Spécialiste de la presse algérienne, AhceneDjaballah Belkacem, ancien
professeur associé à l’université d’Alger, revient ici sur la situation de la presse
algérienne. Il explique les raisons ayant conduit les médias à la crise
actuelle.
Un autre quotidien
cessera de paraître dans les prochains jours. Il s’agit du quotidien Liberté.
Les raisons ayant amené le propriétaire du journal à prendre cette décision
restent inconnues pour l’instant. Comment analysez-vous la disparition de ce
titre adossé pourtant à un groupe industriel ?
D’après ce que j’ai lu, la messe n’est
pas encore dite puisqu’il y a un conseil d’administration ou quelque chose de
ce genre qui doit se réunir et décider de la «solution
finale» bien qu’il ne faille pas trop se faire d’illusions. Il est évident et
visible d’ailleurs que le journal, en dehors de la grande qualité de ses
contenus et de ses journalistes souffre énormément certes de la contraction du
gisement de consommateurs de langue française, bien qu’il ait encore beaucoup
de fidèles, mais aussi et surtout de la «disparition»
organisée ou non de gisement publicitaire national. Ainsi, on a déjà noté
depuis pas mal de temps que la publicité publique, celle dite institutionnelle
qui compose plus de la majorité du marché national, a déserté ses pages et même
celle des entreprises privées nationales et étrangères ayant certainement «peur de mesures de rétorsion». Ont-elles reçu des «instructions» d’on ne sait où, ou alors sont-ce seulement
les «suivismes» habituels qui sont devenus, au fil du temps, une seconde nature
chez bien de nos opérateurs économiques… qui ont peur de leur ombre. Il est
vrai que certains l’ont payé assez cher. Et, être adossé à un grand groupe
industriel (ou autre) ne signifie plus rien, la débâcle des
«oligarques» (économiques et politiques) nés dans les années 80-90 et
2000 étant consommée et surtout lorsque le détenteur principal du capital a
pris, pour mille et une raisons, ses distances avec «son» journal ;
certainement pour préserver son «essentiel». En tant que bon gestionnaire, sur
les plans financier et économique, on peut difficilement lui en vouloir,
surtout si le journal est déficitaire depuis plusieurs années.
Les
modèles économiques adoptés par les médias algériens et qui n’ont connu que
très peu de changement depuis le début de «l’aventure
intellectuelle» sont-ils complètement dépassés aujourd’hui ?
Il est évident que le temps de «l’aventure intellectuelle», celle des années 90 est bel et
bien finie... comme d’ailleurs bien d’autres activités relevant de
l’«immatériel». Ne défendent plus cette option (qui relevait d’un tout autre
contexte né de la «révolution d’octobre 88») que des
«has been» (excusez du terme) dont, d’ailleurs beaucoup, hélas, ont disparu de
la scène médiatique. A l’époque, on défendait d’abord et avant tout non une
presse privée (au sens capitalistique du terme), mais une presse «indépendante» (au sens militant et engagé) ; une presse de
«service public», c’est-à-dire d’abord et avant tout au service de l’«intérêt
général». On a eu par la suite, avec le «bouteflikisme
triomphant», la grande embellie de la «presse commerciale» qui a vu la scène
médiatique littéralement envahie par les affaires, les manipulations multiples
(dont relève l’apparition des télévisons algéro-étrangères
privées) et, surtout, affairistes se cachant derrière le paravent de
journalistes complices volontaires, ceci afin de «respecter» les termes de la
loi relative à l’information. L’émergence et l’invasion internet n’a fait
qu’accélérer la descente aux enfers… la concurrence n’étant plus au seul niveau
de la pub’ mais se retrouvant aussi au niveau de la collecte et de la diffusion
de la donnée informative. Une course effrénée qui a multiplié les dérives
faisant ainsi l’affaire de tous les critiques, celles des institutions comme
celles de citoyens et des lecteurs. Il est vrai que la multiplication, parfois
injustifiée et même quasi-non réglementaire des supports a dispersé les
compétences diminuant ainsi la qualité des contenus et favorisé, en matière de
quantum publicitaire, les annonces à bas prix. L’absence d’une loi sur la pub a
été le facilitateur… Encore qu’il faille ne pas se faire d’illusions sur la
praticabilité des textes adoptés.
La rareté
de la manne publicitaire, induite notamment par la crise économique et le
maintien du monopole de l’ANEP, s’est accentuée ces derniers mois. Au lieu
d’aider la presse à surmonter cette crise, les autorités semblent vouloir
achever tous les titres qui ne rentrent pas dans sa ligne. A quoi obéit cette
logique ?
Je ne pense pas que les autorités
veuillent volontairement «achever» la presse qui ne
rentre pas dans sa ligne. Elles savent bien (ou elles devraient savoir) que
toutes les tentatives, le plus souvent bien plus individuelles ou groupales que
générales, bien plus circonstancielles qu’étudiées, et ce, depuis 90, ont fini
par échouer. Bien sûr, il y a pas mal de «cadavres»
qui jonchent la route de la com’. A mon sens, c’est le prix à payer… et ceci
est valable pour bien des pays, du Sud comme du Nord. C’est une logique liée à
toute vie politique et économique où que l’on se trouve. Il faut seulement s’en
rendre compte à temps, en prendre la mesure collectivement, ne pas se réfugier
derrière un passé bel et bien «fini» et… résister.
Comme ont résisté et lutté, malgré tous les dangers – alors mortels – les
dizaines d’amis et frères victimes du terrorisme durant la décennie noire.
Quel est
l’avenir pour la presse algérienne, selon vous ?
Pour ma part, les crises de la presse
actuelle sont le signe évident qu’il faut passer à une autre étape (on y a déjà
une jambe dedans), celle de l’«aventure économique» avec ses managers, son
marketing et études de marchés, des lois claires – concernant tous les pans de
la com’, les moyens comme les opérateurs et les travailleurs ainsi que les
rapports avec l’Etat – et libératrices des initiatives, mais appliquées à la
lettre pour et contre tous, aux journaux et journalistes du secteur public y compris,
et, pour respecter les vœux des «anciens de 88-90», respectueuses et faisant
respecter le «service public et l’intérêt général». Il y a, bien sûr, un gros
effort à faire en matière de formation (professionnelle et technique, j’insiste
sur ce point... en dehors de la recherche scientifique relevant des
universités) des professionnels de la com’… au niveau d’abord et avant tout
d’écoles de communication et/ou de journalisme.
N’oublions pas que les professionnels
(patrons comme travailleurs) doivent aussi combler un énorme vide qui n’a trop
duré ; celui de l’organisation en associations3 de promotion et de défense de
leurs intérêts et de leurs métiers. Car, pour l’instant et depuis la fin des
années 90, chacun ne fait que «tirer la couverture à
soi»...chacun ayant sa «logique».