HISTOIRE – TEMOIGNAGES - FERHAT
ABBAS/REPONSE A JOURNALISTE, 1955
© L’Expression/Boucetta Said, lundi 31/1/222
Dans la foulée des initiatives mémorielles du
président Emmanuel Macron, en rapport avec le passé colonial de la France, des
voix acquises aux lobbies de l’Algérie française s’évertuent à trouver quelques
bonnes actions de la colonisation en Algérie. L’argument de ces nostalgiques
tiendrait dans le fait que la colonisation ait transformé le pays. Zemmour et
consorts évoquent les villes, les hôpitaux, les routes pour convaincre leurs
interlocuteurs français de métropole. «Les traces de
l’action française en Algérie sont encore visibles», disent-ils. Cette même
phrase a déjà été prononcée par un journaliste français qui, en 1955,
interrogeait Ferhat Abbas, à l’époque encore président de l’UDMA. La réponse de
celui qui allait être le premier président du GPRA était cinglante. «L’œuvre française en Algérie a transformé le pays. Mais
elle l’a transformé à la manière d’un propriétaire qui s’empare de la maison de
son voisin et qui l’aménage pour ses propres enfants et à leur goût.».
Le propos, très bien imagé, donne le ton du caractère raciste du système
colonial. Ferhat Abbas poursuit sa démonstration en affirmant que la France a
tout fait pour permettre à ses enfants «de vivre normalement, sans se
préoccuper de ce que deviendraient les enfants du voisin».
Le tableau ainsi peint en 1955 résume assez bien «l’œuvre
civilisatrice» de la France en Algérie. Tout pour les Français et rien pour les
Algériens. Les arguments pour étayer son propos ne manquaient pas au leader
politique algérien.
Pas d’écoles, pas de routes…
Tout en relevant que «l’élément autochtone a profité
des routes. Il a profité de la transformation», Ferhat
Abbas détruit cette thèse en relevant que «cette transformation a été faite au
profit du colon, et uniquement au profit du colon.» C’est on ne peut plus
clair. Et de souligner, comme pour précéder une protestation de son interlocuteur
: «Ce qui a été fait pour l’autochtone a été fait à
l’usage de la propagande. C’est resté à l’état de l’échantillon.».
Nous sommes en 1955 et Ferhat Abbas, répondant à la question d’un journaliste,
lui a rappelé que «la prospérité du colon a pour origine d’abord notre
asservissement.» Quant au budget de l’Algérie, «il est autonome depuis 1900, et
indépendant par conséquent, du budget de la France.»
En évoquant l’aspect financier, le politique aguerri qui connaît parfaitement
le fonctionnement de la métropole et de sa colonie, place le débat sur le
terrain du concret. Posons-nous donc la question de savoir en quoi est traduit
le système colonial sur le terrain ? «Lorsqu’il
dépense 1000 francs pour un Français en Algérie, il ne dépense qu’un franc pour
un Algérien», répond Ferhat Abbas. «Nous n’avons pas
d’écoles. Il y a exactement 2 millions d’enfants algériens d’âge scolaire qui
ne peuvent pas être scolarisés, alors qu’il n’ y a pas
un seul Français en Algérie qui ne soit pas scolarisé», poursuit-il, comme pour
dire que les villes, les ponts et les routes ne scolarisent pas. Et évoquant la
situation réelle vécue par les Algériens sous la colonisation, il assènera : «Nous n’avons pas d’écoles, pas de routes, pas d’hôpitaux.
Les hôpitaux dont fait état la propagande française sont tous dans les grandes
villes. C’est-à- dire qu’ils ont été édifiés pour l’usage de l’Européen».
Le visage de la colonisation
C’est une réponse faite en 1955 à des allégations mensongères proférées,
aujourd’hui encore, par les nostalgiques de l’Algérie française. Cette même
Algérie française a fait bien pire ! «Nous avons été
privés de nos meilleures terres. La fonction publique nous a été interdite.
Notre commerce et notre agriculture sans soutien et sans crédit. La Justice,
l’Armée, l’administration, sont exclusivement entre les mains de la minorité française», explique Ferhat Abbas calmement et sans passion.
C’est la stricte vérité et le journaliste qui l’interviewait savait
pertinemment tout cela, de même que les nostalgiques d’aujourd’hui.
Nous sommes en 1955 et le dirigeant indépendantiste algérien affirme que les
siens «doivent se contenter d’être des soldats pour
défendre la liberté de la France, des contribuables pour alimenter le budget de
l’Algérie et de la main-d’œuvre à bon marché pour contribuer à la prospérité de
l’élément européen.» C’est la stricte réalité de l’époque qu’aucun historien ni
politique ne peut nier.
Les propos de Ferhat Abbas sont documentés. Il n’y a ni exagération, ni
idéologie dans sa déclaration. C’est le véritable visage de la colonisation que
décrivait un homme qui a passé une bonne partie de sa vie militante à chercher
à convaincre les colons, qu’il était possible de vivre en harmonie sous la
bannière de la République française. Il a rejoint le FLN parce qu’il a acquis
la conviction que le système colonial est pourri, raciste et inhumain. À propos
de transformation dont se prévalent les nostalgiques, «la transformation à
laquelle vous faites allusion a été réalisée grâce au travail des Algériens et
aux ressources propres à l’Algérie. Il n’y a pas eu de grands investissements
de capitaux français en Algérie.» C’est dire donc que
le système colonial a pillé, affamé, tué des millions d’Algériens pour faire
vivre une poignée de colons. Il n’y a pas eu d’effort métropolitain ou quelques «attentions» qu’on pourrait attribuer aux pieds-noirs. «Ce qui a permis la transformation du pays, c’est ce qu’on a
appelé les impôts arabes. Ce sont les ressources du pays et surtout le travail
des Algériens. Et ça, on a tendance à l’oublier en France»,
conclut l’intellectuel algérien.