HISTOIRE- DOCUMENTS POLITIQUES- « LETTRE AUX
FRANÇAIS »/EMIR ABDELKADER
La « Lettre aux Français » de l’Emir Abdelkader. Un texte singulier
©Par Ahmed Cheniki, 6 juillet 2022(fb) , Professeur d'université, journaliste et
écrivain
C'est un très beau texte finalement
très peu connu de l'Emir Abdelkader (1808-1883), ce grand poète et cette singulière
figure intellectuelle qui combattit la colonisation française avant d'être
exilé en Syrie. C'est l'une des figures les plus importantes de l'Histoire de
l'Algérie.
« Lettre aux Français » de
l’Emir Abdelkader est un texte extraordinaire, à lire absolument dans la mesure
où il exprime cette liberté que devraient avoir les uns et/ou les autres à
n’accepter telle ou telle opinion qu’une fois convaincus de sa validité. Il
insiste sur l’idée de liberté et d’une discussion dont les seuls outils seraient
constitués par une mécanique argumentative.
Marqué par la culture hellénistique et tassawuf, notamment par Ibn el Arabi, il exprime déjà, au
milieu du dix-neuvième siècle, l’idée d’un monde qui devrait surpasser les
divisions cultuelles ou idéologiques pour emprunter la voie d’une civilisation
ou une race humaine faite d’ouverture. A lire cette lettre, on se rend compte
que, finalement, ses contempteurs, en oubliant de convoquer l’espace
référentiel et les conditions de production de telle ou telle démarche et ses
laudateurs, ceux qui font vite en besogne en le sacralisant et en usant des
lieux judiciaires, alors que l’Emir n’en avait cure, ce qui l’intéressait,
c’était le débat.
Son questionnement de l’idée de vérité est
extraordinaire. Son texte est d’actualité. Ce texte est tout simplement une
critique de nombreuses pratiques actuelles. Apparemment, ni ceux qui
l’attaquent, ni ceux qui se disent proches de lui ne le connaissent finalement,
le transformant injustement en enjeu politique. Qu’on lise ses textes, qu’on
interroge son parcours avec une certaine distance, même si la passion peut
accompagner l’investigation. J’aime beaucoup sa poésie.
« Si venait me trouver celui qui veut
connaître la voie de la Vérité, pourvu qu’il comprenne ma langue d’une façon
parfaite, je le conduirais sans peine jusqu’à la voie de la Vérité,
non en le poussant à adopter mes idées, mais en faisant simplement apparaître
la vérité à ses yeux, de telle sorte qu’il ne puisse pas ne pas la reconnaître
». Ainsi, Platon, Aristote et Galien traversent ce texte qui donne à lire la
séduction de l’espace intellectuel grec : « c’est chez eux que toutes
nos connaissances intellectuelles ont leur origine », écrit-il.
La lecture de cette « Lettre aux
Français » de quelqu’un qui avait la France, certes comme ennemi, mais
aussi des Français comme amis dont Napoléon 3 permettrait de mieux saisir la
force d’un homme ouvert à la « modernité », à l’humain tout en ne
reniant jamais sa résistance. Le parcours de l’Emir, comme de tout personnage
historique, est sinueux, seuls les historiens pourraient apporter une lecture
ou des lectures pertinentes. C’est leur métier. Ce texte est subdivisé en trois
parties : la science, le droit et l’écriture. Il ne peut ne pas interroger
l’écriture, comme genre littéraire, il est poète et les Ecritures, lui Soufi,
très marqué par une grande ouverture religieuse, lui qui a visité les lieux
saints de l’Islam à l’âge de 18 ans.
Ici, dans cette lettre, l’émir, notamment
dans son long passage consacré aux civilisations, plaide pour une rencontre des
cultures, des religions, de la discussion libre et de la tolérance. Il inaugure
son texte par une exhortation des uns et des autres « à l’examen direct des
choses et blâme l’adoption irréfléchie d’opinions toutes faites », rejetant
les aprioris, les préjugés, les présupposés et les jugements hâtifs et épousant
les contours de la perplexité.
Dans le premier chapitre, il insiste
essentiellement sur l’importance de la connaissance et de la science dans la
gestion des hommes et des sociétés, rétablissant ainsi la figure du lettré, de
l’intellectuel au sens moderne du terme. Tout cela ne devrait nullement
négliger la dimension spirituelle ou cette « nécessaire compatibilité de
la foi et de la Raison » tout en mettant en garde contre les dérives de
certains religieux, en citant l’histoire de Galilée injustement condamné pour
des raisons de pouvoir. Il donne à lire son désir de concilier les religions,
les cultures et les civilisations : « Si les musulmans et
les chrétiens avaient voulu me prêter attention, j’aurais fait cesser
leurs querelles et ils seraient devenus, intérieurement et
extérieurement, des frères. ». L’épisode damascène est souvent cité par
les historiens.
Cette « lettre » est d’une
grande beauté, d’un extraordinaire humanisme, qui pose déjà la question
toujours actuelle d’identités volages et des métissages culturels, reposant
autrement la question de l’altérité.