Je crois que j’ai suivi le parcours de presque tous les écrivains et les
intellectuels de ce pays vivant en Algérie ou à l’étranger. Comme journaliste
et professeur d’université. Certes, je parle trop rarement de leurs
déclarations, sauf quand je les interviewe, il m’arrive parfois de leur poser
de très rares questions sur leur itinéraire personnel. Le reste, le plus
important, c’est leur production littéraire, artistique et intellectuelle.
Mais j’interviens aussi dans mes écrits quand il s’agit d’apporter
certaines rectifications ou quand je mets au jour quelques anachronismes, c'est
mon boulot. C’est une honte d’oublier le travail de l’écrivain pour oser, et de
quel droit, chercher à le déchoir de sa nationalité ou à en faire un harki,
alors que celui qui parle ainsi vit tragiquement un délicat complexe
d’infériorité, une pathologie psychologique très particulière. Jamais, les uns
et les autres ne posent la bonne question : pourquoi ont-ils décidé de quitter
le pays et de travailler à l’étranger, notamment en France ?
Dib ne l’avait pas fait de bon cœur, lui qui avait vainement cherché à
retourner au pays. Boudjedra aussi qu’on considérait
dans les années 1960-1970 comme un « contrebandier de l’Histoire » et de la
société. Kateb Yacine, après avoir eu des assurances fermes était rentré en
Algérie, vécut dans des conditions difficiles avant que Mohand SaidMazouzi, alors ministre des
affaires sociales et Ali Zamoum ne l’aident en octroyant
à sa troupe un local, puis Mazouzi parti, un certain
Amir qui l’a remplacé aux affaires sociales, expulse la troupe qui se retrouve
du jour au lendemain dans la rue, Kateb avait décidé de rentrer pour contribuer
au développement du pays, heureusement Redha Malek
l'affecte au théâtre régional de sidi Bel Abbès, Bourboune quitte l’Algérie, lui l’auteur de romans
extraordinaires, « Le mont des genêts » et « Le Muezzin », après le coup d’Etat
de 1965, il n’a jamais marchandé ses principes, il a eu énormément de problèmes
en France, il voulait rentrer, il entreprit une expérience en Algérie qui
n’avait pas abouti comme Azzegagh qui connut, lui
aussi, d’indescriptibles misères tout en produisant des textes fondamentaux,
Ahmed Mahiou, Bencheikh, Harbi, Kadri, El Kenz, Chebel, Marouf, Guemriche, tout ce beau
monde s’était retrouvé en France malgré lui, tout en produisant des travaux de
haut niveau.
Même ceux qui étaient partis dans les années 1990, c’étaient des conditions
exceptionnelles qui avaient provoqué leur départ. Ce serait bon de lire leurs
textes avant de les juger, même si un lecteur ne devrait pas avoir la posture
d’un juge ou d’un policier. J'avoue que certaines déclarations d'écrivains
comme Daoud ou Sansal par exemple, m'indisposent, mais je tente de démonter les
mécanismes du fonctionnement de leur discours en utilisant des outils
nécessaires d'analyse. Ce serait peut-être temps d'entreprendre une réflexion
intelligente autour de toute cette production, sans présupposés ni préalables
idéologiques et politiques en partant de l'hypothèse que toute production
intellectuelle dans les pays anciennement colonisés, et même ailleurs est
dominé par le primat de l'appareil conceptuel et référentiel européen qui
domine la réflexion aujourd'hui. Ce serait bon de contribuer dans ce contexte à
un changement possible tout en profitant de ce que nous apporte
l'"Occident" dominant actuellement ou d'autres espaces dans un
moment-charnière de l'histoire de l'humanité, avec cette confrontation "Occident"-Chine, Russie et une partie du monde
préparant à une possible redéfinition radicale de l'altérité. C'est dans ces
eaux géostratégiques que le discours des uns et des autres devrait s'inscrire
tout en évitant ces attaques mortifères contre nos intellectuels et nos écrivains
qui devraient plutôt être encouragés, sollicités, aidés, analysés, lus. C'est
le cas de Yasmina Khadra.
Yasmina Khadra est un écrivain dont on peut aimer ou ne pas aimer les
textes, cela relève du plaisir mais ses positions ne l’engagent que lui, il n’est
ni plus ni moins Algérien que les autres, il est le romancier le plus vendu en
Algérie. Les lecteurs algériens le plébiscitent. Il est très connu à
l'étranger, pas par ses déclarations, mais par sa production romanesque. Pour
le reste, il devrait être libre de faire les déclarations qu'il veut. Certes,
il est, comme tout producteur culturel sujet à la critique. Liberté de
création, liberté de critique, l'une ne va pas sans l'autre.
Il faut le dire, il faudrait de vrais espaces littéraires ici, de meilleures
conditions de travail ici, des débats partout, mais de littérature et de
culture, la morale, elle a ses élèves, des salles de cinéma partout, des
ciné-clubs, il faudrait que les uns et les autres se libèrent du complexe du
colonisé et cherchent plutôt à réfléchir sur les meilleures possibilités de
mettre en œuvre de vrais débats au lieu de parler sans fin de la France comme
s’ils étaient encore otages de cette France coloniale. En lisant ces textes des
contempteurs ou des adorateurs de la France, je saisis le niveau de présence du
discours colonial dans les veines de nombreux groupes sociaux, surtout ceux qui
n’arrêtent pas en bien et en mal d’en faire écho alors qu’il est peut-être
utile de penser au développement de notre pays, en faisant un état des lieux
sans complaisance de notre territoire culturel et intellectuel, tout en
évaluant nos échecs.
Il serait beaucoup plus utile et plus intéressant de nous interroger sur la
réalité de nos espaces culturels et de donner à lire des propositions concrètes
de sortie de cette profonde crise culturelle. Ni le théâtre, ni le cinéma, ni
le livre, ni aucun autre domaine de la culture ne vont bien. C’est en faisant
ce travail de questionnement et de mise en place de structures culturelles
sérieuses qu’on pourrait peut-être régler ces problèmes d’assujettissement
intellectuel qui s’expliquent par un certain nombre délicates conditions
historiques et sociales et de maints complexes inhibiteurs. Le discours de ceux
qui produisent ces textes est fondamentalement investi par l’inconscient
colonial. Aussi oublie t-on souvent le terrain pour
convoquer sans fin les crimes tragiques du colonisateur alors que les émetteurs
de ces sermons reproduisent inconsciemment le discours colonial. Lacheraf et Fanon ont très bien décrit ce phénomène.
Ce travail de libération n’a malheureusement pas été correctement fait ni
durant la période coloniale, les dirigeants du mouvement national avaient déjà
beaucoup à faire pour sensibiliser la population à propos de l’idée
d’indépendance nationale ni après 1962. C’est ce qu’ont d’ailleurs bien
expliqué Fanon, Edward Said, Césaire et Arkoun, mais j’ai l’impression que beaucoup n’ont pas bien
saisi le propos de ces penseurs.
Je dis aujourd’hui, juste après ma retraite de professeur d’université et
après avoir volontairement rompu avec le journalisme (presse écrite) que dans
les deux domaines, les conditions minimales de travail sont absentes. Tout
s’articule autour de la rente. J’ai eu la chance d’animer des stages de
formation et des séminaires dans plusieurs universités européennes et
structures culturelles, ce qui m’a permis de ne pas trop sombrer dans la
médiocrité. Je comprends pourquoi beaucoup d’enseignants compétents préfèrent
partir à l’étranger. Je ne l’ai pas fait. Pourquoi ? Je crois que le rapport
aux étudiants a été un facteur primordial. Il serait peut-être temps si nous
aimons notre pays de poser les vraies questions au lieu de nous attaquer aux
écrivains et aux intellectuels. Comment faire pour mettre en œuvre un véritable
projet culturel ? Mais avant tout, un état des lieux serait nécessaire