CULTURE-
PERSONNALITES-MOHAMED BENCHENEB
© Ahmed Cheniki, fb,
dimanche 7 juin 2021
Je ne connaissais pas du tout Bencheneb, je découvre Saadeddine
(1907-1968) à la lecture des mémoires de Mahieddine Bachtarzi qui le cite à plusieurs reprises. Je me lance à
la recherche de ses textes, puis au fur et à mesure de mes lectures, Mohamed (1869-1929)
et Rachid (1915-1991) s’imposent à moi, tous les deux docteurs comme leur papa,
Mohamed et professeurs d’université. C’est une famille singulière dans une
Algérie colonisée. Médéa est une ville pionnière au niveau de la prise en
charge des formes européennes, comme le théâtre, l’enseignement par exemple.
Bien avant la loi Jules Ferry (1883) qui rendait l’école publique obligatoire,
un décret du 14 juillet 1850 portant création des écoles arabes-françaises
avait été signé. Trois établissements supérieurs étaient créés à Tlemcen,
Constantine et Médéa. Au début, très peu d’Algériens acceptèrent de fréquenter
ces écoles. L’enseignement était strictement traditionnel. L’objectif des
autorités coloniales était clair : former des magistrats, des instituteurs et
des administrateurs loyaux à la France. Les autochtones avaient compris la
finalité de cette instruction, considérant, au départ toute « compromission »
avec la « science des infidèles » inadmissible avant de prendre la décision de
« voler le savoir », pour reprendre les propos de Cheikh Bensmaia.
Ce qui avait permis au gouvernement français de recourir à un enseignement
parallèle apte à briser les résistances des indigènes. Le « refus scolaire »
dont parle Yvonne Turin dans sa pertinente étude, Affrontements culturels dans
l’Algérie coloniale, était devenu conscient en 1880 soutenu par un discours
politico-religieux.
Le décret de février 1883 relatif à l’institution de l’école publique
obligatoire permettait à des fils de notables de suivre un enseignement
gratuit. Les autorités coloniales voulaient attirer un certain nombre
d’enfants, recrutés notamment dans l’univers des notabilités, qui auraient pour
mission de véhiculer et reproduire le discours colonial tout en évitant
d’intégrer le grand nombre. Ce qui pouvait poser de sérieux problèmes à la
colonisation qui appréhendait l’émergence d’une sensibilité et d’une conscience
nationale. Les autorités coloniales ne voulaient nullement permettre au grand
nombre d’aller à l’école ni en français ni en arabe ou dans une quelconque
autre langue.
En 1954, à la veille du déclenchement de la guerre de libération, le nombre
d’élèves scolarisés était estimé à un peu plus de 293000 sur une population en
âge scolaire avoisinant les 2 millions de personnes, alors que le nombre
d’étudiants musulmans fréquentant l’université d’Alger, ouverte en 1909,
représentait une infime population : un musulman sur plus de 15000 était
étudiant, alors qu’un Européen sur 227 l’était à cette époque. Les
colonisateurs ont saisi que beaucoup de ceux qui ont été à l’école ont retourné
leurs armes contre la colonisation. D’ailleurs, c’étaient parmi ces anciens
élèves, notamment des instituteurs, que se recrutaient les cadres des partis
nationalistes.
C’est dans ce contexte que Mohamed Bencheneb allait
fréquenter l’école à Médéa, puis poursuivre ses études à Alger à l’école
normale de Bouzaréah, ce qui allait lui permettre
d’exercer la fonction d’instituteur à la Casbah tout en continuant ses études à
l'Ecole des lettres d'Alger. C’est un peu l’instituteur de Mohamed Dib qui
apostrophe ses enfants ainsi : Nos ancêtres ne sont pas les Gaulois. A Bouzaréah, comme bien avant à Médéa, Bencheneb
a bien pris conscience des jeux tragiques de la discrimination. A Bouzareah, il y avait deux collèges, Mohamed était affecté,
comme les autres autochtones, à une section, « cours indigène ». Polyglotte,
maîtrisant le français, l’arabe, l’hébreu, l'espagnol, le persan et le latin.
Il est le premier enseignant algérien à l’université d’Alger, il enseigne la
littérature arabe à partir de 1909. Bencheneb était
fortement respecté dans les milieux scientifiques, lui qui s’intéressait à de
nombreuses disciplines dont la littérature le droit et l’ethnologie, la
théologie, la linguistique, la poésie, la philosophie et l’histoire. A
l’université d’Alger, il succèdera à René Basset qu’il considérait comme son
maître à la tête de la chaire de langue et littératures arabes après avoir
soutenu en 1922 sa thèse de doctorat consacrée à Abou Dolama,
« poète bouffon de la cour des premiers califes abbassides ». Membre de
l’académie arabe de Damas depuis 1920, sa participation au XVIe congrès des
orientalistes en 1905 allait impressionner de nombreux chercheurs et de grands
savants de l’époque. C’était le temps de l’orientalisme triomphant.
Les travaux de Mohamed Bencheneb sont considérables,
il insiste dans ses recherches sur la rigueur et la nécessité de confronter les
connaissances avec les réalités concrètes. Il est l’auteur de nombreux textes
dont les plus connus sont : l'édition critique de l'ouvrage d'Abū l-‘Arab Les Groupes de savants de l'Ifrīqiya
(Tabaqat ‘ulamā'Ifrīqiya,
1915-1920) ainsi que Proverbes arabes de l'Algérie et du Maghreb (1905-1907),
Mots turcs et persans conservés dans le parler algérien. Il a traduit de
nombreux textes de philosophes musulmans, notamment Ceux d’El Ghazali sur la
pédagogie, Lettre sur l'éducation des enfants du philosophe Ghazali. Il
s’intéressait également à la poésie populaire, il a publié un texte sur Ibn M’saib.
Père de neuf enfants, deux d’entre eux allaient être des espaces référentiels
aux recherches sur la littérature et les arts en Algérie et dans les pays
arabes. Il s’agit de Saadeddine et de Mohamed, les
deux étaient des chercheurs prolifiques, ils produisaient énormément, notamment
dans des périodiques spécialisés comme La Revue africaine ou Revue des mondes
musulmans et de la Méditerranée. On ne peut travailler sur le théâtre et la
littérature de langue arabe sans convoquer leurs travaux. Saadeddine
qui a préfacé le premier tome des Mémoires de Bachtarzi
est un fin connaisseur du théâtre, il fréquentait les
théâtres, il était un grand ami des artistes et des écrivains algériens. Bachtarzi en parle avec un grand respect dans ses mémoires.
Professeur à la médersa d’Alger, puis enseignant de littérature arabe à la
faculté des lettres, comme son père, il s’intéresse à plusieurs champs, la
littérature classique et populaire, le théâtre, la chanson, la métrique, la
poésie populaire.
Saadeddine n’était pas un militant du MTLD ou du FLN,
mais a servi le pays en faisant connaître des pans de notre culture. Il a
publié des textes considérés comme une réponse aux autorités coloniales qui
soutenaient que l’Algérie était un espace sans profondeur culturelle et
historique. Il a été longtemps fonctionnaire durant la période coloniale. Il a
été sous-préfet, puis ambassadeur plénipotentiaire en Arabie Saoudite. A
l’indépendance, il est doyen de la faculté des lettres d’Alger. Son frère
Mohamed s’intéresse également à la littérature arabe et au théâtre. Il n’est
nullement possible quand on interroge le théâtre ou l’anthropologie en Algérie
ou dans les pays arabes de ne pas tenir compte de ses travaux qui font autorité
: « Regards sur le théâtre algérien » ; « Les dramaturges arabes et le récit-cadre
des Mille et une Nuits »; « Trois récits de chasse de la région de Médéa » ; «
La Fête religieuse et populaire dans l'Islam » ; « Allalou
et les origines du théâtre algérien » ou « Les rapports de l'Orient et de
l'Occident vus par l'écrivain Yahya Haqqî ».
La famille Bencheneb a donné à lire des pans entiers
de notre culture, démentant ainsi l’idée coloniale selon laquelle les colonies
n’avaient pas d’Histoire. C’est un démenti cinglant et clair.