HISTOIRE-
PERSONNALITES- SALAH BEY (BEY DE CONSTANTINE)
©Rachid Lourdjane/El
Moudjahid, 21 février 2021
Il y a 229 ans, le 1er septembre 1792, par une nuit sombre et glaciale de
la citadelle de Constantine, Salah Bey, enchaîné, fut réveillé par ses bourreaux
pour être étranglé à l’aide de son turban. Ainsi était le sort infligé aux
dignitaires de haut rang accusés de rébellion ou de trahison. Une fin tragique
après un complot contre sa personne et une vaine tentative séparatiste montée,
à son insu, par ses propres partisans outrés par sa destitution.
Qui est cet homme de légende dont la gloire traverse le temps ? Qu’est-ce
qui explique que de nos jours encore, le tout Constantine et l’est du pays
portent en secret un deuil émotionnel que berce cette douce oraison funèbre «Galou el Arab Galou» en malouf et en chaâbi, composée par un poète
anonyme que d’autres sources attribuent à Cheikh El-Kurde. L’histoire de Salah
Bey est assez singulière. Né à Izmir en 1725, Salah Ben Mostapha débarque à
Alger où il est embauché comme cafetier. Il s’engage plus tard dans le corps
des Karaghol, un métier de milicien qui convient
mieux à son tempérament fougueux. Lors d’un siège contre Tunis, il se fait
remarquer comme un Dali ou redoutable guerrier par son chef Ahmed el Colli,
futur Bey de Constantine. La vie de Salah Bey est résumée dans un tableau
saisissant sous la plume d’un certain Borsali,
Secrétaire du Bey du Titteri qui a dû avoir des versions
de première main. Le texte original de Borsali serait
conservé dans la grande bibliothèque d’Alger. Mais l’essentiel de l’histoire de
Salah Bey était narré de bouche à oreille dans les cercles familiaux.
J’ai eu le privilège d’enregistrer de mémoire de longues heures durant,
l’Oncle Layachi, de son vrai nom Bennaceur
El Ayachi, décédé centenaire à Bologhine
il y a une vingtaine d’années. C’était un constantinois de vieille souche,
courtois, cultivé et rompu dans le métier de la justice. Il était doté d’une
mémoire fabuleuse, pour avoir retenu des détails surprenants et inédits sur ce
qu’il appelait «L’Affaire Salah Bey», nommée ainsi par
déformation professionnelle.
Tout a commencé par la décision de Mohamed Pacha d’Alger de mettre fin à
l’exportation des céréales à destination de la France, au cours des années
difficiles qui ont précédé la Révolution de 1789. La famine en France, qui
fragilisa grandement la monarchie, était devenue endémique depuis 1747. Mohamed
Pacha était irrité par le cumul des échéances non payées .
C’est alors qu’il décida l’arrêt des exportations vers les ports français.
L’ordre de stopper les ventes de blé fut réceptionné par Salah Bey et tous les
autres Beylicats. Mais voici qu’un dorgman «officiel» parvint à Constantine ordonnant le mouillage de
bâtiments français à Jijel pour le chargement de blé à destination de Toulon.
Salah Bey exécute. Suite à cette affaire, il est convoqué à Alger pour
s’expliquer. Il présente alors le document officiel portant le sceau du Pacha
lui ordonnant la levée du boycott commercial à destination de la France. On dit
que c’est de la confiance que naît la trahison, le Pacha d’Alger en fut
l’exemple parfait. En effet, Mohamed Pacha avait une entière confiance en son
gendre, le mari de sa propre fille. Il circulait librement dans le palais et
avait accès aux lieux les plus secrets. Il pouvait donc se servir du sceau et
obtenir des avantages financiers auprès de courtiers d’Alger spécialisés dans
le commerce de blé. Pour un tel crime commis par l’entourage proche, c’est la
peine suprême. Le gendre fut emmuré vivant dans le sous-sol de Dar Eslah, le Secrétariat d’État aux Armements situé dans la
Basse-Casbah à quelques dizaines de mètres de la mosquée Ketchawa.
Le bâtiment sera affecté à la Mouhafada FLN en juillet
1962.
Après 26 ans de pouvoir, Mohamed Pacha quitte ses fonctions, le 9 août
1791, auréolé d’une éclatante victoire en juin 1775 sur l’armada espagnole
menée contre Alger sous le commandement d’un infortuné général irlandais du nom
d’Alexandre 0’Relly. L’empire espagnol avait mobilisé près de 450 bâtiments,
22.000 hommes et un matériel considérable. L’attaque était préparée sur de
longues années. L’échec fut cuisant. Dans cette confrontation, Salah Bey, à la
tête de ses contingents de chameliers en ordre de bataille, stoppa les
Espagnols, le 8 juillet, dans l’embouchure d’Oued El-Harrach, malgré le
retranchement qu’ils avaient construit.
L’héritier au pouvoir, Hussein Khaznadji Pacha,
prit ses fonctions sous le signe d’un féroce remaniement. Brahim Chergui, Caïd
de Sebaou, remplaça Salah Bey dont le sort fut scellé
par la veuve du gendre accusé de faux et de trahison. La jeune femme accepta la
demande en mariage du nouveau Pacha, et exigea la tête de Salah comme unique
dote.
Brahim Chergui, nouveau Bey de Constantine, avait pour mission d’exécuter
Salah au moment favorable.
Le tout Constantine était en effervescence. Dans ce climat terrifiant, les
proches de Salah Bey, Slimane Zemirli, Caïd
El-Casbah, le Kheznadar et Ali El Gherbi,
Caïd des Meskoura, décidèrent de ne pas subir les
évènements, et, nuitamment, ils passèrent au fil de l’épée le nouveau Bey et
trois de ses proches à l’insu de Salah. Devant le fait accompli, et ne pouvant
plus reculer, Salah Bey fit battre le tambour dans toute la contrée et déploya
les Sandjak (drapeaux) sur les murs de la ville, en proie à une euphorie qui
sera de courte durée.
Quand la nouvelle parvint à Alger, le Pacha mobilisa un contingent d’élite
avec l’ordre de mâter la rébellion sous la conduite
du nouveau Bey de Constantine Boulahnak. Les portes
de la ville s’ouvrirent. C’était la fin de Salah Bey, après 20 ans de règne.