COMMUNICATION- ETRANGER- « LE MONDE »
/STRATEGIE EN AFRIQUE (suite,II/II)
© Agence Ecofin/ Moutiou
Adjibi Nourou , mardi 23 novembre 2021
AE : L’année
dernière, la Covid-19 a mis en difficulté de nombreuses entreprises médiatiques
dans le monde. Pensez-vous que le modèle économique traditionnel des médias
dans le monde est devenu obsolète et que les médias qui souhaitent investir en
Afrique doivent se réinventer pour s’adapter à ce changement ?
Louis Dreyfus : Je pense qu’un média historique doit pouvoir parler à
la fois à son lectorat, son audience historique, via les supports qui sont les
siens. Et en même temps investir dans les nouveaux formats et les nouvelles
plateformes pour parler aux jeunes générations. Je pense qu’un journal ou un
magazine qui n’est pas présent sur les nouvelles plateformes telles que TikTok, YouTube ou Snapchat, en tout cas en Europe, aura du
mal à ce que ces moins de 15 ans ou moins de 20 ans, deviennent dans 10 ans des
lecteurs. Donc, il faut absolument s’emparer de ces formats, être sur ces
plateformes qui ont un mérite essentiel c’est de nous permettre d’être diffusé
à très large échelle.
AE : Sur ce
continent comme ailleurs, la numérisation avance à pas de géant. Quel avenir voyez-vous
pour les médias papier, encore nombreux en Afrique ?
Louis
Dreyfus : Au Monde,
nous continuons à lancer des supports papiers. Nous avons des projets dans les
cartons pour 2022. Quand on a lancé, il n’y a pas très longtemps, « M »,
le magazine du weekend du Monde, nous avons très vite vu une
augmentation de nos ventes en kiosques. Donc il y a encore une appétence pour
les nouveaux produits en presse. Mais c’est plutôt pour les plus de 40 ans qui
constituent, en Europe, un volume important de la population. En revanche les
moins de 20 ans, je ne pense pas qu’on puisse les séduire, ni aujourd’hui, ni
après demain, avec un support papier. Une des priorités que je partage avec
Jérôme Fénoglio, le directeur du journal, c’est
d’essayer de voir comment nous pouvons investir les générations de moins de 20
ans, pour construire l’avenir du groupe pour les 10 ou 15 prochaines
années.
AE :
Contrairement à l’Europe, en Afrique, plus de la moitié de la population est
jeune. On se demande si dans un futur proche, les médias papiers auront le même
avenir qu’en Europe ou il y a encore un lectorat plus âgé ?
Louis
Dreyfus : Nous, au Monde,
on fait de moins en moins la différence entre les médias papiers et les médias
numériques. En revanche, ce qui est sûr, c’est que les médias qui, pour nous,
auront un avenir, sont les médias qui seront adossés à de vraies
rédactions.
C’est vrai que les
réseaux sociaux permettent, très facilement, d’avoir une diffusion importante,
mais si vous voulez durer et si vous voulez trouver un modèle économique, il
faut que l’information que vous produisez ait de la valeur. Et pour qu’elle ait
de la valeur, vous avez besoin d’avoir de vrais journalistes et d’en avoir
beaucoup. Donc je ne sais pas si le papier sera l’avenir des médias en Afrique,
en revanche, se dire que des médias pourront se développer durablement sans de
vraies rédactions, ça me semble être une illusion.
AE : Une question
qui a beaucoup fait l’actualité au cours de cette période de COVID-19, c’est le
débat sur les droits voisins. Ça a été très présent dans l’actualité européenne
et en Australie. Selon vous, pourquoi la question ne semble pas encore
intéresser en Afrique ?
Louis
Dreyfus : Il n’y a que les
médias africains pour porter ce combat-là. Ce ne sont pas les plateformes comme
Google et Facebook qui sont venus naturellement nous dire « On va vous
verser des droits voisins », ça a d’abord été un combat mené par les
médias, puis relayé par les Etats, qui a donné lieu à une législation
européenne, puis française. Et après, il y a eu des négociations soit
bilatérales (ça a été le cas du Monde), soit par les syndicats
professionnels. Mais si les médias du continent africain ne s’emparent pas de
ce sujet, et que les Etats africains ne consacrent pas du temps à ce sujet, les
plateformes n’ont aucun intérêt à aller naturellement vers le paiement des
droits voisins. En revanche, je pense que les avancées qui ont été faites en
France, sont de nature à faciliter cette négociation en Afrique.
AE : Mais est-ce
qu’aujourd’hui, concrètement, ces médias africains qui n’ont pas le poids des
médias comme « Le Monde », Reuters et autres, peuvent
porter ce combat ?
Louis
Dreyfus : Moi je pense que vous
avez, aujourd’hui, une conjoncture qui est particulièrement favorable, à savoir
que ces plateformes (Google et Facebook) sont soumises à une vraie opposition,
sur la nature de leur pouvoir, sur leur taille. Et s’ils peuvent montrer qu’ils
sont capables, grâce à cette puissance, d’aider des médias, voire des médias en
difficulté, ou des médias plus petits, ou des médias sur d’autres continents
que le continent européen, peut-être qu’ils peuvent le faire.
AE : La culture
africaine, c’est une culture très diverse. On parle même de cultures
africaines, avec des francophones, des anglophones, des lusophones, des
arabophones et surtout des langues locales. Aujourd’hui, selon vous, comment
les médias traditionnels peuvent résister à la concurrence des réseaux sociaux
qui, eux, sont parfaitement adaptés à cette diversité ?
Louis
Dreyfus : Je pense que, dans les
prochaines années, vous verrez que l’amélioration et l’évolution de la
traduction, grâce à l’intelligence artificielle, vont permettre aux grands
médias de traduire leurs contenus. Je pense que, ce que les réseaux
sociaux ont adopté de façon relative, qui est la traduction simultanée avec
l’intelligence artificielle, nous y viendrons tous. Et à ce moment-là, la
puissance des contenus qu’on peut produire fera la différence.
AE : Le Rwanda
est passé à l’anglais et plusieurs pays francophones ont annoncé leur intention
de placer l’anglais au même niveau que le français dans leurs cursus scolaire.
Pour vous, est-ce un échec de la francophonie ? Et comment lutter contre cette
érosion ?
Louis
Dreyfus : Oui c’est un échec.
Mais je pense qu’il n’y a pas de fatalité à cela. Nous, au Monde,
on considère que développer un média indépendant comme « Le
Monde » sur le continent africain, c’est aussi défendre les
intérêts de la francophonie. Et si on peut avoir un soutien des pouvoirs
publics français, ou de l’Union européenne, pour porter ce type de
développement, on en sera heureux, mais il y a un enjeu pour la francophonie de
maintenir une présence francophone qui peut passer beaucoup par
l’information. Je pense que, quand vous citiez, au début de cette
interview, l’ensemble des initiatives de médias français en direction de
l’Afrique, ça prouve bien qu’il n’y a pas de fatalité et qu’on est plusieurs à
être convaincus qu’on peut trouver un espace de développement en Afrique à
travers les médias que nous dirigeons.
AE : Aujourd’hui,
est-ce que le développement de grands medias
panafricains en Afrique peut se faire sans un certain soutien des décideurs
publics ?
Louis
Dreyfus : Je pense que ça peut
se faire. Ça peut se faire avec, mais ça peut aussi se faire sans. Et si on
considère que, parmi les critères qui font qu’un media est rigoureux, il y a
son indépendance à l’égard des causes partisanes, alors l’indépendance à
l’égard des pouvoirs publics est parfois indispensable. Apres,
vous avez des financements publics qui peuvent être octroyés sans
contreparties, parce que des Etats peuvent considérer que, pour la transformation
de la société, il faut des médias de qualité. Mais dans ce cas, il faut être
très vigilant, ça veut dire qu’il n’y a pas de contreparties.