VIE
POLITIQUE- OPINIONS ET POINTS DE VUE- MŒURS POLITIQUES SOUS BOUTEFLIKA-ABED
CHAREF
Les
incroyables mœurs de la République Bouteflika
© Abed Charef*/ Middle
East Eye (et Fb, septembre 2021)
À l’issue de vingt ans
de règne, Abdelaziz Bouteflika, décédé le 17 septembre 2021, a laissé une
Algérie déboussolée. Des mœurs et des pratiques politiques peu orthodoxes s’étaient
généralisées dans le pays.
Une dame réussit à
s’introduire auprès d’un ministre. Elle se présente comme la fille secrète du
roi. Le ministre en question l’introduit auprès d’autres responsables
gouvernementaux, de gouverneurs, de hauts responsables de l’armée et de la
sécurité, et auprès de tout ce qui compte dans le gotha politique.
Ensuite, tout ce monde pense partager un
secret, et tous se pressent pour rendre service à la mystérieuse dame, dans
l’espoir de rentrer dans les bonnes grâces du roi.Plus la mystérieuse fille du roi amasse de
l’argent, plus elle suscite des intrigues, et plus son statut de fille du roi
prend de la consistance. Au fil du temps, elle devient, à son tour, donneuse
d’ordres. Elle organise des rencontres, transmet des messages, favorise des
décisions, pour acquérir un nouveau statut, celui d’un véritable centre de pouvoir.Non, ce n’est pas un conte de l’ère du royaume de
Caligula, ni une histoire de l’époque abbasside, ni même la trame d’un mauvais
roman policier.C’est l’histoire de Zoulikha Nachinachi, plus connue
sous le sobriquet de « Madame Maya », cette dame qui a réussi à faire fortune
en Algérie durant l’ère Bouteflika en jouant sur ce thème que personne n’ose
évoquer, mais qui revient souvent : la vie secrète d’Abdelaziz Bouteflika. L’ancien
chef de l’État algérien, décédé le 17 septembre 2021, s’était marié sur le
tard, à l’approche de la soixantaine, et cette union n’a pas tenu longtemps. Officiellement,
M. Bouteflika n’a pas laissé d’enfants. Dans sa jeunesse, il était réputé mener
une vie sulfureuse, mais la vie privée reste, en Algérie, un domaine
relativement protégé. Ce qui favorise rumeurs et manipulations.
L’Algérie de
Bouteflika offrait un terrain idéal pour des aventuriers de la trempe de Madame
Maya : Sentiment d’impunité
Très diminué sur le
plan physique à la suite d’un AVC qui l’avait fortement handicapé en avril
2013, M. Bouteflika était absent. Les institutions étaient en pleine
déliquescence. L’argent coulait à flots. Faire preuve de zèle pour servir les
puissants de l’ombre, et obtenir des privilèges en retour, était devenu une des
pratiques les plus partagées dans le sérail. De plus, un sentiment d’impunité
s’était répandu dans tous les cercles de décision. Dans un tel pays, il est
possible de faire tout ce qu’on veut. Il suffit d’oser.
Lors de son procès, la
fausse fille de M. Bouteflika a donné des indications sidérantes sur ces
pratiques. Madame Maya a notamment raconté comment elle avait obtenu des
avantages indus avec une facilité déconcertante. Elle est allée voir le préfet
de Chlef, Mohamed Ghazi, qui lui a aussitôt accordé une concession de quinze
hectares pour créer un parc d’attractions. Elle a aussi obtenu un terrain de 5
000 mètres carrés, qu’elle a revendu au double de son prix, selon ses propres déclarations.L’argent coulait à
flots. Faire preuve de zèle pour servir les puissants de l’ombre, et obtenir
des privilèges en retour, était devenu une des pratiques les plus partagées
dans le sérailEn fait, c’était la grande spécialité
de Madame Maya : acheter à bas prix des biens immobiliers publics, grâce à ses
contacts dans l’administration, pour les revendre sur le marché libre. La
justice a ainsi recensé 28 transactions réalisées par Madame Maya en une
dizaine d’années selon le même procédé. À côté de cela, Madame Maya menait
grand train. Elle habitait évidemment une villa à la résidence d’État du Club
des pins ; un ministre avait mis à sa disposition un véhicule avec chauffeur
ainsi que des personnes s’occupant du ménage ; pour aller à l’aéroport
international d’Alger, elle se faisait escorter par des policiers, et sur
place, elle se faisait assister par le service du protocole du salon d’honneur
pour exporter illégalement des devises !Plus cocasse
encore est l’implication du général Abdelghani Hamel dans cette histoire.
Officier de gendarmerie avec un cursus brillant, ayant fait ses classes dans
les années 1990 lors de la lutte antiterroriste, le général Hamel a été un
moment considéré comme un successeur potentiel du président Bouteflika. Devenu
patron de la police algérienne, il avait offert sa protection à la sulfureuse
Madame Maya, lui avait fait installer des caméras de surveillance par des
agents de la police dans sa villa du Club des pins, faisait accompagner les
filles de l’usurpatrice par des policiers et avait même chargé des
maîtres-chiens de la DGSN (police) de dresser son berger allemand et son
caniche !
Il est vrai que le
général Hamel avait lui aussi un penchant prononcé pour l’immobilier. Jugé
plusieurs fois, condamné à de lourdes peines de prison, dont une à quinze ans
de détention, il avait réussi à accumuler une fortune comprenant 64 biens
immobiliers entre appartements, villas, terrains, locaux commerciaux et autres
biens de toutes sortes dans la région d’Alger.Il
possédait également, avec sa femme et ses enfants, 25 sociétés et 135
comptes bancaires sur lesquels étaient déposés près de 625 millions d’euros.Comment M. Hamel, patron de la police après avoir été
commandant de la Garde nationale, corps d’élite par excellence, a-t-il pu être
berné dans une histoire aussi fantaisiste que celle d’une supposée fille cachée
du président de la République ?Comment un responsable de la sécurité de ce
niveau, ayant une bonne formation, a-t-il pu se comporter de manière si peu
professionnelle, au point de ne pas vérifier une histoire aussi saugrenue,
alors qu’il s’agit d’un fait lié directement à la sécurité du chef de l’État
?Ou bien M. Hamel était-il au courant, et il a joué le jeu, pour utiliser
Madame Maya et s’enrichir à son tour, à une époque où plus aucune règle n’était
respectée ?
Des lingots d’or
offerts par les émirs du Golfe
Le général Hamel
n’était pas le seul à avoir succombé à la tentation. L’ancien Premier ministre
Ahmed Ouyahia, lui aussi considéré un moment comme le
premier successeur potentiel de Bouteflika, a succombé à son tour. Alors qu’il
apparaissait sous l’image d’un personnage certes autoritaire mais plutôt
austère, ayant le sens de l’État, M. Ouyahia a fini
par amasser une fortune, et il ne s’en cachait même pas : il déposait son
argent, 300 millions de dinars, sur des comptes ouverts auprès de banques
publiques ! Et lorsqu’il a été acculé, il a fait un aveu incroyable pour
justifier les sommes faramineuses retrouvées sur ses comptes bancaires : il a
déclaré avoir revendu des cadeaux, des lingots d’or, offerts par des émirs du
Golfe en guise de remerciement après leur séjour dans le Sahara algérien, où
ils s’adonnaient à des parties de chasse ! Et il a laissé entendre qu’il
n’était pas le seul à avoir perçu ce type de présents. La campagne
anti-corruption lancée au lendemain du départ du président Bouteflika, en avril
2019, a révélé l’inimaginable. Certes, les Algériens savaient que la corruption
avait atteint des seuils alarmants, mais deux points ont choqué l’opinion :
l’ampleur du phénomène et la qualité des personnes concernées. Certes, les
Algériens savaient que la corruption avait atteint des seuils alarmants, mais
deux points ont choqué l’opinion : l’ampleur du phénomène et la qualité des
personnes concernées Des responsables gouvernementaux de premier plan (chefs de
gouvernement, ministres de l’Énergie, des Finances, des Affaires étrangères)
étaient impliqués, ainsi que des officiers généraux responsables de l’appareil
militaire et sécuritaire, dont les patrons de la police et de la gendarmerie,
alors que le directeur des finances du ministère de la Défense était accusé
d’avoir détourné plus 60 millions d’euros !
Avec un personnel
aussi vulnérable, le système de sécurité du pays était devenu extrêmement fragile.
Cette décrépitude a
favorisé le mensonge, public et assumé, en toute impunité. Un professeur en
médecine, Rachid Bougherbal, a déclaré en avril 2013
que le président Bouteflika avait été atteint d’un « accident ischémique
transitoire sans séquelle ». L’homme est devenu sénateur. Deux mois plus tard,
des images du président Bouteflika étaient diffusées. Elles révélaient un homme
physiquement très diminué. Ce qui n’empêchait pas Djamel Ould
Abbès, patron du premier parti du pays, le FLN,
médecin de formation, d’affirmer sans rire que le chef de l’État allait bientôt
pouvoir remarcher.Abdelhamid
Temmar, ami d’enfance de Bouteflika, ministre jusqu’à
2010, a fait, la semaine dernière, une autre révélation. En 2009, le chef de
l’État avait été victime d’une « hémorragie gastrique », selon une version
officielle. M. Temmar a déclaré qu’il s’agissait en
fait d’un AVC, celui de 2013 étant donc un « second AVC ». Le mensonge étant
devenu la règle, de nouvelles pratiques humiliantes sont apparues. Le chef de
l’État ne pouvait même plus s’exprimer, encore moins se déplacer ou mener une
activité normale.
Certaines cérémonies
officielles tournaient alors au loufoque : des responsables se réunissaient
autour d’un cadre portant une photo du chef de l’État, et des cadeaux et
messages étaient adressés au portrait de M. Bouteflika.Des
hommes politiques de premier plan affirmaient, sans sourciller, que le chef de
l’État suivait toutes les affaires du pays, y compris dans le moindre détail,
et prenait toutes les décisions.
En fait, le pays était
livré à des groupes opaques qui se servaient impunément, sans plus respecter la
moindre règle légale, éthique ou économique. Chacun était dans son propre
monde, sans égard pour le bien collectif.Des
personnalités de premier plan, qui avaient accompagné Bouteflika dans un
premier temps, l’ont abandonné en chemin, refusant de cautionner les dérives en
cours.Ali Benflis,
Abdelaziz Belkhadem et Ahmed Benbitour,
anciens chefs de gouvernement, ont tour à tour quitté le navire, tout comme Abdelhamid
Temmar, ami d’enfance du président, et Yazid Zerhouni, compagnon de longue date, ainsi qu’Abdellatif Benachenou, qui avait, dans un premier temps, donné un
contenu économique à la présidence Bouteflika.
Totalement polluéLe monde économique était totalement pollué. Quelques
noms y régnaient en maîtres, se partageant marchés et privilèges.
Ali Haddad, symbole de
cette période, a réussi à obtenir des marchés sans rapport avec les capacités
de son entreprise : 134 marchés publics, évalués à plus de 7 milliards de
dollars.
Djamel Ould Abbas, secrétaire général du FLN, vendait des places
de députés : ses propres fils offraient, en contrepartie de grosses sommes
d’argent, des places sur les listes FLN garantissant d’être élu.
Chakib Khelil, ministre de l’Énergie, était au cœur d’un système
qui percevait des centaines de millions de dollars sur les contrats
d’hydrocarbures.
Mohamed Bedjaoui, ancien ministre des Affaires étrangères,
présentait sa propre candidature à l’UNESCO au nom d’un pays étranger, le
Cambodge, alors que l’Algérie avait décidé de soutenir le candidat égyptien,
dans le cadre d’une démarche commune arabo-africaine.
Abdessalam Bouchouareb, ministre de l’Énergie, favorisait
les entreprises amies et bloquait leurs concurrentes contre de grosses sommes
d’argent.
On peut continuer
ainsi à énumérer indéfiniment les exemples de comportements délictueux que ni
les services de sécurité ni la justice n’arrivaient à contrer dans l’Algérie de
Bouteflika. Jusqu’à la grande vague du 22 février 2019.
---------------------------------------------------------------------------------
Les opinions exprimées
dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement
la politique éditoriale de Middle East Eye.