HISTOIRE- ETUDES ET ANALYSES-ALGERIE/MÉMOIRE/ BENJAMIN
STORA, MARS 2022 (I/II)
Soixante ans après l'indépendance de l'Algérie,
les acteurs et héritiers de cette guerre peinent à s'entendre autour
d'une histoire douloureuse et conflictuelle. Franceinfo
a interrogé l'historien Benjamin Stora, auteur d'un rapport sur ces
questions mémorielles.
© France Télévisions/Elise Lambert, 18 mars 2022
"Il ne s'agit plus de déchiffrer pas à pas un
destin déjà écrit au ciel mais d'écrire le présent comme une histoire que les
siècles futurs sauront lire", écrit Alice Zeniter
dans son roman L'Art de perdre, qui retrace l'épopée d'une
famille de harkis durant la guerre d'Algérie. Soixante ans après la signature
des accords d'Evian, le 18 mars 1962, qui proclamèrent un cessez-le-feu et
ouvrirent la voie à l'indépendance de l'Algérie en juillet, les acteurs de
cette guerre et leurs descendants continuent de se diviser sur cette histoire
douloureuse.
Quelles sont les traces et les effets des mémoires de
la colonisation et de la guerre d’Algérie sur la société française ? Quel
statut donner aux souvenirs de chacun ? Comment écrire un récit commun ? Franceinfo a interrogé l'historien Benjamin Stora, auteur
d'un rapport
sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie. Il est
également l'auteur de France-Algérie, les passions douloureuses (2021,
Albin Michel).
Franceinfo : En
France, combien de personnes sont aujourd'hui concernées par la guerre
d'Algérie ?
Benjamin Stora : Parmi
ceux qui ont vécu la guerre d'Algérie, il y a le groupe le plus important,
celui des appelés du contingent. Plus d'un million et demi de soldats ont été
envoyés de métropole en Algérie. Ensuite, il y a eu un million d'Européens
d'Algérie, les pieds-noirs. Pendant la guerre, il y avait déjà 400 000
immigrés algériens en métropole, auxquels s'ajoutent 500 000 autres
Algériens venus après l'indépendance. En 1962, il y avait donc en France
environ 3,5 millions de personnes nées en Algérie ou qui y ont vécu.
Il faut bien sûr ajouter le groupe important des
harkis (supplétifs musulmans de l’armée française) et leurs enfants, soit
200 000 personnes environ, puis tous les gens mêlés, les opposants,
ceux qui ont construit leur parti politique durant la guerre, les
"porteurs de valise" (militants soutiens du Front de libération
nationale). Avec les descendants, on estime qu'il y a entre 6 et
7 millions de personnes concernées aujourd'hui en France par la guerre.
A l'indépendance de l'Algérie, quelle a été l'attitude
de la France vis-à-vis des acteurs de cette guerre ?
Très vite, il a fallu tourner la page de cette guerre
pour différentes raisons. La France sortait de plusieurs décennies de conflits,
la Seconde Guerre mondiale, la guerre d'Indochine, puis la guerre d'Algérie. Il
y avait une volonté très nette d'une immense majorité de la population de
connaître la paix. Même si la guerre d'Algérie, qu'on a longtemps appelé
"les événements", "la guerre sans nom", semblait lointaine
depuis la métropole, la France vivait en situation d'angoisse, d'anxiété de la
guerre, et il y avait un grand désir d'oubli.
Puis les années 1960 marquent le début des Trente
Glorieuses, il y a une volonté de consommation, de voyages. La France veut
entrer dans la modernité économique. Le général de Gaulle veut réorienter le poids
géopolitique de la France vers la construction européenne et l'axe Paris-Bonn
(Allemagne). Pour les dirigeants politiques, il y a un désintérêt vis-à-vis de
l'ensemble des populations du Sud, témoins d'une époque qui représente l'ancien
temps, le temps de l'Empire, de la colonisation.
Dans votre ouvrage La Gangrène et l'oubli,
vous expliquez comment l'Etat a organisé cet oubli…
Il y a eu une volonté de l'Etat d'effacer cette
histoire. De nombreuses mesures d'amnistie sont instaurées dès 1962. La première
figure dans les accords d'Evian, où il est décidé qu'on ne peut pas juger les
responsables des exactions commises durant la guerre. Ensuite, il y a la loi de
1968 qui attribue l'amnistie pénale aux militants de l'Algérie française et de
l'OAS, et qui leur permet de revenir en France.
En 1974, sous Valéry Giscard d'Estaing, des lois
effacent toutes les condamnations prononcées pendant ou après la guerre
d'Algérie. En 1982, François Mitterrand réintègre dans l'armée française les
principaux généraux putschistes, avec grades, pensions et décorations.
"Il n'y a jamais eu de
procès sur la guerre d'Algérie en France. Personne n'a été poursuivi."
Benjamin Stora
à franceinfo
A l'époque, l'oubli est aussi voulu
par la société française. Les personnes qui ont vécu la guerre avaient
"intérêt" à oublier, il y avait une volonté de surmonter le deuil,
les épreuves. Il n'y a pas eu d'opposition sur ces lois d'amnistie, pas de
revendications. La demande d'abrogation de ces textes viendra plus tard avec le
réveil mémoriel des enfants et petits-enfants dans les années 2000.
Quelle a été l'évolution du
discours des présidents français à ce sujet ?
Pour le général de Gaulle, Georges Pompidou, Valéry
Giscard d'Estaing et jusqu'à François Mitterrand, le discours a été très
simple. Il s'est focalisé sur le partenariat économique avec l'Algérie, pays
qui restait très important, notamment avec l'exploitation du gaz et du pétrole
dans le Sahara. Il y a aussi eu des accords sur la gestion des migrations entre
les deux pays.