jamal Eddine Bencheikh, Benachenhou, Yachir, Benissad, Megherbi, Belkaid, Hadj Salah, Guerid, Ait Amara, Bouzida, Dembri, Cheniti, Adouani, Kaddache, Nair, Saadallah, Bouzar, Bouaziz....

Au même moment, dans la presse, il y avait de belles choses. Il y avait de vrais débats et des articles critiques. Il y avait quelques journaux. Le Peuple qui était le journal gouvernemental officiel de septembre 1962 à juin 1965 : Echaab, puis Le Peuple à partir  de mars 1963. Il existait également d’autres titres durant la période 1962 à 1965 : Alger ce soir (avril 1964-septembre 1965, fondé et dirigé par Mohamed Boudia, son rédacteur en chef était Serge Michel. Son crédo : « donner plus souvent la parole aux dockers qu’à leur ministre », Révolution africaine (né en 1963) avec comme premiers journalistes des noms prestigieux : Georges Arnaud, Gérard Chaliand, Juliette Minces, Siné, Robert Namia, Jacques Vergès qui était son premier directeur avant d’être remplacé par Mohamed Harbi, cet hebdomadaire était à l’origine de sérieux débats marqués par les jeux de la contradiction, Alger Républicain, El Joumhouria, An Nasr et Révolution et travail. Puis, par la suite, toute cette belle pluralité allait disparaitre pour laisser place à quelques hirondelles qui ne pouvaient nourrir un printemps qui semblait trop étrange.

Partout des débats, pas uniquement en Algérie, des ouvrages de qualité étaient produits ici et là, dans tous les pays qui avaient connu le même système politique avant de connaitre une certaine absence. Les travaux de Hocine M’roua, de Tayeb Tzini, Samir Amin, Dowidar, Mahmoud Amin el Alem, Mostefa Lacheraf, Hichem Djait, Abdellah Laroui et Abed el Jabiri donnent à voir une pensée libre qui évolue dans un milieu trop contraignant, condamnant le plus souvent ces hommes à se muer en voix trop vagabondes. Leur engagement les situe du côté de Sartre et de Bourdieu.

Ils interrogeaient des réalités concrètes, puisant leurs analyses dans des terrains et des territoires déterminés, contrairement à de très nombreux universitaires qui usent le plus souvent de généralisations et d’escapades « théoriques » plaquant des grilles et des outils « conceptuels » sur des sociétés trop peu connues. Ce qui caractérise justement les travaux de ces intellectuels, c’est leur plongée dans les espaces ontologiques et épistémologiques et leur désir constant d’interroger les lieux concrets de l’événement tout en n’évacuant pas les acquis de différents savoirs. Ennemis de toute clôture dogmatique et ouverts à toute entreprise d’investigation et d’interrogation du réel, ils allient leur savoir théorique à un certain engagement pratique. Ne cédant pas facilement aux appels confortables et trop compromettants de la doxa dominante ni aux schémas préétablis de bataillespréétablies, ils exercent une sorte de mise en questionnement continu d’événements apparemment évidents et de terrains souvent définitivement clôturés. Ces grands intellectuels, c’est-à-dire ceux qui ne fonctionnent pas comme des clercs ou des lieux privilégiés du conformisme dominant, ne rejettent pas tout l’héritage culturel « occidental », mais entreprennent une introspection critique de ce « butin ». Comme ils interrogent leur propre en usant d'outils critiques.

Malgré une féroce censure, ils arrivaient à produire un savoir autonome. La lecture de ces textes va au-delà du constat pour interroger les fondements de la culture autochtone et les réalités souvent ambiguës de la rencontre avec l’Europe. Cette manière de voir, marquée par la formation des intellectuels du Maghreb ou d’Afrique du Nord et les relations continues entretenues avec les « élites » du Machrek, permet un regard plus libre, moins contraignant.