CULTURE-
CINEMA- ARTICLE MALIKA AICHOUR ROMANE (2015) (III/VI)
Le cinéma algérien : en quête
de l’intime
© La Pensée janvier 2015/4 (janvier N° 384), pages 67 à 78
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/03/2020
L’enfance du
cinéma : les années 1960
En 1962, lorsque l’école de cinéma des Asphodèles à Ben Aknoun,
à Alger, ouvre ses portes, 4 000 demandes sont enregistrées mais seules
60 sont retenues. Une école qui disparaîtra mystérieusement après une seule
promotion dont nous viennent Merzak Allouache, Farouk Belloufa…
Ahmed Rachedi, directeur de l’ONCIC (1967),
décrétera : « Il faut mettre la révolution en boîte. » Ce sera
la carte nationale d’identité du cinéma algérien qui ne s’en est jamais
vraiment défait. Cet ADN révolutionnaire fera battre la mesure d’un cinéma
orienté, politiquement administré et rendra tout autre registre suspect.
L’image de la femme dans ce cinéma révèle une terrible injustice : une
participante, une figure secondaire dans une « hégémonie
masculine » affichée par les sujets et la profession. On va d’abord
consacrer le héros au destin inachevé et son contexte, la lutte de libération.
C’est le double spirituel du martyr sacrifié, puis viennent les enfants, petits
frères du petit Omar, ce Gavroche de la Casbah, comme Une si jeune paix,
Jacques Charby (1965), La Bataille d’Alger,
Gillo Pontecorvo (1966), L’enfer a dix ans, collectif courts
métrages (1969). Alger, par exemple, qui a connu une guérilla retentissante est
totalement occultée. L’urbain est absent de ce paysage cinématographique. Le
visage du pays a le visage du sud, ocre et aride, celui des hauts plateaux,
rudes et venteux, parfois les montagnes et le village, dévastés par la misère.
Ce renoncement à l’urbain tient peut-être au fait que la ville est une
construction (au propre comme au figuré) du colonialisme. La ville est
aliénante, elle est le lieu de l’autre, du dominant.
La femme : La fabrique des mères
De ce cinéma naîtra une première image féminine, celle de la mère se
confondant avec la mère patrie. Globalement ce sont des hommages aux mères qui
ont porté les fils combattants et beaucoup plus rarement à la combattante. On
les compterait plus souvent qu’à leur tour ces Yema (mère), Wlidi (mon fils) dans le cinéma algérien, deux
notes qui flottent à bout de souffle, sans étreinte ni baisers, jouant dans le
regard des deux protagonistes, signes d’un amour sans réserve et sans mesure.
Avec cette mère encombrante et encombrée, souvent muette comme si sa seule
existence, son statut, suffisaient, la sacralisation de la mère au cinéma va
perdurer et perdure encore aujourd’hui. Comme dans Yema,
Djamila Sahraoui (2012), où la mère occupe tout l’espace filmique avec ses fils
et son petit-fils excluant totalement la femme autre.
La mère est une image forte des peuples du bassin méditerranéen sauf que la
mère algérienne n’est jamais en bordure du royaume liquide. Elle est figée
comme une racine d’olivier à la terre qui l’a vue naître sans jamais la
déborder. Cette aliénation est fortement représentée et empêche tout
éloignement donc toute liberté. Elle a un territoire limité qui voudrait se confondre
avec sa sécurité, sa survie, le tout sous bonne garde masculine. L’ailleurs est
souvent synonyme de perte, de déperdition, de débauche et de reniement comme
dans Ecchebka (Ghaouti
Bendedouche, 1976). C’est la boîte de Pandore, la
salle des pas perdus, l’oripeau qu’on agite pour maintenir à très bonne
distance les femmes.
Et il y a l’épouse, la femme légitime, pétrie de sacrifice et d’abnégation,
sans sexualité, une sorte de « brouillon » de mère. Ces deux
femmes, mère et épouse, sont symboliquement les figures résiduelles que la
guerre a souvent laissées derrière elle en même temps que la figure des
orphelins. Mais point de moudjahida que
l’indépendance semble avoir totalement absorbée malgré des parcours
exceptionnels. Et si on en retrouve dans La Bataille d’Alger (Gillo
Pontecorvo, 1965), c’est que c’était l’Histoire. Alors que la vraie Bataille
d’Alger n’aurait pas été possible sans elles, le film du même nom se fait à
peine avec elles, jamais au centre, mais pour le reste, elles disparaitront.
C’est Yousef Chahine, l’égyptien, qui rendra hommage dans Djamila (1958)
aux combattantes de l’ALN. Un film à oublier pour ne retenir que la révérence
du réalisateur à une image de femme que les Algériens n’abordent pas. Suivra en
1959, l’hommage chanté de la diva libanaise Fayrouz
avec Lettre à Djamila Bouhired.
Pourtant, il faut rappeler que dans le maquis sortent Les
infirmières de l’ALN, court métrage de l’école de cinéma de l’ALN
(1957) et Yasmina de Djamel Chanderli
et Mohamed Lakhdar Hamina en 1961. Opération de
séduction pour l’Occident ?
L’image de
la femme à l’écran : projection masculine
On a très tôt verrouillé l’accès des femmes à la réalisation. Germaine
Dulac, Lotte Reiniger, Lois Weber, Alice Guy ou Mary
Pickford ont poussé des coudes dès le tout début du xxe siècle pour
fabriquer leurs images. Perçues comme couturières et assembleuses d’étoffe, on
a confié aux femmes le montage pour leur minutie sans en attendre autre chose.
Elles vont exceller dans ce métier en créant le rythme et le sens au montage !
Néanmoins, ce sont les hommes qui ont forgé le cinéma. Il en résulte que
l’image des femmes n’a souvent été qu’une représentation masculine de par le
monde. Comment appréhender un rôle féminin, intégrer ce corps étranger sinon
par le fantasme, fondé par le désir, la sexualité, le charnel ? Dans le
cinéma algérien, prude et pudibond, l’hymen des femmes est exposé impudiquement
comme un acte de propriété, de possession et garant d’une pureté originelle qui
profite au groupe. Objet de toutes les prédations à l’extérieur (mais aussi à
l’intérieur), la femme, dans la vie comme au cinéma, connaîtra l’enfermement et
la marginalisation. Les deux sexes étant séparés et la sexualité de l’ordre du
caché et du privé, les réalisateurs algériens l’esquivent car ils ne peuvent
aborder frontalement la femme comme objet sexuel. Aussi demeure-t-elle encore une
image schématique et faible. La mixité à l’écran et la sexualité viendront par
le cinéma de l’émigration, plus libéré.
Il y a une analogie toute relative à faire avec ces « salles
familiales » qui fleurissent aux frontons des gargotes ou restaurants populaires.
Un territoire « pur », bastion de l’honorabilité où, loin de
proposer la tranquillité aux familles, on exclut l’individu. Il y a de cet
esprit « salle familiale » dans le cinéma algérien et plus
particulièrement dans la représentation féminine.
Dans les années postindépendance, les projets socioéconomiques pour
construire le pays vont faire émerger la femme travailleuse qui participe à
l’essor du pays, mais toujours sous tutelle masculine. L’Algérienne peut
sortir, occuper l’espace du dehors à condition que ce soit pour le travail et
secondairement pour les études. C’est le modèle, le stéréotype de la femme que
le cinéma algérien nationalisé lui aussi va construire à travers une politique
culturelle très orientée : une femme sans failles, sans ombres ni destin
personnel, une femme qu’en apparence le travail délivre et émancipe. Même
battante et ouvertement plus moderne, ce n’est jamais pour elle que l’on peut comptabiliser
cette évolution : ce sera pour les enfants, la famille, la collectivité.
Cette première visibilité active révèlera néanmoins d’immenses comédiennes. Les
autres deviennent les petites mains du cinéma : scriptes, monteuses,
maquilleuses, coiffeuses, costumière ou critiques de cinéma avec des talents
hors du commun pour l’époque. (Mina Chouikh, Mouny Berah, Mimi Maziz, Wassila Tamzali…). La
femme fut traitée comme un être inférieur et faible par rapport à l’homme. Ce
regard se concrétisera en 1984 par le Code de la famille qui postule
l’incapacité de la femme à se prendre en main. Ce code transpire dans les
films. Toute incartade est dépravation.
Cette première visibilité féminine en ramène une autre : la ville au
cinéma si l’on excepte Alger/la Casbah dans La Bataille d’Alger (Gillo
Pontecorvo, 1966). La ville, Alger en particulier, entrera magistralement
dans Tahya Ya Didou (Mohamed
Zinet, 1971). Zinet,
l’Algérois, transfigure la ville en film-poème, conte ou fable sociale, majesté
solaire d’une ville lumineuse, fraîche, enfantine avec les fantômes de Brecht,
Schwarz, Keaton, Lloyd ou Chaplin. Ville léchée par la mer mais pleine de
tourments. Nous sommes dans le subjectif et l’intime par excellence car Mohamed
Zinet nous emmène voir et sentir ce qu’il voit et
sent, ce petit peuple avec le chantre Momo nous emmène dans une poésie amoureuse
et il y a ce couple de touristes français qui revient avec des fantômes. Cette
multiplicité des regards, ces niveaux narratifs puissants et diversifiés font
toute la force du film.
Les années 1970 vont consacrer l’âge d’or du cinéma algérien avec une reconnaissance
nationale et internationale, grâce à une politique ouverte de coproduction avec
des pays européens, africains et arabes, mais aussi l’implication de la télévision
algérienne qui a ouvert la voie du meilleur du cinéma avec une avant-garde
formée et pleinement consciente des enjeux du cinéma. Ces échanges vont ramener
des comédiennes, des comédiens, des réalisateurs et ça tourne ! Une
quarantaine de films pour les années 1970 avec une moyenne de 5 films par an.
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