CULTURE- CINEMA- ARTICLE MALIKA AICHOUR
ROMANE (2015) (IV/VI)
Le cinéma algérien : en quête de l’intime
© La Pensée janvier 2015/4 (janvier N° 384), pages 67 à 78
Mis en ligne sur Cairn.info le
22/03/2020
Assia Djebar, la dame qui filme
Comme une météorite, Assia Djebar,
la pionnière du cinéma algérien va éclairer celui-ci d’une manière de faire
inconnue jusque-là et d’une modernité à couper le souffle. Elle vient de la
littérature et elle y retournera, alors elle prend tout son temps, froidement,
pour les deux temps qui la tourmente : le temps historique et le temps
filmique. Cette double posture profondément subjective et intimiste
enfantera La Nouba des femmes du Mont Chenoua (1976),
produit par la télévision algérienne et avec un allié audacieux que le cinéma
séduit : Ahmed Bedjaoui. Assia Djebar débordera
toutes les normes et les frontières.
C’est la première femme à libérer
son regard, sa pensée et sa réflexion sur d’autres femmes, qui elles, sont
enfermées. Deux films (suivra La Zerda ou les Chants de l’oubli,
1982) aux sujets féminins complexes doublés par une complexité de faire. Un
traitement et une approche des plus singulières qui resteront sans suite et qui
ne feront pas de petites au cinéma… Pour la première fois, le cinéma algérien
se dote d’une représentation féminine des femmes et des hommes, de la guerre et
de la mémoire. Ce film n’est pas le miroir des femmes ni celui de leur
transformation (la protagoniste, alter ego de la réalisatrice
est architecte mais ce n’est pas le ressort du film), il est l’instrument de
l’émancipation de la femme au cinéma en vertu de sa formidable capacité à
instaurer un espace de questionnement des plus élevés : libérer les mots
des femmes et la transmission orale de la mémoire, de l’histoire par les
femmes. Le tournage ne se fera pas sans mal : « Les femmes refusent
d’être filmées car elles ne s’appartiennent pas… Son degré de liberté se mesure
avec l’espace qu’elle occupe » (in En attendant Omar Gatlato, Wassila Tamzali,
ENAP, 1979).
Alors comment filmer l’enfermement
des femmes dans ces espaces immenses, dégagés, où la mer invite à la
liberté ? Assia Djebar se révèle polyphonique : poésie, mémoire,
histoire, dialectes, cinéma, littérature… formidable feuilleté où chaque espace
est questionné. Sans académisme, sans expérience, mais avec des références
évidentes (Pasolini, néoréalisme italien, Bergman et la camera
libérée de la Nouvelle Vague), elle aborde le cinéma comme une possibilité de
dire et de faire les choses autrement et compose sa Nouba. Et
qu’importe si la Nouba s’avère imparfaite. Presque privé de
dialogues, de voix off, de la main qui vous entraîne vers le film, le
spectateur est obligé à la réflexion pour accéder au propos. Momentanément
désemparé, il entre peu à peu dans l’intimité du sujet, du propos, puis dans le
film en entier, porté par le peuple des femmes. Ce qui est inconnu effarouche.
Assia Djebar effarouche, toute entière dans sa subjectivité, l’intimité de son
regard. Elle en est l’auteure. à rappeler ici
qu’auteur signifie « être la cause et responsable de quelque
chose ». Tout le film dès lors lui appartient.
La réalisatrice a évoqué
l’ostracisme de la télévision algérienne vis-à-vis d’une femme cinéaste et d’un
cinéma d’auteur négligé pour lui préférer un cinéma « spectacle pour le
marché international » et un cinéma « populiste et démagogique » :
« Et pourquoi suis-je encore aiguillonnée par un désir de cinéma, moi
qui, toutes ces précédentes années me confrontais à la production algérienne
d’État, elle qui aidait aisément des films de cinéastes du Tiers-monde
(égyptiens, libanais, sénégalais, ou même occidentaux) mais sur place me
marginalisait parce que femme, persistant en outre à pratiquer un cinéma de
recherche, et non de consommation… ? » « J’ai écarté les
hommes de mon film car c’est la réalité, j’ai séparé intentionnellement les
sexes à l’image car c’est la réalité : j’ai voulu montrer le problème
n° 1 de la femme algérienne : le droit à l’espace ! » (En
attendant Omar Gatlato, Wassila Tamzali, ENAP, 1979.)
Le deuxième et dernier opus d’Assia
Djebar est La Zerda ou les chants de l’oubli (1982) avec Malek
Alloula : 30 ans d’histoire du Maghreb partagé.
Deux regards qui se partagent le chant visuel et sonore : le regard colonialiste.
« On a filmé un peuple comme figurants », et celui de la cinéaste,
dans une approche intimiste douloureuse, qui exalte des femmes fières de leur
tradition, des corps mémoires, « Les corps féminins, la femme, c’est ma matière »
une Zerda qui « célèbre le deuil » car la longue
nuit coloniale va tomber. Dans l’iconographie coloniale tout ou presque de la
puissance antique des cités millénaires, de leur histoire et de leur
rayonnement est gommé pour ne laisser voir qu’un folklore fantasmatique, des
ghettos indigènes, signe de domination. C’est la règle d’or des Empires. Assia
Djebar réussit à se réapproprier cette brocante coloniale en lui donnant une
autre lecture, en la débarrassant des guenilles folkloriques du regard colonisateur
pour une dignité retrouvée. Ce n’étaient que des images montées de toutes
pièces. Elle les démonte, les remonte, les sonorise, les rythme et en fait son
film. Historiographie poétique, cinéma militant qui produit du sens, de la
pensée. La deuxième tentative de détournement d’images viendra magistralement
avec Azzedine Meddour et son Combien je vous aime (1985) qui
créa une vive polémique au bord d’un incident diplomatique.
·