COMMUNICATION
– OPINIONS ET POINTS DE VUE- JOURNALISME (MÉTIER)/ Pr AHMED CHENIKI
© Pr Ahmed Cheniki, fb,
lundi 21 février 2022
PEUT-ON PARLER DE JOURNALISME PROFESSIONNEL EN ALGERIE?
Un journaliste américain qui avait effectué un séjour,
il y a de nombreuses années en Algérie, a, dans un entretien, insisté sur des
éléments essentiels dans la pratique journalistique : responsabilité, service
public, vérité, éthique journalistique et techniques rédactionnelles.
Il est des termes qui se conjuguent tellement à des
réalités abstraites qu’ils perdent ainsi leur sens. La notion de liberté reste
marquée par des équivoques et des glissements sémantiques et lexicaux très
sérieux. Souvent, on entend des journalistes protester contre l’absence de sources
alors que c’est le journaliste lui-même qui doit chercher l’information en
utilisant tous les moyens possibles pour atteindre son but. La quête de
l’information implique une formation conséquente car celle-ci doit-être vérifiée
et revérifiée avant d’être digne d’être publiée.
L’usage des mots n’est pas aussi simple et facile que
certains ont tendance à le penser. L’omission d’une virgule dans une dépêche a
été à l’origine de la plus longue guerre européenne de l’Histoire. Ainsi,
liberté rime avec responsabilité. Responsabilité devant les faits à publier et
devant le lecteur. Aujourd’hui, dans notre presse encore marquée par un
flagrant manque de professionnalisme, l’insulte et l’invective s’érigent en
véritables règles de conduite. Le lynchage de personnes ou de structures, sans
aucun travail d’investigation préalable, n’obéit à aucune règle professionnelle
d’autant plus que la vérification et la critique des sources n’ont pas lieu.
Dans certains journaux sérieux, certes rares, dans le monde, on exige du
journaliste une grande distance avec les faits et un éloignement permanent des
espaces de décisions politiques et économiques, ce qui l’empêcherait de
fréquenter les hommes politiques et les décideurs. Toute proximité avec ces
univers rendrait son projet sujet à caution, discutable et trop peu crédible.
N’est-il pas utile d’appliquer la même logique dans nos écrits journalistiques,
évitant ainsi de faire le jeu volontaire ou involontaire des tribus politiques
? Le journalisme est l’espace privilégié du manque et de la frustration. C’est
aussi le lieu de l’humilité. L’écriture journalistique ne devrait pas rester
prisonnière du commentaire, de la profusion des adjectifs et du compagnonnage
des hommes politiques et du monde de l’argent. On a vu également des
journalistes algériens accepter des invitations de ministères étrangers des
Affaires extérieures, de Djezzy ou d’officines
étrangères ou se faire « former » par certaines fondations peu amènes ou des
directeurs de journaux, signer un document délimitant les territoires
déontologiques sous l’égide de l’union européenne. Comme si les Maghrébins
devaient toujours s’abriter derrière un parapluie éthique « occidental ». Fanon
parlerait dans ce cas de « complexe du colonisé ».
La couverture des événements internationaux (Ukraine,
Syrie, Libye, Mali) pose sérieusement problème dans la mesure où certains
journaux, reproduisant généralement les dépêches des agences de presse «
occidentales » sans les interroger, faisant valoir les positions officielles
des gouvernements des pays d’origine de ces agences qui reprennent le discours
officiel, surtout en temps de crise. J'ai l'impression que la position
défendue, souvent sans le savoir, est celle des Etats d'hébergement des agences
de presse, notamment l'AFP et Reuter. Il serait plus professionnel de prendre
de la distance avec les dépêches d'agence, en les interrogeant et en reprenant
uniquement les informations "brutes"? Ceci
devrait-être valable pas uniquement pour l'international, mais aussi pour les
autres rubriques (la sportive notamment)? L'absence de
véritables rédacteurs en chef pose sérieusement problème.
La jeunesse des équipes rédactionnelles souvent non
formées ni soutenues par les anciens dont un nombre important manque tragiquement
d’expérience, l’absence de recul devant l’information et de politiques
éditoriales cohérentes donnent l’impression au lecteur qu’il est en présence de
tribunes partisanes et politiques. Le tract se substitue à l’article
journalistique. Les adjectifs qualificatifs et possessifs, les adverbes, le
passé simple, le présent de narration, l’impératif et les formules
prescriptibles, lieux exceptionnels dans l’écriture journalistique, se muent en
espaces communs. Le conditionnel est souvent malmené alors qu’il se transforme
souvent dans certaines situations de communication, en indicatif. Quand on
écrit : « X serait un escroc » ; au niveau de la réception, la formule devient
tout simplement : « X est un escroc ».
Le journalisme sérieux n’est pas le lieu où se manifestent
les états d’âme et les formules sentencieuses qui réduisent souvent un propos
fondamental à quelque tournure phrastique, hautement marquée subjectivement.
L’écriture journalistique a horreur des drôleries partisanes caractérisant
certaines interventions et de la gymnastique et des contorsions lexicales
marquant des écrits, pleins de mots difficiles et manquant tragiquement de
rigueur et de concision. Souvent, la transition d’un fait à un autre pose
sérieusement problème, trahissant une grave méconnaissance des techniques d’écriture.
La confusion entre les différents genres (reportage, commentaire, éditorial,
enquête…) est courante. On devrait insister sur l’importance de l’investigation
et du reportage qui sont les éléments essentiels de l’écriture journalistique.
Tout journal, privé ou public, est, en principe, concerné par cette obligation
de service public qui ne semble pas jusqu’à présent marquer les consciences.
Pour le journaliste, il n’y a pas de saint, de diable
ou de source privilégiée, il y a le fait tout simplement.
Les journaux et les télévisions devraient prendre en
charge leurs journalistes, notamment dans la maîtrise de l’outil informatique.
Ecrire des articles ne se limite pas à un simple
alignement de mots et de phrases, mais obéit à plusieurs logiques qui
s’interpénètrent, se complètent et donnent vie à un texte où les failles et les
« trous » sont obstrués par une vérification répétée de l’information. Les
directions sont-elles disposées à se lancer dans ce type d’écriture, c’est-à-dire
dans le journalisme, en commençant par aider leurs journalistes, les rétribuer
en conséquence, les former et leur permettre de découvrir le monde ? Il est
nécessaire de payer le prix. A regarder les chaines de télévision algériennes,
on ne peut pas ne pas conclure qu’elles n’ont absolument rien à voir avec
l’information et la communication, ni avec le journalisme.
L’essentiel, c’est l’information. Il n’y a pas plus
beau qu’une passion soutenue par la froideur du coup d’œil. Le journaliste doit
tout interroger, vérifier, déplaire, déranger, dire aussi les belles choses, ce
n’est pas un « enfant de chœur ». Si un journaliste ne dérange pas les uns et
les autres, il n’a absolument rien à voir avec ce métier. J’aime beaucoup cette
belle formule d’Albert Londres : « Je demeure convaincu qu'un journaliste n'est
pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les
processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre
métier n'est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter
la plume dans la plaie... ».
Ecrire, c’est aussi prendre le risque de perdre des
amis, d’être « mal vu ». La fonction du journaliste est de chercher
l’information et la transmettre à un (des) public (s) en prenant de la distance
avec les faits, en essayant d’être le plus objectif possible, en entreprenant
une véritable critique des sources et en n’arrêtant pas de vérifier et de
revérifier l’information et de ne croire personne, tout en prenant acte du
propos des uns et des autres. Ecrire sérieusement, quêtant la « vérité », en
usant d’une neutralité opératoire, c’est aussi prendre des risques dans des
contextes de crise ou d’espaces pas encore habitués aux libertés de dire et à
l’autonomie de l’espace journalistique.
Tout événement est digne d’être couvert, il n’y a pas
de petit ou de grand événement, mais de petit ou de grand journaliste. Le
journaliste devrait être autonome, ne pas être assujetti à telle ou telle
autorité, à tel ou tel groupe, officiel ou opposant. Il ne doit jamais être
impressionné par le grade ou le poste occupé par les uns et les autres, ni
espace officiel ni opposition. Ce qui importe, c’est avoir l’info, en usant des
techniques permettant justement de la récupérer. Le vrai journaliste est très
prudent par rapport aux « sources », officielles, parallèles ou informelles.
Toutes les sources se valent, elles sont toutes à interroger. Le journalisme,
ce sont les faits ; les discours, les promesses, les possibilités au futur sont
à interroger, la mémoire devrait-être vive. Un journal qui, même dans un court
papier, mettant en scène plusieurs entités, ne fait pas appel à de nombreuses
sources, n’a rien à voir avec cette belle profession.