CULTURE-
CINEMA- ARTICLE MALIKA AICHOUR ROMANE (2015) (I/VI)
Le cinéma algérien : en quête
de l’intime
© La Pensée janvier 2015/4 (janvier N° 384), pages 67 à 78
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/03/2020
Le « cinéma algérien » d’aujourd’hui ne
manque pas de moyens mais plutôt de public qui ne se retrouve pas dans ses
films peut-être justement par manque de représentation et d’intimité car entrer
dans un film, c’est bien comme entrer dans une demeure, celle de la pensée et
de l’expression d’un metteur en scène qui désire nous montrer, nous dire quelque
chose. L’absence du subjectif et de l’intime dans les films algériens convoque
d’emblée une autre absence : celle de la femme. Ce sont pourtant bien ces
vecteurs qui font battre le cœur et apportent de l’émotion au cinéma. Ce trio
de l’absence dans le cinéma algérien en fait souvent un art sans tempérament,
sans cœur et sans désir.
Le cinéma de l’intime est complexe
car il touche au privé, à l’expérience vécue, aux liens d’un individu à un
autre, à d’autres. Et ce premier autre est bien la femme pour
l’homme et inversement. Ce premier rapport est presque invisible dans nos films
simplement parce qu’il porte en lui la puissance de l’amour et son corolaire
immédiat, la puissance sexuelle. L’intime prospecte au plus profond de soi et
pousse donc au dévoilement. Or le voilé/dévoilé est le ressort fondamental de
la société algérienne versée dans la réserve extrême et que le fond religieux a
plus qu’exacerbée depuis quelques années. Chacun se sent l’ordonnateur du
licite et du non licite. Les films algériens n’échappent pas à ce diktat qui
produit des films licites à une société dont on peut croire qu’elle le réclame,
en particulier pour une consommation en famille. La multiplicité des écrans de
télévision à la maison et celle des satellites valident ce constat.
La projection en salle, quant à
elle, est un acte rassembleur, un fait social, une communion. Comment élever
alors le cinéma au rang d’objet d’étude dans sa dimension sociologique et populaire ?
Pourtant, un film est a priori une fiction à travers laquelle
le réalisateur doit prendre toutes les libertés sans avoir à y rendre des
comptes. Mais ce n’est pas le cas et il n’est pas besoin d’évoquer une
quelconque censure officielle à supposer qu’elle existe, l’autocensure ayant
pris largement le dessus pour expliquer la difficulté et la peur d’être du
créateur, à l’écrit comme à la mise en scène. L’autocensure est à chercher du
côté de l’intime et de la posture subjective du réalisateur. L’intime, frappé
d’interdit, n’est pas montré or c’est bien lui qui fait le processus de
focalisation du spectateur. L’intime est bien le plus petit dénominateur
commun, le révélateur de nos parts de mal et de bien, d’ombre et de lumière. Le
spectateur peut alors « vivre » une identification qui le touche et
le pousse à l’introspection quand les autres processus le tiennent à bonne
distance du réel. Le cinéma intime est rétif à la performance, il exacerbe
plutôt les imperfections, les failles et les faiblesses de l’individu dans tous
les registres et genres : comique, dramatique, fantastique ou autre.
Par le passé, le cinéma algérien,
démonstratif, enclin à la moralisation, voulait s’adresser à tous et toutes,
dans une sorte de portée nationale avec des films populistes, orientés, dictant
une culture pelliculée, fruit d’un consensus politique, administrée par des
politiques et qui allait façonner ce peuple acculturé. Un cinéma
tutélaire qui a néanmoins ensemencé le cinéma algérien de quelques beaux
fruits, indéniablement. Mais la méfiance a toujours été grande face aux
réalisateurs chahuteurs, soupçonnés de tous les péchés et nuisances, de tous
les complots et alliances obscures. La politique d’abord et la culture ensuite
donc.
« Un seul héros, le
peuple » ! murmure une archive filmée sur le mur d’une ruelle populaire d’Alger
en guerre. Le peuple paysan ayant habité le premier cinéma de ses visages
burinés et miséreux, de ses femmes muettes et besogneuses, de ses paysages secs
et rocailleux, comment se frayer alors un chemin vers l’intime et le subjectif
à travers un cinéma qui produit de la pensée et du sens, du singulier et de
l’individuel ? En brouillant les pistes identitaires, si intimes,
complexes et singulières, en tuant l’insolence et l’indépendance des auteurs,
si salutaires pour l’art, le cinéma algérien ne s’est pas érigé en véritable
cinéma national car il a souvent conduit à nombre d̕exclusions.
Les premières imageS, Filmske
Novosti, le vivier du maquis : La riposte du
Front
Contrairement à l’égypte,
le Zaïre et l’Inde que l’empire britannique a pourvus de structures de
production cinématographique, l’empire colonial français n’a pas laissé en
Algérie d’industrie cinématographique derrière lui. On a peu fait usage du pays
dans le cinéma français. C’est une vraie question.
Aussi les balbutiements du cinéma se
feront en même temps que la lutte pour la libération du pays : dans les
maquis ! C’est la première école de cinéma en 1958 avec une poignée de
réalisateurs formés sur place par des étrangers, dont René Vautier, mais aussi
une contribution slave exceptionnelle encouragée par le Maréchal Tito déjà bien
engagé aux côtés des Algériens. Les agences de presse yougoslaves telles Tanjug ou Filmske Novosti dépêchent des reporters et formateurs du
côté algérien.
Parmi eux, Zdravko Pečar (1950), futur diplomate en Afrique qui
soldera son expérience algérienne avec un livre unique : ALGERIE,
témoignage d’un reporter yougoslave sur la guerre d’Algérie (Enal 1987), Dragan Savič (1923-2009),
un dessinateur, illustrateur et reporter hors pair qui croque les maquisards au
crayon noir et au fusain avec un réalisme exceptionnel et surtout Stevan Labudovič,
cameraman personnel de Tito, qui forma nombre des jeunes premiers cinéastes et
qui a donné à la révolution algérienne un visage de l’intérieur, une brèche qui
porta le combat algérien hors du pays. La riposte est alors urgente face à la
machine propagandiste française : la crise algérienne doit absolument
déborder les frontières du pays. Ce sera vrai lorsque Djazairouna (1960/1961
René Vautier, Djamel-Eddine Chanderli, Mohamed
Lakhdar Hamina et Pierre Chaulet)
sera visionné à l’ONU et changera la perception de la Guerre d’Algérie et de la
légitimité des Algériens à arracher leur indépendance.
Premières images guerrières et
urgentes qui fixent une réalité historique dans un nouvel ordre mondial en
marche où chaque nation doit (ré)occuper une place, pérenne si possible. Une
guerre des images, inégale certes, mais qui contribuera incontestablement à
cette « première image » de l’Algérie dont elle jouit encore tant
elle est forte. Plaidoyer intelligent, sensible et aussi efficace qu’une
colonne de blindés.
Cette origine maquisarde du cinéma
influera beaucoup sur le cinéma premier de l’Algérie. L’héritage sera visible jusque
dans les années 1970 avec des films de fiction triomphalistes, lyriques, qui
ont tant emprunté au cinéma soviétique largement et gratuitement diffusé à
Alger. Livrer une nation avec des héros et héroïnes clefs en mains dans une
théâtralisation poussée à l’extrême. La paysannerie, cette fabrique du peuple
héroïque, l’injustice coloniale, la révolte sont les sujets dominants, plus
rarement et de façon schématique l’émancipation de la femme. Dès le
commencement, le cinéma national s’est donné pour mission de solder les comptes
avec le colonialisme et ses multiples pertes et dépossessions, un cinéma
comptable en somme. Peut-être fallait-il commencer là : construire une
mémoire collective pour les générations à venir. Des réalisateurs, des
comédiens et comédiennes l’ont portée avec puissance et élégance dans de
nombreuses œuvres.
·