COMMUNICATION- ETRANGER- « LE MONDE »
/STRATEGIE EN AFRIQUE (I/II)
© Agence Ecofin/ Moutiou
Adjibi Nourou , mardi 23 novembre 2021
En pleine révolution économique, culturelle et
sociétale, l’Afrique devient la nouvelle frontière des groupes internationaux.
Dans cette logique, le groupe français « Le Monde » a
lancé depuis 2015 une stratégie Afrique destinée à faire de son titre un
« média panafricain francophone de référence ». En visite à
Abidjan, Louis Dreyfus, président du directoire du groupe « Le
Monde » a signé un accord avec Orange Côte d’Ivoire pour la mise
en place d’un système d’abonnement pour ses produits dans le pays. Il a accepté
de répondre aux questions de l’Agence Ecofin sur les ambitions de son groupe en
Afrique.
AE : Il y a 6 ans, vous avez
annoncé votre intention d’étendre votre audience à la francophonie, comme The
Guardian l’a fait aux USA et en Australie. Qu’en est-il
aujourd’hui de cette ambition ?
Louis Dreyfus : Nous avions deux
objectifs au départ. Le premier c’était d’améliorer la couverture éditoriale de
l’actualité africaine. C’est-à-dire que « Le Monde » propose
une couverture plus riche de l’actualité africaine et ne se limite pas aux
crises politiques ou aux crises écologiques. Aujourd’hui, on le fait beaucoup
mieux, simplement parce qu’on a mis beaucoup plus de ressources
rédactionnelles, puisque nous avons environ 35 journalistes qui couvrent
l’Afrique. C’est beaucoup plus que ce qu’il y avait il y a 11 ans, quand j’ai
pris fonction.
Pour nos lecteurs historiques, on pense qu’il faut
mieux raconter la transformation de la société africaine, de l’économie
africaine, les réussites de la culture africaine, ce qu’on ne faisait malheureusement
pas assez. La deuxième chose, c’est comment on peut toucher une audience
beaucoup plus large au-delà de nos frontières naturelles, et ça, le numérique
nous le permet. Avec l’abonnement numérique on pense que, dans les prochains
mois et les prochaines années, nous avons la capacité de construire un relais
de croissance pour le groupe « Le Monde » et ça
c’est notre prochain objectif.
Agence Ecofin : Vous avez lancé en
2015 Le Monde Afrique qui a déjà connu quatre rédacteurs en
chef en 6 ans. Qu’est ce qui explique ce mouvement ?
Louis Dreyfus : Au Monde on
essaye de faire bouger les hiérarchies très régulièrement. Personne ne reste à
un poste pendant très longtemps. Mais dans la réalité, les rédacteurs en chef
du Monde Afrique ont tous été promus. La dernière en date,
Maryline Baumard est aujourd’hui directrice adjointe de la rédaction, ce qui
marque bien l’intérêt du journal pour l’Afrique et le fait qu’on considère
aujourd’hui le Monde Afrique comme une réussite, et aussi
comme une priorité.
AE : Les médias publics comme RFI,
France 24, voire même l’AFP, disposent de moyens importants qui leur permettent
une large couverture française de l’actualité africaine. A laquelle s’ajoutent
celles de médias privés comme Le Point Afrique, La Tribune
Afrique, La Croix Afrique, etc. Pourquoi autant d’intérêt pour
l’Afrique francophone ?
Louis Dreyfus : D’abord, je pense
qu’il faut séparer les choses. Il y a des médias qui, parce qu’ils agrègent le
terme « Afrique » à leurs marques, prétendent avoir une stratégie
Afrique.
Nous, on a 35 journalistes qui travaillent pour Le
Monde Afrique. Je ne sais pas combien de journalistes permanents
travaillent pour le Point Afrique ou la Tribune
Afrique mais je pense qu’on parle de deux choses très différentes. La
deuxième chose, et c’est à mettre au crédit de ce qui se passe en Afrique,
c’est que de plus en plus, en Europe, on est convaincus qu’il y a un phénomène
de bouillonnement culturel et économique en Afrique, qui nous touche directement
et qu’on a envie de raconter.
AE : Vous avez également, il y a
quelques années, manifesté votre intérêt pour le quotidien ivoirien à capitaux
publics, Fraternité Matin. Est-ce toujours d’actualité ?
Louis Dreyfus : Chaque fois qu’on essaye
de développer des événements en Afrique on essaye de faire en sorte que ce ne
soit jamais en concurrence avec un média local, mais que ce soit plutôt en
complément d’un média local. Pour autant, on fait très attention à ce que les
contenus du Monde ne soient que des contenus du Monde et
qu’à aucun moment un autre média ne puisse republier nos contenus, parce qu’on
considère qu’il faut garder cette exclusivité pour les lecteurs du Monde.Donc, l’annonce avec FratMat
a été faite à l’occasion d’un forum assez important qu’on avait organisé en
Côte d’Ivoire. On s’était associés à ce média parce qu’on voulait qu’il y ait
un média local qui soit pleinement impliqué. Nous ne nous sommes pas associés,
ni capitalistiquement, ni rédactionnellement. Ils
avaient simplement pu, comme nos journalistes, couvrir cet événement. C’est ce
type d’association que nous faisons, mais nous ne faisons jamais d’association
capitalistique, et surtout nous veillons à ce que les rédactions soient très
isolées les unes des autres pour défendre l’identité de chacune d’elles.
AE : Ce type de partenariat est-il
appelé à se renforcer à l’avenir ? Avec FratMat
par exemple ?
Louis Dreyfus : Avec FratMat ou un autre. Chaque fois que nous faisons quelque
chose d’une grande ampleur, nous regardons s’il y a un acteur local qui aurait
envie de s’associer avec nous et qui est compatible avec ce qu’on peut faire.
Il n’y a pas d’exclusivité en la matière.
AE : Quel regard portez-vous sur
l’évolution du journalisme africain ? Et des médias africains ?
Louis Dreyfus : Je ne me permettrais
pas d’avoir un avis général parce que je ne suis pas expert, mais je vois qu’il
y a un paysage médiatique qui est très morcelé. Prenons l’exemple de la Côte
d’Ivoire. Il n’y a pas un grand acteur qui se dégage à ma connaissance. En
presse papier, il y a une multitude d’acteurs et leur point commun, c’est que
c’est une presse qui est plutôt partisane, ce qui n’est pas péjoratif, mais
c’est plutôt ça, avec des diffusions qui sont limitées. Et aucun de ces
acteurs, à ma connaissance, n’est pleinement engagé dans la transformation
numérique. Vous avez par ailleurs, pour les jeunes générations, une
information qui se passe sur les réseaux sociaux. Nous, ce qu’on pense, c’est
qu’un acteur important avec des ressources et des capacités d’investissement,
présent dans la presse papier comme « Le Monde », peut avoir
aussi une stratégie numérique et transformer une partie de son capital auprès des
jeunes générations. C’est le cas au Monde, nous avons investi très
tôt sur Snapchat, sur Tiktok ou sur Youtube, et aujourd’hui nous avons plus de 50% de nos
nouveaux abonnés numériques qui ont moins de 30 ans. C’est là que je vois la
différence et ça, ça vient probablement du fait qu’il n’y a pas de grand
acteur, en tout cas pas à ma connaissance, qui ait cette capacité-là. Mais il
n’y a pas de raison qu’à terme ne naissent pas de grands acteurs du monde des
médias capables d’avoir cette stratégie parce que, on l’a vu notamment avec la
crise du Covid en Europe, il y a un besoin
d’informations plus rigoureuses qui a permis à des titres comme « Le
Monde » de développer son lectorat et sa base d’abonnés.
AE : Selon-vous, qu’est-ce qui
explique le fait qu’il y ait un véritable challenge pour l’émergence de grands
médias d’origine africaine, basés en Afrique et avec des rédactions
africaines ?
Louis Dreyfus : C’est peut-être parce
qu’en réalité, quand je parle moi-même d’une vision africaine, je me trompe, et
que la vision doit être locale. Mais le marché local, pour l’instant, est trop
resserré pour permettre à un grand acteur de se développer. C’est aussi parce
que, dans beaucoup de pays d’Afrique, il n’y a pas eu une tradition de médias
indépendants et qu’aujourd’hui, au moment où une partie des gens cherche une
information plus rigoureuse, souvent cela va de pair avec l’indépendance.
AE : Dans l’hypothèse d’un
développement africain plus conséquent de votre groupe, envisageriez-vous de
constituer une rédaction africaine, à Abidjan, à Dakar ou dans une autre
capitale ?
Louis Dreyfus : C’est trop tôt pour le
dire. Cela dépendra beaucoup du rythme de croissance de nos abonnements
numériques en Afrique. Nous venons de lancer un partenariat avec Orange en Côte
d’Ivoire pour que l’audience ivoirienne puisse s’abonner via Orange Money au
Monde.fr. En France, au fur et à mesure que notre portefeuille abonné
augmentait, on réinvestissait une grande partie de ces revenus dans les
ressources rédactionnelles. Il y a 10 ans il y avait 300 journalistes au Monde,
maintenant il y en a 500. Il n’y a pas beaucoup de quotidiens dans le monde qui
ont vu leur rédaction doubler en près de 10 ans. C’est parce qu’il y a eu des
recettes supplémentaires.Si
nous voyons qu’il y a une croissance des abonnements numériques, il est très
probable que nous souhaitions alimenter cette croissance via plus de contenus
donc plus de journalistes. Mais aujourd’hui, c’est trop tôt pour le dire.
AE : Avez-vous quand même un
calendrier, un objectif à atteindre peut-être à long terme ?
Louis Dreyfus : Non. L’avantage c’est
que nous avons beau être une marque mondiale, nous restons une petite
entreprise. Nous avons 1600 salariés donc nous essayons plutôt d’être
opportuniste et nous n’avons pas de business plan à 5 ans. En revanche, nous
sommes capables de réagir très vite.