CULTURE- PERSONNALITES- JEAN EL MOUHOUB AMROUCHE
© Par Hafid Adnani /El Watan (Extraits), samedi 15 mai 2021. Hafid Adnani est né en
Algérie. Journaliste et cadre supérieur de l’Education nationale, il est
également doctorant en anthropologie au Laboratoire d’anthropologie sociale du
Collège de France.
(………………………….) Jean Amrouche, né
le 7 février 1906 à Ighil-Ali en Algérie et
décédé le 16 avril 1962 à Paris, est un écrivain, un
journaliste littéraire et un homme de radio d’expression française, il
était aussi kabyle et chrétien, poète et intellectuel engagé, par la force des
événements, notamment contre l’oppression coloniale et pour l’indépendance de
l’Algérie.Amrouche a une vie exemplaire à plus d’un
titre : il est l’homme de la contradiction par excellence. Il était fidèle
à lui-même, à ses origines kabyles, à la langue et la culture ancestrale de ses
parents, et aussi à leur religion qui n’était pas celle de la majorité des «indigènes» de l’Algérie coloniale. Il était également
fidèle à la culture, à la littérature et à la langue françaises.Amrouche
fut déchiré entre deux logiques contradictoires qu’il ne pouvait ni «dépasser»,
selon les mots de Senghor lors d’un hommage qui lui était rendu le 15 juin 1963
sur France III RTF, ni «vivre jusqu’au bout», selon les mots de Camus dans sa
préface au roman La statue de sel d’Albert Memmi publié en 1953 (Memmi était un
juif tunisien, élève de surcroît de Amrouche au lycée de Tunis).L’ épouse de
Jean Amrouche, Suzanne, déclara après sa mort, à la radio (à propos de la
guerre d’Algérie) :«Lui et moi, de façons différentes mais parallèles,
unis dans la même souffrance, nous avons été totalement concernés par cette
guerre, nous l’avons assumée au plus profond de notre être […]. Pour lui, je le
pense très profondément, il en est mort.»Car
Amrouche est l’homme d’une «double fidélité» comme l’a dit Ferhat Abbas quelque
temps après son décès. Abbas, qui avait connu Amrouche, était alors président
de l’Assemblée nationale constituante algérienne.Cette
double fidélité, Amrouche la payera cher et ce grand déchirement, à l’aube de
l’indépendance de l’Algérie, par sa profondeur et sa gravité, ne pouvait d’une
certaine façon pas avoir d’autre issue pour lui que sa propre disparition physique.C’est le déchirement, l’écartèlement même, d’un
homme abandonné, même par sa propre famille : ses beaux-parents,
pieds-noirs d’Algérie, pourtant plutôt libéraux, iront jusqu’à couper toute relation
avec lui au moment où il soutient ouvertement le combat indépendantiste
algérien ; soutien qu’ils ont vécu comme une trahison suprême. De manière
générale, son positionnement pendant la guerre d’Algérie, qui relève une grande
honnêteté intellectuelle, lui a valu un isolement injustifiable qui sera pour
lui une immense blessure. (…………………) Ses parents, chrétiens convertis mais «indigènes» tout de même, vivaient comme tous, dans leur
village kabyle, l’aliénation coloniale, mais furent aussi rejetés par les
leurs ; ce qui les amena à partir pour la Tunisie quand il avait quatre
ans. Sa mère, Fadhma Ath Mansour Amrouche, écrit
cette ambiguïté dans son récit Histoire de ma vie (éditions François Maspéro – 1968) :«Pour les
Kabyles, nous étions des Roumis, des renégats… Pour l’armée, nous étions des
bicots comme les autres». Amrouche se considérait
comme un être hybride dont l’existence même était questionnée, notamment durant
cette terrible guerre qu’il craignait depuis si longtemps et qui radicalisa
très fortement les positions (…………………….). Jean
Amrouche est issu de parents kabyles convertis au christianisme dans une
Algérie alors française. Antoine-Belkacem Amrouche (vers 1880-1958) et
Marguerite-Fadhma Ath Mansour (vers 1882-1967),
étaient tous les deux été élevés par des pères et des
sœurs catholiques dans leur jeunesse, avant leur mariage vers 1898.Il naît dans
ce village des Monts Bibans, au sud de la vallée de la Soummam, qui à
l’époque dépend de la commune mixte d’Akbou.
A cause d’un temps neigeux, il n’est déclaré à l’état civil que le 13
février 1906, six jours après sa naissance.En
1910, sa famille quitte la Kabylie pour s’installer
à Tunis dans le Protectorat français de Tunisie ; elle y
obtient alors la nationalité française de plein droit. Là encore
l’ambiguïté de sa position se fera longtemps sentir :«J’avais
onze ans. Petit kabyle chrétien, j’étais roulé entre les puissantes masses que
constituaient mes condisciples ; renégat pour les musulmans, carne veduta (viande vendue) pour les Italiens, bicot au regard
des Français» (L’éternel Jugurtha. 1946) .En
1921, après de brillantes études secondaires au collège Alaoui de Tunis,
Amrouche est admis à l’Ecole normale d’instituteurs de Tunis, et, en 1924,
est nommé instituteur à Sousse. Reçu à l’Ecole normale supérieure de
Saint-Cloud, il y étudie pendant trois ans à partir de 1925.Il est ensuite
professeur de Lettres aux lycées de Sousse, Bône (actuelle Annaba) et
Tunis, où il se lie avec le poète Armand Guibert, et publie ses premiers
poèmes en 1934 et 1937. Il épouse ensuite Suzanne Molbert,
collègue de Tunis, professeur de lettres classiques et issue d’une famille
française installée à Alger depuis 1840.Jean Amrouche réalise simultanément des
émissions littéraires pour la station Tunis-RTT (1938-1939).Pendant
la Seconde Guerre mondiale, il rencontre André Gide à Tunis,
puis rejoint les milieux gaullistes à Alger où en 1943-1944, il travaille
pour Radio France, station qui succède à la vichyste Radio Alger. Il rencontre
ainsi de Gaulle avec lequel il ne perdra plus le contact.En 1944, il donne une conférence en Algérie
devant le général Georges Catroux, le représentant de de Gaulle avec lequel il
a des affinités. Il y affirme qu’il y a «sept millions
de Jugurtha en Algérie».
De février 1944 à février
1945, à Alger, puis de 1945 à juin 1947 à Paris, Jean Amrouche est le
directeur de la revue L’Arche (revue littéraire), éditée par Edmond
Charlot, qui publie les grands noms de la littérature française (Antonin
Artaud, Maurice Blanchot, Henri Bosco, Joë
Bousquet, Roger Caillois, Albert Camus, René Char, Jean
Cocteau, André Gide, Julien Green, Pierre Jean Jouve, Jean
Lescure, Henri Michaux, Jean Paulhan, Francis Ponge, etc.). Amrouche
vit très mal les massacres du 8 mai 1945, qui vont confirmer définitivement
chez lui une forte conviction :celle de
l’inéluctabilité de l’indépendance algérienne et surtout d’un affrontement
particulièrement sanglant et à venir en Algérie. Il essaye de publier des
articles qui posent la question de l’indépendance. Deux lui sont refusés par
des journaux parisiens. En 1946, son article au titre alors prophétique : «L’Algérie restera-t-elle française ?» trouvera une
place dans une publication de petite diffusion. Ce moment de l’histoire est un
tournant pour lui comme pour d’autres élites indigènes d’une Algérie coloniale
pour laquelle il était insupportable ne serait-ce que d’entendre le mot «indépendance».Il travaille aussi pour la radio
nationale française de 1944 à 1959 ; dans ses émissions, il invite des
penseurs (Gaston Bachelard, Roland Barthes, Maurice
Merleau-Ponty, Edgar Morin, Jean Starobinski, Jean Wahl), des
poètes et des romanciers (Claude Aveline, Georges-Emmanuel
Clancier, Pierre Emmanuel, Max-Pol Fouchet, Jean
Lescure, Kateb Yacine) et des peintres (comme Charles Lapicque).Il est
l’inventeur d’un genre radiophonique nouveau avec la série de
ses «Entretiens», notamment ses trente-quatre Entretiens avec André
Gide (1949), quarante-deux Entretiens avec Paul
Claudel (1951), quarante Entretiens avec François
Mauriac(1952-1953), douze Entretiens avec Giuseppe
Ungaretti (1955-1956).Le 27 janvier 1956, la salle Wagram de Paris
accueille un congrès du Comité d’action des intellectuels contre la poursuite
de la guerre en Algérie. A cette rencontre, présidée par Jean-Jacques Mayoux, interviennent entre autres Daniel Guérin, Alioune
Diop, Michel Leiris, André Mandouze, Aimé Césaire,
Jean Dresch, Jean-Paul Sartre et Jean Amrouche.Sa prise de parole fut quelque peu houleuse,
couverte par des huées quand il dit «Je suis Kabyle et
chrétien». Sa voix s’arrête, se brise, avant de reprendre avec le rauque de
l’angoisse :«Il ne saurait être question pour moi de
renier, et à plus forte raison de haïr la France, qui est la patrie de mon
esprit, et d’une part au moins de mon âme. Mais il y a la France tout court, la
France d’Europe, et l’autre, celle dont le colonialisme a fait un simulacre qui
est proprement la négation de la France. C’est contre la France des
colonialistes, contre l’anti-France, que les maquisards d’Algérie, mes frères
selon la nature, ont dû prendre les armes, ces armes que la victoire seule, la
victoire sur l’anti-France, fera tomber de leurs mains».Conséquence
immédiate de cette prise de position radicale : il est abandonné
violemment par des proches dont sa belle-famille dont il reçut une lettre de
rupture édifiante publiée par Tassadit Yacine dans
son livre Chacal ou la ruse des dominés (La découverte. 2001) : «[…]Vous qui devez tout à la France, et qui n’êtes pas
arabe, vous que nous avons accueilli avec tant d’amitié, vous vous faites le
héros de la ligne arabe.Ce que vous faites constitue
une ignoble trahison envers la France et envers nous-mêmes. En conséquence,
veuillez noter qu’à partir de ce jour, nous considérons que vous ne faites plus
partie de notre famille. Recevez, Monsieur, l’expression de notre profond
mépris.» Sa famille et lui n’auront plus aucun contact
avec ses beaux-parents jusqu’à sa mort. D’autres anciens amis lui écrivent et
usent des mêmes arguments.La
France lui aurait tout donné et il l’aurait trahie. Il aurait donc fallu qu’il
fut dans une gratitude extrême pour le statut social dont il bénéficiait, comme
s’il était, de par ses origines indigènes, et sa «race»
comme on disait alors, illégitime dans cette position. Et cette gratitude
devait s’exprimer par son adhésion au système colonial, aussi injuste et
aliénant fut-il. L’idée d’une Algérie «livrée» aux «indigènes» était insupportable pour ces interlocuteurs.Il est évincé ensuite de
la RTF en novembre 1959 par Michel Debré, Premier
ministre, alors même qu’il servait d’intermédiaire entre les instances
du Front de libération nationale et le général de
Gaulle dont il est et restera un interlocuteur privilégié. De 1958 à 1961,
Jean Amrouche plaide la cause de l’indépendance à la Radio suisse romande
à Lausanne et à Genève. Il y déclare, entre autres, le 30 mai
1958 : «Je suis […] citoyen français. Je suis
catholique. J’ai été baptisé à l’âge de 2 jours. La langue française est ma
langue maternelle, ma culture est française. Je ne suis donc pas, comme on l’a
écrit récemment, un ‘‘algérien francisé’’. Je suis profondément français, et en
tant que français.En tant
que citoyen français, c’est mon droit et c’est mon devoir de prendre position
sur les problèmes politiques français. Mais je suis en même temps et
indivisément algérien, parce que je suis né en Kabylie, de père et mère
kabyles, que le kabyle est concurremment avec le français, ma langue maternelle
et par conséquent ma solidarité avec le peuple algérien en lutte pour la
conquête de sa liberté et de son indépendance est entière.»Amrouche
meurt d’un cancer le 16 avril 1962 (il y a donc 59 ans), quelques semaines
après l’accord de cessez-le-feu du 19 mars 1962.Le sachant malade, le
général de Gaule lui écrit quelques jours auparavant : «Je sais que
vous êtes très, très malade mais au moins la signature des accords d’Evian
devraient vous apporter un peu de réconfort et un espoir.»Toujours
quelque temps avant sa mort, et au moment même des négociations d’Evian il
avait reçu la visite de Jacques Berque qui lui dédicaça ainsi son dernier livre
d’alors Le Maghreb entre deux guerres avec la phrase suivante : «A Jean
Amrouche, fils d’une double vérité». «C’est bien
vrai», lui dit Amrouche après lecture de ce cette dédicace, «Ce n’est pas
un hasard si je suis malade» et Jacques Berque de raconter plus tard qu’il
avait compris en fait : «Ce n’est pas un hasard si je meurs.»Krim Belkacem, chef historique du FLN, disait ceci
de lui après sa mort : «Jean Amrouche que nous avons aimé et respecté nous a
été ravi. Le peuple algérien l’a pleuré car il perdait en lui, non seulement un
de ses fils parmi les plus prestigieux, mais aussi l’homme de lettres, le
journaliste qui, par ses écrits, criait à la face du monde, le prenant pour témoin,
l’humiliation, les conditions de vie atroces, végétatives, quasiment animales
faites à son peuple par le colonialisme.» Plus loin : «[Jean Amrouche] est l’exemple de ce que notre peuple
recèle comme génie et comme possibilités.»
Une part de l’œuvre de Amrouche, encore non publiée, se découvre
progressivement, révélant une œuvre de portée universelle (son journal, à titre
d’exemple, a été publié en 2009 aux éditions Nonlieu
par Tassadit Yacine).En exprimant en français
les Chants berbères de Kabylie, il en fait un trésor de la
poésie universelle. Kateb Yacine appelait à ce que son œuvre, notamment celle
du poète qu’il était avant tout, soit découverte par tous. Pour Najet Khadda, universitaire et critique littéraire, la poésie de
Jean Amrouche est «rattachée à l’enfance, à la Kabylie non pas comme territoire
géographique mais comme territoire culturel, à la Kabylie des chants berbères
séculaires, véhiculés par sa mère, à la Kabylie comme culture, c’est-à-dire à
la fois comme forme de rapports à la langue avec une sensualité qui est propre
à la langue berbère et qu’il transporte dans la langue française et avec aussi
un décryptage du monde, un découpage du monde, qui est à la jonction de deux
langues, qui n’est pas totalement français.»Kabyle,
Algérien, chrétien, Français… Amrouche nourrit toute son œuvre de la quête
mystique d’une fusion entre les deux cultures qui sont le fondement de son
être. Il s’est défini lui-même comme un pont entre deux logiques qu’il croyait
conciliables. C’est ce qu’il écrit à l’occasion de la création de la revue
L’Arche : «Je suis le pont, l’arche qui fait
communiquer deux mondes, mais sur lequel on marche et que l’on piétine, que
l’on foule. Je le resterai jusqu’à la fin de fins, c’est mon destin.».Tassadit Yacine nous dit : «[Jean
Amrouche] est passeur, alchimiste, scribe, et médiateur n’ayant pas encore
conscience du prix de la souffrance intérieure qu’il devra vivre.»……