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Interview Président Tebboune/Le Point (France), 24 mai 2021 (Publiée le 2 juin 2021)(I/IV))

Date de création: 03-06-2021 18:29
Dernière mise à jour: 03-06-2021 18:29
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COMMUNICATION- GOUVERNEMENT- INTERVIEW PRESIDENT TEBBOUNE /LE POINT (France) ,24 MAI 2021(PUBLIÉE LE 2  JUIN) (I/IV)

 

« Abdelmadjid Tebboune a reçu Kamel Daoud et Adlène Meddi au palais d’El Mouradia pour une interview exceptionnelle.Il n’a éludé aucun sujet.propos recueIllis par Kamel Daoud et Adlène Meddi

 

Quand les équipes du nouveau président entrèrent pour la première fois dans le palais d'El Mouradia, en décembre 2019, l'endroit semblait quasi abandonné. Depuis que le président déchu, Abdelaziz Bouteflika, malade, s'était calfeutré en 2013 dans sa résidence médicalisée à Zéralda, sur la côte ouest algéroise, ce haut lieu du pouvoir s'était transformé en une administration ronronnante, à peine gérée par le frère- conseiller, Saïd Bouteflika, et où régnaient le silence et des ombres pressées…

En cette matinée printanière de mai, le palais d'El Mouradia, niché sur les hauteurs d'Alger-Centre, fait resplendir le jardin de sa résidence, dominé par un ficus centenaire et bercé par la fontaine en cascade aux faïences azur. À l'entrée, l'ancien court de tennis où jouait l'ex-chef de l'État Chadli Bendjedid (1979-1992), le dernier président à avoir mis en place une communication innovante, posant même avec sa famille pour la presse étrangère, avant la glaciation qui s'ensuivit. Depuis, l'image du pouvoir algérien est celle du portrait officiel, raidie, spartiate, « militaire », jusqu'à l'artifice d'un président muet et grabataire. Au bout de vingt ans de règne, Bouteflika sera remplacé, comble du mépris et du surréalisme, par un « cadre », c'est-à-dire un portrait que les « hommes » de l'ex-président brandissaient, extatiques, lors des meetings. Trente ans de grisaille ombrageuse, de rumeurs de décès, d'apparitions fantomatiques, de complots, de théories d'usurpation et, surtout, de silence… le pouvoir en Algérie a des mœurs de clandestinité et des rites d'invisibilité.

À 11 heures passées, sur une terrasse ombragée, le chef de l'État algérien reçoit ses intervieweurs. Il leur consacre plusieurs heures. Son discret staff, réduit au maximum, s'éparpille sous les arcades mauresques de cette résidence adossée au « cabinet », le bureau du président, un peu plus haut, auquel on accède en traversant le jardin. L'image bucolique tranche avec la double sinistrose de la présidence fantomatique des derniers mandats de Bouteflika et avec le cliché en noir et blanc d'un pouvoir opaque et renfermé. « Vous avez trop de questions », commente, tout sourire, Abdelmadjid Tebboune en invitant à prendre le café.

Son parcours

1945 Naît à Mécheria, bourg du Nord-Ouest algérien dans les montagnes de l'Atlas.

1969 Diplômé de l'ENA algérienne.

Années 1980 Occupe plusieurs postes de préfet.

Mai 2017 Nommé Premier ministre, il est limogé trois mois plus tard après s'être attaqué à l'entourage de Bouteflika.

13 décembre 2019 Élu président de la République algérienne démocratique et populaire.

Octobre 2020 Malade du Covid, il est hospitalisé deux mois en Allemagne.

Janvier 2021 Nouvelle hospitalisation d'un mois en Allemagne pour des complications liées au Covid.

Traversée du désert. L'homme revient de loin, et pas seulement d'une longue convalescence après son infection au Covid-19 et une opération au pied en Allemagne, mais d'une traversée du désert, une ostracisation violente après son mandat éclair (trois mois) de Premier ministre en 2017. Un record dans la République algérienne, pour avoir déclaré la guerre aux « forces de l'argent » et à leur clan politique proche du frère de Bouteflika, Saïd. Cet énarque, ce fils du Sud-Ouest saharien qui lui a légué le calme et la cordialité des gens du désert, à la carrière préfectorale qui remonte aux années 1970, sait, depuis la disgrâce subie, que le pouvoir peut aussi être un enfer derrière l'apparat du prestige et de la puissance. Les intrigues le rattrapent, même lors de la présidentielle de décembre 2019, décriée par le Hirak, qui poursuivait ses manifestations antisystème : donné pour favori, il subit une campagne médiatique violente, et une partie du personnel politique hérité de l'ère Bouteflika se mobilise contre lui - aujourd'hui, des officiers du renseignement sont derrière les barreaux pour avoir comploté et tenté de manipuler les résultats de l'élection à ses dépens…

Pilier. À des intimes, après cette bataille feutrée au sein même du pouvoir, il confie : « Je n'ai plus rien à perdre parce que j'ai tout perdu. Si je suis élu, ce n'est pas pour finir en autocrate. » Abdelmadjid Tebboune assume ses postes de ministre sous Bouteflika, défendant son bilan à l'Habitat par exemple, où il créa une formule d'accès au logement pour la classe moyenne, « pilier de stabilité d'une société », selon lui. À ses yeux, il a servi l'État, pas la fratrie Bouteflika.

Vis-à-vis de la France, celui qui suivait en même temps les cours de l'école coranique et de l'école française veut imposer une position nuancée : pas d'hostilité automatique, mais pas de rapports de suzerain à vassal. « Il respecte ceux qui le respectent, c'est son principe aussi pour la diplomatie », souligne un proche.

Sans filet. Ce n'est pas la première fois que Tebboune se prête au jeu des questions-réponses, mais le dispositif est différent : une interview longue et fouillée menée pour un grand hebdomadaire français par deux journalistes et écrivains algériens vivant en Algérie. Au-delà de l'interview, c'est symboliquement une intrusion dans « l'unique et véritable centre du pouvoir en Algérie », pour reprendre les mots d'un conseiller du palais. L'interview est ouverte, sans filet, nous assure-t-on. Notre photographe est autorisé à circuler et à prendre ses propres photos, et Tebboune s'y prête : debout, assis, marchant, souriant ou conversant de façon détendue. Ces gestes de grande banalité pour des Occidentaux ont ici tout leur sens : le pays est cycliquement la proie de rumeurs sur la maladie du président du moment, son état de santé, sa mobilité physique et sa capacité à gérer le pays et ses crises. Il fallait des réponses et aussi presque des « preuves de vie ». Après un long café en « off », le « on » se fait dans le bureau du président. Abdelmadjid Tebboune demande à mener l'entretien sans la présence de ses équipes qui nous laissent presque seuls

Le Point : Vous avez repris les rênes du pouvoir neuf mois après la chute d'Abdelaziz Bouteflika, lors de la présidentielle de décembre 2019 : dans quel état aviez-vous trouvé le pays ?

Abdelmadjid Tebboune :Le pays était au bord du gouffre. Heureusement qu'il y a eu le sursaut populaire, le Hirak authentique et béni du 22 février 2019, qui a permis de stopper la déliquescence de l'État en annulant le cinquième mandat, qui aurait permis à la « issaba » [le « gang », conglomérat d'oligarques et de hauts responsables, NDLR], ce petit groupuscule qui a phagocyté le pouvoir et même les prérogatives de l'ex-président en agissant en son nom, de gérer le pays. Il n'y avait plus d'institutions viables, seuls comptaient les intérêts d'un groupe issu de la kleptocratie. Il fallait donc reconstruire la République, avec ce que cela implique comme institutions démocratiques.

Touché par le Covid, vous avez été absent d'Algérie. Cette absence a-t-elle affecté votre exercice du pouvoir ?

Affecté non. Retardé le programme des réformes, oui. Mais nous avons réussi à faire en sorte que l'État fonctionne en mon absence. Preuve en est que la réhabilitation des institutions que j'ai entamée avait fonctionné. Par ailleurs, j'ai pu faire le bilan sur mon environnement immédiat et les projets que nous avons lancés. Certains ont pensé que c'était le naufrage - et vous savez qui quitte le navire dans ces cas-là -, mais j'ai pu constater, avec fierté, toute la fidélité de l'armée, avec à sa tête le chef d'état-major Saïd Chengriha. Nous nous appelions tous les matins.

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Qu'est-ce que votre traversée du désert entre 2017 et 2019 vous a appris sur le pouvoir ?

Pour avoir exercé un peu plus de cinquante ans au service de l'État, depuis ma sortie de l'ENA en 1969, je sais qu'il est très difficile de faire de l'opposition à l'intérieur même du système. Pourtant, j'en ai fait, j'étais une sorte de mouton noir. On m'a envoyé comme wali [préfet] aux postes où il y avait le plus de problèmes. On m'avait collé une étiquette de « tête dure », parce que je ne me privais pas de dire ce que je pensais.

En 2017, j'étais déjà convaincu que l'Algérie allait droit dans le mur, que si la déliquescence des institutions se poursuivait, elle allait aussi impacter l'État-nation même, pas uniquement le pouvoir. On ressemblait de plus en plus à une république bananière, où tout se décidait dans une villa sur les hauteurs d'Alger [à Ben Aknoun, lieu de rencontre des oligarques et de leurs relais du pouvoir, NDLR]. Les institutions étaient devenues purement formelles, à l'exception de l'armée, qui a pu sauvegarder sa stature.

Il fallait donc agir et j'ai proclamé, en tant que Premier ministre, devant le Parlement, que le salut viendrait de la séparation de l'argent et du pouvoir. Ma famille et moi en avons payé le prix, mais cela fait partie du risque de l'exercice du pouvoir.

Quand le pouvoir est gangrené par les intérêts personnels, il se défend à sa manière. S'attaquer à ce système peut devenir mortel. Très dangereux.

Comment le président peut-il mener des réformes politiques sans un parti de soutien, sans l'adhésion de l'opposition, sans société civile autonome, et avec une administration héritée de l'ancien système ?

Une partie de l'administration, censée être neutre et servir les administrés, s'est mise au service des lobbys de la kleptocratie, que l'on appelle à tort « oligarchie », car il s'agit plutôt d'un groupe de voleurs.

Je n'ai pas été le candidat d'un parti, mais celui du peuple et de la jeunesse, deux piliers sur lesquels je compte beaucoup. Une multitude de nos partis ne sont pas représentatifs d'un courant d'idées, mais sont construits autour d'une personne qui s'éternise à leur tête, sans aucune volonté d'ouverture ou de réforme… Attention, je ne dis pas que je ne crois pas en la classe politique, mais elle représente peu de chose par rapport à un peuple. Tous les partis réunis ne totalisent pas 800 000 militants, alors que nous sommes près de 45 millions d'Algériens ! Plus tard, peut-être, lorsque les institutions auront repris leur place et leurs fonctions, libérées du diktat de l'argent sale, on pensera à créer un parti présidentiel. Mais pas pour le moment.