RELATIONS
INTERNATIONALES- FRANCE- MACRON/RENCONTRE AVEC JEUNES FRANÇAIS D’ORIGINE ALGERIENNE
Le dialogue inédit
entre Emmanuel Macron et les « petits-enfants » de la guerre d’Algérie
Le chef de l’Etat a
reçu, jeudi, dix-huit jeunes gens issus de familles ayant vécu intimement la
guerre d’Algérie. « Le Monde » a pu assister à cette rencontre.
© Par Mustapha Kessous/Le Monde, samedi 2/10/2021
« Lors d’une
réception donnée par Emmanuel Macron à l'Elysée, le 30 septembre 2021, un
invité s’est imposé
sans bruit à ce déjeuner présidentiel : la souffrance. La souffrance
d’appartenir à une histoire oublieuse, faite de non-dits, de dénis, de silences,
de malentendus. Et de mensonges aussi. La souffrance de porter une mémoire
lointaine qui brûle les âmes, génération après génération, depuis la fin de la
guerre d’Algérie, en 1962.
Même Emmanuel Macron
le concède : « J’étais frappé, durant ces dernières années, de voir à quel
point l’histoire et les mémoires de la guerre d’Algérie étaient la matrice
d’une grande partie de nos traumatismes. Il y a des souffrances qui ont été tues, et qui se sont construites comme étant
irréconciliables. Or, je pense tout l’inverse. »
« Jeudi 30
septembre, le chef de l’Etat a convié à l’Elysée, pendant deux heures, dix-huit
jeunes gens – Français d’origine algérienne, binationaux et pour certains
Algériens – pour échanger « librement » sur ce conflit. Avec un objectif : apaiser
« cette blessure mémorielle », comme le rappelle l’historien Benjamin Stora,
également présent.
Pourquoi s’adresser à
ces jeunes en particulier ? Parce que Nour, Amine, Lina, Gauthier, Lucie ou encore
Yoann sont les petits-enfants de ces mémoires froissées entre les deux pays de
la Méditerranée. En effet, leurs grands-parents ont été combattants du Front de
libération nationale (FLN), militaires français, appelés, harkis ou rapatriés
(pieds-noirs et juifs). L’un d’eux est même l’arrière-petit-fils du général
Salan, ancien chef de l’Organisation de l’armée secrète (OAS).
Depuis juin, dans une
salle de Sciences Po Paris, ces jeunes, étudiants pour la plupart, se voient et
réfléchissent à la manière de rapprocher toutes ces mémoires dont ils sont les
héritiers. Ils ne se connaissaient pas auparavant, ils ont été réunis par
Cécile Renault, chargée de mettre en œuvre les préconisations du rapport de
Benjamin Stora sur « la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie »,
remis en janvier. Ils se sont donné pour mission de
présenter, d’ici à la fin octobre, dix messages au président de la République,
censés nourrir sa réflexion autour de « la réconciliation entre les peuples
français et algérien ».
« On n’a pas réglé le
problème »
Le déjeuner à l’Elysée
est en quelque sorte un point d’étape, et une occasion pour le chef de l’Etat
de se confronter à cette « troisième génération » si précieuse à ses yeux.
« Vous portez une part
d’histoire et aussi un fardeau, leur lance-t-il. Un fardeau car on n’a pas
réglé le problème. Nos générations n’ont pas vécu cette guerre, ça nous libère
de beaucoup de choses. Vous êtes une projection de la France, votre identité
est une addition à la citoyenneté française. C’est une chance pour la France,
une chance inouïe. Et pour moi, ce n’est pas un problème, on l’a fait trop
vivre comme tel. »
Emmanuel Macron veut
faire de la diaspora algérienne en France un pont pour rejoindre l’autre rive. Pour y arriver, il a
multiplié les gestes mémoriels depuis qu’il est à l’Elysée. Il a, entre autres,
reconnu la responsabilité de l’armée française dans la mort d’Ali Boumendjel, avocat nationaliste algérien « torturé puis
assassiné » par les militaires en pleine bataille d’Alger en 1957. D’ailleurs,
son petit-fils, Mehdi Ali Boumendjel, est présent au
déjeuner.
Emmanuel Macron écoute
ces jeunes, prend des notes sans les couper. Yohann, 35 ans, petit-fils de
rapatriés juifs, propose la « coconstruction » de
lieux de mémoire sur le territoire. Pour y parvenir, il demande qu’on facilite la
délivrance de visas pour que les jeunes de l’autre rive puissent venir les
visiter. C’est l’actualité du moment.
En effet, Paris vient
de durcir drastiquement l’octroi de visas aux Algériens – mesure partagée avec
les Marocains et les Tunisiens – face au refus du pays de rapatrier leurs
ressortissants en situation irrégulière en France. M. Macron veut rassurer : «
Il n’y aura pas d’impact sur ce qu’on évoque. On va s’attacher à ce que les
étudiants et le monde économique puissent le garder. On va plutôt ennuyer les
gens qui sont dans le milieu dirigeant, qui avaient l’habitude de demander des
visas facilement », explique-t-il. Un moyen de pression pour dire à ces «
dirigeants » que « si vous ne coopérez pas pour éloigner des gens qui sont en
situation irrégulière et dangereux, on ne va pas vous faciliter la vie ».
La crainte d’un «
éloignement » avec l’Algérie
La discussion avance.
Rajaa, 20 ans, arrière-petite-fille d’indépendantiste, la tête couverte d’un
voile noir, souhaite que l’Algérie, de sa colonisation à la guerre, constitue «
un thème incontournable dans le cursus scolaire français ». Lucie, 27 ans,
petite-fille de harki, propose au président de faire un grand discours sur la
guerre d’Algérie « tourné vers l’avenir », intégrant toutes les mémoires et «
pas nécessairement fondé sur des excuses »…
Puis, Emmanuel Macron
leur pose une question : « Il y a le 17 octobre qui arrive, qu’est-ce que vous
me conseillez ? » Ce jour-là, le président devrait commémorer les 60 ans de la
sanglante répression par la police parisienne d’une manifestation pacifique
d’Algériens réclamant l’indépendance de leur pays. « Un discours ». « La vérité
sur les chiffres. » Voire dénoncer le système politique colonial. Amine, 18
ans, de Gennevilliers (Hauts-de-Seine), prend la parole : « J’ai mon
grand-oncle qui a été assassiné ce jour-là. Et je porte son héritage. Il me
paraît très important qu’il y ait une reconnaissance et une condamnation de ce
qui a été fait. »
C’est au tour du chef
de l’Etat de leur répondre et de leur livrer le fond de sa pensée. Il se
félicite que la France, « pays d’immigration », se soit emparée des mémoires
franco-algériennes ; mais il regrette que les autorités de l’autre rive n’aient
pas emprunté « ce chemin ». Il dénonce une « histoire officielle » selon lui «
totalement réécrit[e] qui ne s’appuie pas sur des vérités » mais sur « un
discours qui, il faut bien le dire, repose sur une haine de la France ». « La
nation algérienne post-1962 s’est construite sur une rente mémorielle,
assure-t-il, et qui dit : tout le problème, c’est la France. » Cette «
réécriture » l’inquiète et il craint « un renfermement » de cette mémoire et «
un éloignement » avec le peuple algérien. D’ailleurs, le président souhaiterait
une production éditoriale portée par la France, plus offensive, en arabe et en
berbère, pour contrer au Maghreb « une désinformation » et « une propagande »
qui sont « plutôt portée[s] par les Turcs » et qui « réécri[vent]
complètement l’histoire ».
Il ajoute : « La
construction de l’Algérie comme nation est un phénomène à regarder. Est-ce
qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? Ça, c’est
la question. Il y avait de précédentes colonisations. Moi, je suis fasciné de
voir la capacité qu’a la Turquie à faire totalement oublier le rôle qu’elle a
joué en Algérie et la domination qu’elle a exercée. Et d’expliquer qu’on est
les seuls colonisateurs, c’est génial. Les Algériens y croient. »
« Le système algérien
est fatigué »
Autour d’un café,
Nour, qui a grandi à Alger, indique au président que la jeunesse algérienne n’a
pas de « haine » envers la France. Emmanuel Macron lui répond : « Je ne parle
pas de la société algérienne dans ses profondeurs mais du système
politico-militaire qui s’est construit sur cette rente mémorielle. On voit que
le système algérien est fatigué, le Hirak l’a
fragilisé. J’ai un bon dialogue avec le président Tebboune,
mais je vois qu’il est pris dans un système qui est très dur. »
Avant de partir, Lina,
18 ans, née à Marseille, tient à dire qu’elle se sent Française depuis peu. Les
contrôles de police, les mots de responsables politiques, la tendance, selon
elle, de l’Etat et des médias à propager des discours de haine l’ont usée. A ce
moment-là, le nom d’Eric Zemmour est prononcé. « Il
n’est pas Algérien ? », lance en souriant Emmanuel Macron. Rire général. On
fait remarquer que l’histoire familiale du polémiste s’inscrit aussi dans cette
mémoire…
Et s’adressant à ces
jeunes, Emmanuel Macron semble vouloir reconnaître la part algérienne de la
France, et la part française de l’Algérie. « Ce n’est pas une mauvaise formule
», dit-il au Monde. Est-ce audible à six mois de la présidentielle ? « C’est à
fond audible, insiste-t-il. C’est en ce moment qu’il faut le dire. Le pays est
confronté à des pulsions contradictoires. Ces pulsions viennent de loin. Il y a
une fragmentation de guerre civile ou de générosité. Il ne faut rien céder. Ce
qu’on est en train de faire est un combat civilisationnel pour ce que
représente la France. »