COMMUNICATION- OPINIONS ET
POINTS DE VUE -PROJETS DE LOIS- Pr REDOUANE BOUDJEMA/EL WATAN/ENTRETIEN
© Propos receuillis par Mustapha Benfodil, El Watan, mardi 3
août 2021
Redouane Boudjema est professeur à la faculté des sciences de
l’information et de la communication de l’université d’Alger. Dans cet
entretien, il décrypte l’avant-projet de loi sur l’information et celui sur
l’audiovisuel que vient d’élaborer le ministère de la Communication. Le
chercheur plaide pour un «changement de paradigme» et
la rupture du système médiatique «avec une organisation construite sur la rente
et la propagande».
Mustapha Benfodil : Quelle lecture faites-vous, professeur, de «l’avant-projet de loi organique sur l’information», qui
vient d’être élaboré par le ministère de la Communication ? Avez-vous relevé
des nouveautés significatives, des avancées, par rapport aux lois sur
l’information de 1990 et 2012 ?
Redouane Boudjema : Une partie de réponse à votre question se trouve
dans l’exposé des motifs de cet avant-projet de loi, où il est précisé que
cette «loi organique n’est qu’une mise en conformité
avec l’esprit de la Constitution et qui portera l’intitulé de Loi organique
relative à la liberté de communication».
Cette «mise en conformité» répond-elle à la situation actuelle du
secteur ? L’état de l’exercice professionnel du journalisme dépasse, à
l’évidence, la «liberté de communication» et appelle
un changement profond et structurel pour émerger de la crise vécue par la
profession.
Très clairement,
nous éprouvons la nécessité d’un cadre juridique pour la liberté de la presse
et non pas «la liberté de la communication». La
liberté de la presse est le droit d’informer et de s’informer, le droit du
journaliste à exercer son métier librement, et le droit du public à une
information complète sur la gestion des affaires publiques qui reflète la
diversité politique, sociale, économique et culturelle.
Le journaliste
active dans l’information et non pas dans la communication. L’éthique
journalistique impose de ne pas basculer dans la communication ; le rôle du
journaliste ne doit pas être confondu avec celui de l’agent de police, du
magistrat, de l’avocat ou de l’agent publicitaire. En revanche, les acteurs
sociaux, politiques, etc., communiquent sur leurs actions et leurs objectifs,
pour les faire connaître et les valoriser. Il s’agit naturellement de pure
communication alors que les journalistes cherchent à informer et à diffuser des
informations que les communicants ne souhaitent pas toujours mettre à la
disposition du public.
Il n’est pas
pertinent de comparer ce projet de loi avec la loi de 1990, car ce texte avait
été conçu à l’époque pour organiser la transition d’une presse de parti unique
vers un pluralisme médiatique. Il s’agit d’une loi liée à la philosophie des
réformes pour un changement de système de gouvernance. Rappelons que cette
démarche a été suspendue en juin 1991 et définitivement interrompue en février
1992 avec le décret portant instauration de l’état d’urgence, et ceci, jusqu’à
la promulgation de la loi de 2012. Il est important de souligner le fait que
les lois sur l’information n’ont le plus souvent été ni respectées ni appliquées.
Pratique qui trouve
son explication dans la nature administrative et autoritaire de la gestion du
secteur médiatique, une gestion hors des institutions et en contravention avec les
lois de la République. Ce nouveau texte, en dépit de quelques changements
formels, exprime une vision ancienne du système médiatique : les concepteurs de
cette loi ne font pas la distinction entre communication et information, entre
régulation et censure, et entre la liberté de la presse et la liberté de la
communication.
M.B : On remarque
dans la nouvelle mouture la consécration du régime déclaratif pour la création
de nouveaux organes d’information alors que la règle dominante, jusqu’à
présent, pour lancer une nouvelle publication, était l’octroi d’un agrément.
Cette disposition, qui vaut également pour la presse électronique, va-t-elle
rendre plus facile, selon vous, le lancement de nouveaux titres et de nouveaux
sites et booster un paysage médiatique moribond ?
R.B : Les articles 9
et 10 de cet avant-projet de loi nuancent fortement le sens du régime
déclaratif pour la création de nouveaux organes d’information. Cette
interprétation restrictive aboutit quasiment à la reproduction du système.
Ainsi, l’article 9 stipule : «Le récépissé de dépôt
est soumis par le postulant à un enregistrement devant le procureur
territorialement compétent ou le président de cour, au choix, du lieu de
parution de la publication.»
L’article 10 précise
qu’«en cas de non-conformité avec les dispositions de
la loi, la déclaration n’est pas enregistrée et le dossier est rejeté». Le
système déclaratif est donc lié à un enregistrement auprès du procureur.
L’article 13 de la loi de 2012 parle d’agrément délivré par l’Autorité de régulation
de la presse écrite – jamais instaurée – dans un délai de 60 jours.
L’avant-projet de la loi 2021 évoque quant à lui un système déclaratif après
enregistrement auprès du procureur, qui a le pouvoir d’accepter ou de refuser.
Le procureur
jouit-il d’une indépendance réelle vis-à-vis du pouvoir exécutif pour accepter une
demande d’enregistrement refusée par l’administration, qui a la mainmise sur la
gestion du système médiatique ? Peut-on vraiment parler de système déclaratif
en lisant les articles 9 et 10 de ce projet de loi ? S’agit-il d’un exercice de
communication politique ou de marketing un peu sournois ?
M.B : On note
d’ailleurs que le nouveau texte enterre définitivement l’Autorité de régulation
de la presse écrite et la remplace par un Conseil national de la presse. Quelle
analyse faites-vous de ce changement ?
R.B : L’avant-projet
de loi enterre effectivement l’Autorité de régulation de la presse écrite, qui
n’a jamais vu le jour, une structure qui a existé dans une loi qui n’a jamais
été appliquée neuf ans après sa promulgation. Constat suffisant pour conclure
que le secteur médiatique est géré d’une manière bureaucratique, en dehors de
la loi ou même en violation de la loi.
Qu’est-ce qui a
changé pour dire que cette loi, une fois promulguée, n’aura pas le même sort
que la loi actuelle ? Sur le plan de la forme, j’ai toujours défendu l’idée
d’une régulation de ce secteur par un Conseil de presse, comme dans la majorité
des pays démocratiques ou en voie de démocratisation.
Un tel Conseil de presse
existe en Côte d’Ivoire, en Tunisie, au Maroc, mais aussi en Norvège, en
Finlande et en Suède ainsi que dans d’autres pays. Ces pays connaissent des
systèmes médiatiques différents : certains consacrent la liberté de la presse
et d’autres encadrent le secteur en le mettant sous tutelle administrative ou
sécuritaire. Les organes de régulation de la presse dans les systèmes
démocratiques représentent une autorité morale et déontologique.
A l’opposé, dans les
organisations bureaucratiques, ces structures ont pour mission de justifier les
atteintes à la liberté de la presse ou de fournir des cautions «régulatoires» à des décisions de censure administratives.
La Norvège, la Finlande et la Suède figurent depuis des années en haut de tous
les classements en tant que pays de référence en matière de liberté de la
presse et de transparence dans la propriété des mass médias.
Un pays en «transition démocratique», comme la Côte d’Ivoire, figure à
la 66e place du classement ; la Tunisie occupe le 73e rang. Loin de ces
performances, un pays autoritaire comme le Maroc est à la 136e place, l’Algérie
est à la 146e... Le Conseil national de presse (CNP), prévu par l’avant-projet
de loi dans son article 38, est constitué de 9 membres.
Le même article 38
indique que le CNP est composé de «cinq personnalités désignées par le
président de la République, dont le président, parmi les personnalités connues
pour leur expérience, leur compétence et l’intérêt qu’elles portent à la
sauvegarde des libertés publiques et au développement de la communication ;
deux membres désignés par le syndicat ou association des éditeurs regroupant le
plus grand nombre de titres, conformément à la législation en vigueur ; deux
membres désignés par le syndicat ou association de journalistes le plus
représentatif en termes de journalistes, conformément à la législation en
vigueur».
L’ensemble des
membres de ce Conseil national de presse est donc désigné et non pas élu. Pour
enfoncer le clou, l’article 40 dispose que «les
modalités de fonctionnement de ce Conseil sont précisées par décret
présidentiel».
Peut-on parler d’un
Conseil de presse indépendant et libre si le président de la République en
désigne les membres et définit les modalités de son fonctionnement ? Je ne
souhaite pas développer d’autres aspects de cet avant-projet de loi. Ce serait
trop long. Mais il est aisé de conclure qu’il est plutôt question d’une
opération de marketing politique.
M.B : Il y a
également l’avant-projet de loi sur l’audiovisuel qui sera bientôt soumis à
l’approbation du gouvernement. Ce texte se propose de
«normaliser la situation de l’audiovisuel» et sa pléthore de chaînes de
télévision offshore. Cet arsenal réglementaire est-il mieux adapté, d’après
vous, aux transformations fulgurantes que connaît le champ audiovisuel dans
notre pays par rapport à la loi du 24 février 2014 ?
R.B : La loi sur
l’audiovisuel n’a jamais été respectée ni appliquée. Cet avant-projet de loi
sur l’audiovisuel, qui comporte 88 articles (l’actuelle en comprend 113),
remplace l’actuelle Autorité de régulation de l’audiovisuel (ARAV) par une
Autorité nationale indépendante de régulation de l’audiovisuel (ANIRA), dont la
composition passe de 9 à 7 membres, tous désignés par le président de la
République, selon l’article 44.
En revanche,
l’article 57 de la loi en vigueur établit que «cinq
membres, dont le président, sont désignés par le président de la République ;
deux membres non parlementaires sont proposés par le président du Conseil de la
nation ; deux membres non parlementaires sont proposés par le président de
l’Assemblée populaire nationale».
Il s’avère ainsi que
la centralisation des nominations par l’Exécutif a été nettement renforcée. En
dépit de cela, l’article 45 de cet avant-projet de loi affirme : «L’Autorité nationale indépendante de régulation de
l’audiovisuel (ANIRA) exerce ses missions en toute indépendance.» Il s’agit
d’une reproduction, à l’identique, de l’article 58 de l’actuelle loi.
Or, tout le monde
sait que l’ARAV n’a pas été indépendante et n’a pas œuvré à l’application de la
loi. Cette structure termine son mandat en juin 2022 sans produire un seul
rapport, comme le stipule la loi. Pour le reste des articles, il n’y a aucun
changement significatif.
M.B : Entre la
multiplication des télés privées, l’émergence de web radios, la place
prépondérante des médias sociaux, la presse papier qui est en voie de
disparition et les «pures players»,
les médias numériques, qui sont encore économiquement fragiles et peinent à
s’imposer... la scène médiatique en Algérie est en pleine mutation.
Ce nouveau cadre
juridique permet-il, en définitive, d’accompagner et d’anticiper cette
mutation, et de revivifier un secteur profondément ébranlé ?
R.B : Je pense que
la mutation doit s’opérer dans une perspective claire. La question stratégique
est la suivante : aspire-t-on à un système médiatique au service de l’Etat ou à
un système médiatique au service du pouvoir ? Subsidiairement : souhaitons-nous
des appareils chargés de communication et de propagande ou bien des médias
professionnels d’information ? Un système médiatique au service de la nation et
des institutions ou bien un système médiatique au service des personnes et des
hommes du pouvoir ?
La crise des médias
algériens est une crise multidimensionnelle. L’actuel décret exécutif sur la
presse électronique n’encourage pas la promotion du contenu algérien sur la
Toile. L’Algérie, pour avancer, doit changer de paradigme de gouvernance. La
condition principale pour l’évolution du système médiatique est la rupture
définitive avec une organisation construite sur la rente et la propagande. Le
reste n’est que littérature.