COMMUNICATION- GOUVERNEMENT- INTERVIEW PRESIDENT
TEBBOUNE /LE POINT (France) ,24 MAI 2021(PUBLIÉE LE 2 JUIN) (I/IV)
« Abdelmadjid Tebboune a reçu Kamel Daoud et Adlène
Meddi au palais d’El Mouradia
pour une interview exceptionnelle.Il
n’a éludé aucun sujet.propos recueIllis
par Kamel Daoud et Adlène Meddi
Quand les équipes du
nouveau président entrèrent pour la première fois dans le palais d'El Mouradia, en décembre 2019, l'endroit semblait quasi
abandonné. Depuis que le président déchu, Abdelaziz Bouteflika, malade, s'était
calfeutré en 2013 dans sa résidence médicalisée à Zéralda,
sur la côte ouest algéroise, ce haut lieu du pouvoir s'était transformé en une
administration ronronnante, à peine gérée par le
frère- conseiller, Saïd Bouteflika, et où régnaient le silence et des ombres
pressées…
En cette matinée
printanière de mai, le palais d'El Mouradia, niché
sur les hauteurs d'Alger-Centre, fait resplendir le jardin de sa résidence,
dominé par un ficus centenaire et bercé par la fontaine en cascade aux faïences
azur. À l'entrée, l'ancien court de tennis où jouait l'ex-chef de l'État Chadli
Bendjedid (1979-1992), le dernier président à avoir mis en place une
communication innovante, posant même avec sa famille pour la presse étrangère,
avant la glaciation qui s'ensuivit. Depuis, l'image du pouvoir algérien est
celle du portrait officiel, raidie, spartiate, « militaire », jusqu'à l'artifice
d'un président muet et grabataire. Au bout de vingt ans de règne, Bouteflika
sera remplacé, comble du mépris et du surréalisme, par un « cadre »,
c'est-à-dire un portrait que les « hommes » de l'ex-président brandissaient,
extatiques, lors des meetings. Trente ans de grisaille ombrageuse, de rumeurs
de décès, d'apparitions fantomatiques, de complots, de théories d'usurpation
et, surtout, de silence… le pouvoir en Algérie a des mœurs de clandestinité et
des rites d'invisibilité.
À 11 heures passées, sur
une terrasse ombragée, le chef de l'État algérien reçoit ses intervieweurs. Il
leur consacre plusieurs heures. Son discret staff, réduit au maximum,
s'éparpille sous les arcades mauresques de cette résidence adossée au « cabinet
», le bureau du président, un peu plus haut, auquel on accède en traversant le
jardin. L'image bucolique tranche avec la double sinistrose de la présidence
fantomatique des derniers mandats de Bouteflika et avec le cliché en noir et
blanc d'un pouvoir opaque et renfermé. « Vous avez trop de questions »,
commente, tout sourire, Abdelmadjid Tebboune en
invitant à prendre le café.
Son parcours
1945 Naît à Mécheria, bourg du Nord-Ouest algérien dans les montagnes
de l'Atlas.
1969 Diplômé de l'ENA
algérienne.
Années 1980 Occupe plusieurs
postes de préfet.
Mai 2017 Nommé Premier
ministre, il est limogé trois mois plus tard après s'être attaqué à l'entourage
de Bouteflika.
13 décembre 2019 Élu
président de la République algérienne démocratique et populaire.
Octobre 2020 Malade du
Covid, il est hospitalisé deux mois en Allemagne.
Janvier 2021 Nouvelle
hospitalisation d'un mois en Allemagne pour des complications liées au Covid.
Traversée du désert.
L'homme revient de loin, et pas seulement d'une longue convalescence après son
infection au Covid-19 et une opération au pied en Allemagne, mais d'une
traversée du désert, une ostracisation violente après son mandat éclair (trois
mois) de Premier ministre en 2017. Un record dans la République algérienne,
pour avoir déclaré la guerre aux « forces de l'argent » et à leur clan
politique proche du frère de Bouteflika, Saïd. Cet énarque, ce fils du
Sud-Ouest saharien qui lui a légué le calme et la cordialité des gens du
désert, à la carrière préfectorale qui remonte aux années 1970, sait, depuis la
disgrâce subie, que le pouvoir peut aussi être un enfer derrière l'apparat du
prestige et de la puissance. Les intrigues le rattrapent, même lors de la
présidentielle de décembre 2019, décriée par le Hirak,
qui poursuivait ses manifestations antisystème : donné
pour favori, il subit une campagne médiatique violente, et une partie du
personnel politique hérité de l'ère Bouteflika se mobilise contre lui -
aujourd'hui, des officiers du renseignement sont derrière les barreaux pour
avoir comploté et tenté de manipuler les résultats de l'élection à ses dépens…
Pilier. À des intimes,
après cette bataille feutrée au sein même du pouvoir, il confie : « Je n'ai
plus rien à perdre parce que j'ai tout perdu. Si je suis élu, ce n'est pas pour
finir en autocrate. » Abdelmadjid Tebboune assume ses
postes de ministre sous Bouteflika, défendant son bilan à l'Habitat par
exemple, où il créa une formule d'accès au logement pour la classe moyenne, «
pilier de stabilité d'une société », selon lui. À ses yeux, il a servi l'État,
pas la fratrie Bouteflika.
Vis-à-vis de la
France, celui qui suivait en même temps les cours de l'école coranique et de
l'école française veut imposer une position nuancée : pas d'hostilité
automatique, mais pas de rapports de suzerain à vassal. « Il respecte ceux qui
le respectent, c'est son principe aussi pour la diplomatie », souligne un
proche.
Sans filet. Ce n'est
pas la première fois que Tebboune se prête au jeu des
questions-réponses, mais le dispositif est différent : une interview longue et
fouillée menée pour un grand hebdomadaire français par deux journalistes et
écrivains algériens vivant en Algérie. Au-delà de l'interview, c'est
symboliquement une intrusion dans « l'unique et véritable centre du pouvoir en
Algérie », pour reprendre les mots d'un conseiller du palais. L'interview est
ouverte, sans filet, nous assure-t-on. Notre photographe est autorisé à
circuler et à prendre ses propres photos, et Tebboune
s'y prête : debout, assis, marchant, souriant ou conversant de façon détendue.
Ces gestes de grande banalité pour des Occidentaux ont ici tout leur sens : le
pays est cycliquement la proie de rumeurs sur la maladie du président du
moment, son état de santé, sa mobilité physique et sa capacité à gérer le pays
et ses crises. Il fallait des réponses et aussi presque des « preuves de vie ».
Après un long café en « off », le « on » se fait dans le bureau du président.
Abdelmadjid Tebboune demande à mener l'entretien sans
la présence de ses équipes qui nous laissent presque seuls
Le Point : Vous avez
repris les rênes du pouvoir neuf mois après la chute d'Abdelaziz Bouteflika,
lors de la présidentielle de décembre 2019 : dans quel état aviez-vous trouvé
le pays ?
Abdelmadjid Tebboune :Le pays était au bord du
gouffre. Heureusement qu'il y a eu le sursaut populaire, le Hirak
authentique et béni du 22 février 2019, qui a permis de stopper la
déliquescence de l'État en annulant le cinquième mandat, qui aurait permis à la
« issaba » [le « gang », conglomérat d'oligarques et
de hauts responsables, NDLR], ce petit groupuscule qui a phagocyté le pouvoir
et même les prérogatives de l'ex-président en agissant en son nom, de gérer le
pays. Il n'y avait plus d'institutions viables, seuls comptaient les intérêts
d'un groupe issu de la kleptocratie. Il fallait donc reconstruire la
République, avec ce que cela implique comme institutions démocratiques.
Touché par le Covid, vous avez été absent d'Algérie. Cette absence
a-t-elle affecté votre exercice du pouvoir ?
Affecté non. Retardé
le programme des réformes, oui. Mais nous avons réussi à faire en sorte que
l'État fonctionne en mon absence. Preuve en est que la réhabilitation des
institutions que j'ai entamée avait fonctionné. Par ailleurs, j'ai pu faire le
bilan sur mon environnement immédiat et les projets que nous avons lancés.
Certains ont pensé que c'était le naufrage - et vous savez qui quitte le navire
dans ces cas-là -, mais j'ai pu constater, avec fierté, toute la fidélité de
l'armée, avec à sa tête le chef d'état-major Saïd Chengriha.
Nous nous appelions tous les matins.
.
Qu'est-ce que votre
traversée du désert entre 2017 et 2019 vous a appris sur le pouvoir ?
Pour avoir exercé un
peu plus de cinquante ans au service de l'État, depuis ma sortie de l'ENA en
1969, je sais qu'il est très difficile de faire de l'opposition à l'intérieur
même du système. Pourtant, j'en ai fait, j'étais une sorte de mouton noir. On
m'a envoyé comme wali [préfet] aux postes où il y avait le plus de problèmes.
On m'avait collé une étiquette de « tête dure », parce que je ne me privais pas
de dire ce que je pensais.
En 2017, j'étais déjà
convaincu que l'Algérie allait droit dans le mur, que si la déliquescence des
institutions se poursuivait, elle allait aussi impacter l'État-nation même, pas
uniquement le pouvoir. On ressemblait de plus en plus à une république
bananière, où tout se décidait dans une villa sur les hauteurs d'Alger [à Ben Aknoun, lieu de rencontre des oligarques et de leurs relais
du pouvoir, NDLR]. Les institutions étaient devenues purement formelles, à l'exception
de l'armée, qui a pu sauvegarder sa stature.
Il fallait donc agir
et j'ai proclamé, en tant que Premier ministre, devant le Parlement, que le
salut viendrait de la séparation de l'argent et du pouvoir. Ma famille et moi
en avons payé le prix, mais cela fait partie du risque de l'exercice du
pouvoir.
Quand le pouvoir est
gangrené par les intérêts personnels, il se défend à sa manière. S'attaquer à
ce système peut devenir mortel. Très dangereux.
Comment le président
peut-il mener des réformes politiques sans un parti de soutien, sans l'adhésion
de l'opposition, sans société civile autonome, et avec une administration
héritée de l'ancien système ?
Une partie de
l'administration, censée être neutre et servir les administrés, s'est mise au
service des lobbys de la kleptocratie, que l'on appelle à tort « oligarchie »,
car il s'agit plutôt d'un groupe de voleurs.
Je n'ai pas été le candidat d'un parti, mais celui du peuple et de la
jeunesse, deux piliers sur lesquels je compte beaucoup. Une multitude de nos
partis ne sont pas représentatifs d'un courant d'idées, mais sont construits
autour d'une personne qui s'éternise à leur tête, sans aucune volonté
d'ouverture ou de réforme… Attention, je ne dis pas que je ne crois pas en la
classe politique, mais elle représente peu de chose par rapport à un peuple.
Tous les partis réunis ne totalisent pas 800 000 militants, alors que nous
sommes près de 45 millions d'Algériens ! Plus tard, peut-être, lorsque les
institutions auront repris leur place et leurs fonctions, libérées du diktat de
l'argent sale, on pensera à créer un parti présidentiel. Mais pas pour le
moment.