RELATIONS INTERNATIONALES- MAROC- ESPIONNAGE(LOGICIEL PEGASUS)
© (Avec Elodie Gueguen, Cellule
investigation de Radio France - France info, Le
Monde, Mediapart, lundi 19 juillet 2021)
Le
logiciel espion israélien Pegasus a été utilisé par le Maroc pour surveiller
des journalistes et des patrons de presse au Maroc mais aussi en France, selon
l'enquête menée par le Forbidden Stories et ses
partenaires, dont Radio France. Une sélection de numéros qui ne concerne pas
que des journalistes, mais bien 10 000 numéros, essentiellement marocains,
algériens et français, selon la même source.
Cette
vaste enquête menée par seize médias, dont « Le Monde », Radio France...et
coordonnée par Forbidden Stories, confirme que les
téléphones de nombreux journalistes ont été piratés par les services de
renseignement marocains. Des « faits extrêmement choquants », selon
le porte-parole du gouvernement français, Gabriel Attal.
Le
site d’information français Mediapart, quant à lui, a annoncé, lundi
19 juillet, le dépôt d’une plainte auprès du procureur de la
République de Paris, « au nom [du] journal, de Lénaïg Bredoux et d’Edwy Plenel », deux de ses
journalistes.
« Les
numéros des téléphones portables de Lénaïg Bredoux et d’Edwy Plenel [cofondateur du site] figurent parmi les
dix mille que les services secrets du Maroc ont ciblés en utilisant le logiciel
espion fourni par la société israélienne NSO », a
confirmé Mediapart dans un article publié lundi, après que ces
révélations ont été faites.
« Pendant
plusieurs mois, l’appareil répressif du royaume chérifien a ainsi violé
l’intimité privée de deux journalistes, porté atteinte au métier d’informer et
à la liberté de la presse, volé et exploité des données personnelles et
professionnelles. »
Quel
est le point commun entre Edwy Plenel,
fondateur du site d’investigation Mediapart, et Eric
Zemmour, le polémiste de CNews et
du Figaro ? Rien, à première vue. Sauf que tous les deux ont été à la
même période sélectionnés comme cibles par les services de renseignement
marocains, en vue d’une possible infection de leur téléphone par le puissant logiciel
espion israélien Pegasus.
En
fait, les numéros de très nombreux journalistes français, du Monde, de
France Télévisions, de France 24, etc, sont apparus
sur une liste de cibles potentielles, alors même que certains de nos confrères
n’avaient jamais traités de sujets liés au Maroc. Dans une apparente frénésie,
les autorités marocaines ont même sélectionné des numéros de téléphone fixe de journalistes
de Radio France, alors que la technologie Pegasus ne fonctionne que sur les
smartphones.
Des infections confirmées par Amnesty International
Le
Security Lab d’Amnesty International, partenaire
technique du consortium formé par Forbidden Stories,
permet de confirmer de manière incontestable qu’après leur sélection, des
téléphones ont été infectés et des Français espionnés.
Les
analyses des Iphones des cinq journalistes ou patrons
de médias français qui ont accepté un examen par Amnesty ont été concluantes.
L’ancienne chroniqueuse judiciaire du Canard enchaîné Dominique Simonnot, devenue depuis contrôleuse générale des lieux de
privation de libertés ; le directeur de la radio TSF Jazz, Bruno Delport, qui mène depuis trois ans des actions humanitaires
au Maroc en faveur notamment des prostituées ; la journaliste de Mediapart
Lenaïg Bredoux, en pointe
sur les questions de violences sexuelles et qui a aussi, il y a quelques
années, enquêté sur le patron des services secrets de Rabat ; une
journaliste du Monde qui ne souhaite pas être citée ; et le fondateur
du journal Mediapart : tous ont été mis sous surveillance.
Derrière Edwy Plenel, l’indépendance du journalisme au Maroc
L’analyse
minutieuse du téléphone d'Edwy Plenel
démontre qu’il a été infecté par le logiciel Pegasus pendant au moins trois
mois, à partir de juillet 2019. Il vient alors de rentrer du Maroc où il a
participé à un festival culturel à Essaouira et où il a exprimé publiquement
son soutien au Hirak marocain et aux prisonniers du
Rif. Edwy Plenel a aussi
évoqué, lors de ce rendez-vous, l’épineuse question de la liberté de la presse
dans le pays. Le journaliste français avait été invité à ce festival par le
journal indépendant Le Desk dont Mediapart était partenaire. C’est au Desk que
travaillait le journaliste Omar Radi, aujourd’hui en détention provisoire pour
une affaire de violence sexuelles que beaucoup d’observateurs estiment montée
de toutes pièces. Le Security Lab d’Amnesty avait
déjà démontré qu’Omar Radi était espionné par Rabat, grâce au logiciel Pegasus.
Pour
Edwy Plenel, Rabat a
certainement cherché à travers lui à toucher l’un des derniers lieux du
journalisme indépendant du royaume. "On ne peut pas accepter qu'un pays
considéré comme ami espionne des journalistes, des directeurs de journaux, et
utilise cet espionnage pour réprimer ses propres journalistes et dans des
conditions effroyables",juge
le directeur de Mediapart, qui entend donner des suites judiciaires à cette
affaire.
Le
numéro de Rosa Moussaoui, grand reporter à L’Humanité, qui a enquêté sur
le cas d’Omar Radi, a lui aussi été sélectionné pour une éventuelle infection
par Pegasus. La journaliste est sous le choc.
"C'est
une forme d’intrusion dans le travail d’un journaliste d’une violence inouïe.
C’est comme si j’avais été cambriolée, c’est une violation de l’intime"
déclarait Rosa Moussaoui à franceinfo.
"À
chacun de mes reportages au Maroc, poursuit-elle, je subis une surveillance
étroite, physique, visible mais ce n’est pas la même chose quand on les voit.
Là, cette invisibilité m’effraie."
Les affaires de mœurs, nouvelle arme de Rabat contre
les journalistes
Depuis
une dizaine d’années, Rabat semble vouloir museler la presse, en multipliant
les procès et les amendes, ce qui a souvent eu pour conséquence d’assécher
financièrement des médias déjà très fragiles. Des dizaines de journalistes ont
été arrêtés, mais pas tous pour des faits liés à leur travail.
"Depuis quelques années, avec les réseaux sociaux notamment, le régime
s’est aperçu qu’il ne pouvait plus 'tenir' les journalistes de la même manière
en mettant des amendes ou en attaquant en diffamation, explique Omar Brouksy, journaliste marocain, ancien correspondant de l’Agence
France Presse à Rabat. Alors il y a eu des affaires liées à la vie privée.
Plusieurs journalistes ont été arrêtés sur cette base. Et la monarchie a
profité de l’absence d’indépendance de la justice pour leur 'coller' des
procès."
Outre
le cas d’Omar Radi, il y a celui de Soulaimane Raissouni, journaliste marocain de 49 ans considéré comme l’une des plumes du pays. Malgré l’absence
de preuves, il a été condamné le 10 juillet 2021 à cinq ans de prison pour
agression sexuelle. Des faits qu’il a toujours contestés. Il n’est pas certain
que Raissouni, en grève de la faim depuis plusieurs
mois, survive dans les geôles marocaines.
"L’indépendance se paye au prix fort"
Selon
nos informations, les numéros de dizaines de journalistes et de militants des
droits de l’Homme marocains ont été sélectionnés pour un éventuel ciblage par
le logiciel Pegasus. Nous apprenons à Omar Brouksy,
l’ancien correspondant de l’AFP, que le sien figure dans la liste. Il n’est pas
surpris. "Je ne dirais même pas que je suis choqué, car dans un
régime autoritaire, de telles pratiques ne sont pas étonnantes, réagit celui
qui a écrit plusieurs livres sur la monarchie qui ont été interdits au
Maroc. En revanche, ça m’attriste pour le journalisme. Dans un pays comme
le Maroc, la liberté, l’indépendance se payent au prix fort. Quand on veut bien
faire ce métier, on est conscient qu’on doit payer ce prix de manière quasi
quotidienne."
10 000
numéros, essentiellement marocains, algériens et français
L’enquête
de Forbidden Stories et de ses partenaires montre
qu'un peu partout dans le monde, des technologies de pointe comme Pegasus,
censées servir à lutter contre le crime et le terrorisme, sont en fait
utilisées contre ceux qui défendent la liberté d’expression. "Nous
sommes au coeur d'une question centrale qui est
l'irresponsabilité des Etats par rapport à la diffusion de ces technologies
d'espionnage permises par la révolution numérique, estime Edwy
Plenel. Nous, ici (en France,
NDLR), nous sommes vivants et encore dans une société ouverte. Mais dans
d'autres pays, nous le savons grâce aux révélations de votre consortium Forbidden Stories, des journalistes ont été assassinés
après cet espionnage, des activistes ont été persécutés. Il y a là quelque
chose qui devrait appeler un sursaut à l'échelle mondiale pour dire
stop !" conclut le fondateur de
Mediapart.
Via
son ambassade à Paris, les autorités marocaines ont rappelé le 17 juillet 2021
à Forbidden Stories et à ses partenaires qu’elles
avaient déjà démenti il y a un an les accusations d’espionnage du journaliste
Omar Radi. Selon elles, Amnesty International "a été incapable de prouver
une quelconque relation entre le Maroc et la compagnie
israélienne" NSO, qui commercialise Pegasus.
Le
Maroc devra certainement s’expliquer plus clairement sur une sélection de
numéros qui ne concerne pas qu’un journaliste, mais bien 10 000 numéros,
essentiellement marocains, algériens et français.
C’est
sans doute l’affaire de cyberespionnage la plus
importante depuis l’affaire Snowden. En 2013, on découvrait,
sidéré, dans le contexte de l’après 11-Septembre, que la NSA américaine avait
mis en place un système mondialisé de surveillance de données. Mais les
révélations que Forbidden Stories et ses partenaires,
avec le concours technique du Security Lab d'Amnesty
International, sont en mesure de faire aujourd’hui, semblent encore plus graves
et c'est le royaume du Maroc qui est mis au banc des accusés.