RELATIONS
INTERNATIONALES- MAROC- FRANCE/ESPIONNAGE TELEPHONIQUE (I/II)
© Lénaïg Bredoux
et Ilyes Ramdani pour Mediapart (France)
, juillet 2021)
Le Maroc a visé au moins 10 000 numéros de téléphone
ces dernières années, dont ceux de plusieurs dizaines de Français, y compris
des journalistes. Depuis trente ans, en France, les élites politiques, médiatiques
et culturelles ferment les yeux sur les turpitudes de la monarchie chérifienne.
"Sur la photo, un immense chandelier trône au
milieu de la table. Emmanuel Macron et son épouse Brigitte encadrent le
monarque Mohammed VI, vêtu de rouge et de broderies dorées. Derrière eux, des
agapanthes en fleur. Sur la table, une vaisselle précieuse, des mets raffinés
et typiques du mois de ramadan. Nous sommes en juin 2017 et le président
français a choisi le Maroc pour sa première visite hors d’Europe après son élection.
La visite est « privée », indique alors l’Élysée pour
ne pas froisser l’Algérie, habituée à être la première destination des chefs
d’État français depuis 1995, et pour mettre en scène la relation personnelle
entre la présidence de la République et la monarchie chérifienne. Un lien chéri
par la France qui défend ses intérêts économiques et en matière de renseignement
et de contrôle de l’immigration, en échange d’une complicité avec les
violations des droits de l’homme dont le royaume du Maroc est coutumier, ainsi
qu'un soutien sur la question sensible du Sahara occidental.
Le voyage de Macron s’inscrit dans cette longue
tradition, et reproduit ce que le roi attend d’un chef d’État français : un
soutien sans faille, malgré une répression contre les voix dissidentes. À l’époque
du repas de ramadan partagé par les deux hommes, le Maroc est secoué par un des
mouvements sociaux les plus importants depuis l’accession au trône du roi en
1999. Les arrestations se multiplient.
Devant les journalistes ce jour-là, le président français
se mue en porte-parole de Mohammed VI, saluant la « volonté » marocaine de «
répondre dans la durée aux causes profondes » de la contestation. Quelques
heures plus tôt, sur le tarmac de l’aéroport de Rabat, Emmanuel Macron avait
été salué par l’un des acteurs principaux de la répression : le chef du
renseignement territorial, Abdellatif Hammouchi.
Lundi 19 juillet, les révélations du consortium Forbidden stories, avec le Security Lab
de l’ONG Amnesty International et ses médias partenaires, ont montré que ce
sont les services marocains, dont Hammouchi est
l’homme fort, qui ont ciblé et espionné un millier de Français et de Françaises,
dont des journalistes (Mediapart, entre autres, est concerné), via le logiciel ultra-puissant « Pegasus », de la société israélienne NSO
Group.
L’Élysée n’a pas encore réagi. Seul le porte-parole du
gouvernement Gabriel Attal a dénoncé des « faits extrêmement choquants » et promis
des enquêtes et des demandes d’éclaircissements.
Mais depuis son élection, Emmanuel Macron n’a pas
varié. L’enfermement de plusieurs journalistes marocains n’a suscité aucune
réaction notable de la France. Ainsi, début juillet, le département d’État
américain a condamné le verdict de 5 ans de prison prononcé à l’égard de Souleimane Raissouni, rédacteur
en chef du quotidien Akhbar El-Yaoum (lire notre
article). Le Quai d’Orsay, lui, s’est muré dans le silence.
Depuis l’indépendance acquise en 1956 par l’ancien
protectorat, l’idylle avec le colon français n’est pas toujours allée de soi.
Occupé par la question algérienne, le général de Gaulle a entretenu des liens
distants avec une monarchie marocaine également désireuse de s’émanciper de la
tutelle française. L’enlèvement à Paris de l’opposant Mehdi Ben Barka, en 1965,
a fini par réduire à peau de chagrin les interactions entre les deux pouvoirs.
« Le problème de nos relations avec le Maroc est posé », dira de Gaulle.
Le froid ne dure pas, singulièrement après l’élection
de Georges Pompidou qui absout Hassan II et les hommes forts du royaume. Avec Valéry
Giscard d’Estaing, un cap est encore franchi – une tendance qui survivra aux
alternances. Le nouveau président français se vante d’être un amoureux du Maroc,
où il séjourne régulièrement en famille ; Hassan II le qualifie même de «
copain ».
Même l’élection de François Mitterrand en 1981, très
critique à l’égard du régime marocain quand il était dans l’opposition, n’y change
rien : la France s’accroche à une amitié qui sert ses intérêts géopolitiques et
économiques. L’antiterrorisme est aussi un ciment puissant de la relation
bilatérale, singulièrement depuis 2015 et la dernière vague d’attentats sur le
territoire français. C’est d’ailleurs le Maroc qui a affirmé avoir permis à la
France de localiser le responsable présumé des commandos djihadistes du 13
novembre 2015 à Paris et Saint-Denis, Abdelhamid Abaaoud.
La proximité franco-marocaine a toutefois connu ses
moments de tension. En 1990, la parution de Notre ami le roi, un livre-enquête
du journaliste Gilles Perrault sur le régime de Hassan II (édité par Edwy Plenel, directeur de la
publication de Mediapart), suscite une crise diplomatique entre les deux
capitales.
En quelques jours, la France et le monde découvrent
l’autre visage d’un régime perçu comme stable et d’un roi charismatique.
L’ouvrage de Gilles Perrault raconte l’emprisonnement massif des opposants
politiques à Tazmamart, la torture et les assassinats
politiques des « années de plomb ». Acculé, Hassan II libère une ribambelle de
prisonniers politiques et ferme le bagne de Tazmamart.
Mais il décide, après coup, de renforcer et d’élargir
ses liens avec la France. Selon le journaliste Omar Brouksy,
auteur du livre La République de Sa majesté en 2017 et lui-même victime de
l’espionnage via Pegasus, le roi constate alors que « la monarchie ne dispose
pas d’un réseau efficace dans les milieux parisiens, où une puissante élite
politique et médiatique formate les opinions » (lire notre entretien).
De quinquennat en quinquennat, des liens qui ne se
défont pas
S’ensuit un rapprochement diplomatique constant. En
1995, Jacques Chirac se rend, dès l’été de son élection, à Rabat. Il y évoque
son « profond sentiment d’affection personnelle à ce pays et à son souverain »
et sa volonté de « tourner définitivement la page des mésententes et des
malentendus ». Douze ans plus tard, son successeur, Nicolas Sarkozy, choisit
aussi Rabat pour proclamer l’amitié franco-marocaine. Il y rend hommage au
royaume « démocratique » et « pluriel », au travail entrepris pour « faire face
» aux « violences du passé » et demande : « Quel pays en a fait autant que le
Maroc ? »
François Hollande s’inscrit dans la continuité.
Mohammed VI a été le premier chef d’État étranger à être reçu à l’Élysée après
l’élection du socialiste en mai 2012. Lors de sa visite à Rabat, en avril 2013,
le président français avait ravi ses hôtes en célébrant la « stabilité » du
pays face aux printemps arabes « porteurs de risques ».
Un événement a particulièrement choqué les défenseurs
des droits humains. C’était en 2014 : le 20 février, une magistrate parisienne
convoque le très puissant Abdellatif Hammouchi, de
passage à Paris et visé par plusieurs plaintes pour torture, complicité de
torture et non-assistance à personne en péril. Elle envoie des policiers pour lui
remettre une convocation. Il ne s’y rendra jamais et, le soir même, il était de
retour au Maroc.
Mais l’épisode a suscité une rupture diplomatique avec
la France qui a duré un an. Le Maroc gèle la coopération judiciaire et la coopération
sécuritaire entre les deux pays. Des centaines de dossiers portant sur des
sujets aussi variés que du trafic de drogue, des litiges commerciaux ou des
enlèvements d’enfant s’en trouvent pénalisés. Selon plusieurs sources, du jour
au lendemain, les services marocains n’envoient plus aucune information à leurs
homologues français.
François Hollande avait pourtant décroché son téléphone
pour « dissiper tout malentendu » avec Mohammed VI. Le Quai d’Orsay avait
évoqué un « incident regrettable » et prétendu se mêler de l’enquête judiciaire
en cours, « en réponse à la demande des autorités marocaines ».
Il a fallu de nombreux échanges plus ou moins officieux
– menés notamment par l’ancienne ministre socialiste Élisabeth Guigou, proche
du Royaume – et la signature d’un nouvel accord de coopération judiciaire entre
les deux pays pour que la brouille se dissipe. Un texte vivement critiqué par
les associations de défense des droits de l'homme, les syndicats de magistrats
et la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), tant il
cède aux diktats de Rabat (lire notre entretien avec Renée Koering-Joulin).
Il a été adopté par le Parlement à l’été 2015.
La France a même été jusqu’à réhabiliter publiquement
Abdellatif Hammouchi, un des plus puissants
personnages du Royaume (lire ici un de ses rares portraits), en promettant de
l’élever au grade d’officier de la Légion d’honneur.
À l’image d’Élisabeth Guigou, plusieurs personnalités
politiques de tous bords ont tissé des liens étroits avec la monarchie
marocaine ces trente dernières années. Des interlocuteurs de choix, chouchoutés
par Rabat pour mettre de l’huile dans les rouages diplomatiques. « Mohammed VI
a reconstitué cette élite française proche du Palais qui avait vieilli à la
mort de Hassan II », analysait Omar Brouksy dans
Libération en 2017.
Au sein de la gauche socialiste, Dominique
Strauss-Kahn était de celle-là. L’ancien ministre de François Mitterrand, qui a
grandi à Agadir, vit à Marrakech depuis plusieurs années. C’est également au Maroc
qu’il a installé Parnasse, son florissant business de conseil aux gouvernements
et aux grandes entreprises à travers le monde. Le roi du Maroc lui-même
bénéficie des conseils de l’ancien directeur général du FMI.
Au gré du renouvellement du personnel politique, le
Makhzen consolide son ancrage au sein du pouvoir français. Garde des Sceaux de
2007 à 2009, Rachida Dati s’est régulièrement affichée en avocate du Royaume.
Si bien qu’elle s’est vu remettre au nom de Mohammed VI les insignes de grand
officiel du Wissam al-Alaoui, l’équivalent marocain de la Légion d’honneur, peu
après son départ du gouvernement. « À chaque fois qu’elle en a eu l’occasion, Rachida
Dati a contribué au rapprochement entre la France et le Maroc », saluait à
l’époque Redouane Adghoughi, numéro 2 de l’ambassade.
Entre 2012 et 2017, le Maroc a pu bénéficier de sa
relation avec Najat Vallaud-Belkacem, une des figures médiatiques de l’exécutif
socialiste. Franco-marocaine, native de la région du Rif, l’ancienne
porte-parole du gouvernement n’a pas qu’un rapport familial et personnel au
Royaume. En 2007, elle a été nommée « par Sa Majesté » au sein du Conseil de la
communauté marocaine à l’étranger (CCME). L’élue rhodanienne a quitté
l’instance en décembre 2011, peu après avoir été propulsée porte-parole de la
campagne de François Hollande. En 2020, elle a été recrutée comme professeure
affiliée à l’université Mohammed-VI-Polytechnique, une institution lancée par
le souverain lui-même.