VIE POLITIQUE- BIBLIOTHEQUE D’ALMANACH-
ESSAI GILLES KEPPEL-« LE PROPHETE ET LA PANDEMIE,
DU MOYEN ORIENT AU JIHADISME D’ATMOSPHERE* » (I/II)
©
Makhlouf Mehanni/www.Tsa,
26 avril 2021.Entretien
*Le
prophète et la pandémie, du Moyen-Orient au jihadisme
d’atmosphère, de Gilles Kepel, éditions Gallimard. 346 pages
« Le
politologue français, spécialiste de l’Islam et du monde arabe contemporain,
Gilles Kepel, vient de publier Le prophète et la pandémie, du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère*, un ouvrage qui décortique les
rapports et les enjeux dans le monde arabe après l’année-charnière que fut
2020.Dans cet entretien exclusif à TSA, il parle de son livre, du Hirak algérien, des printemps arabes, de l’islamisme et de
nombreux autres points liés à l’actualité du monde arabe et musulman.
Votre nouveau livre qui traite de la situation
géopolitique au Moyen-Orient et dans le monde arabo-musulman est intitulé
« Le prophète et la pandémie ». D’abord, pourquoi un tel titre ? La
dimension religieuse est-elle déterminante dans les enjeux actuels dans la
région ?
Il m’a semblé intéressant de mettre en
rapport les bouleversements engendrés par la pandémie et la manière dont cela
avait bougé les rapports de force géopolitiques en Méditerranée et au Moyen-Orient.Pour commencer par le « père » des prophètes,
Abraham, il a donné son nom à l’accord entre Israël et quatre pays arabes –
Émirats Arabes Unis, Bahreïn, Soudan et Maroc – qui change profondément la donne.Et en réislamisant Sainte-Sophie le 24 juillet,
Erdogan a montré qu’il voulait prendre l’hégémonie sur l’islam politique,
apparaître comme le héraut et le héros des musulmans du monde, le commandeur
des croyants successeur du Prophète Mahomet, dont il portait la « colère »,
disputant ce leadership à l’Arabie Saoudite, qui n’a pu organiser le hajj cette
année pour des raisons prophylactiques…
La pandémie de Covid-19 bouleverse l’économie mondiale
depuis plus d’une année. Dans quelles proportions faudra-t-il s’attendre à un
chamboulement de l’agenda géopolitique dans le monde, particulièrement au
Moyen-Orient et en Afrique du Nord du fait des répercussions de cette crise
sanitaire, d’autant plus que l’année 2020 a vu la conjonction d’autres
événements importants dans la région et que vous égrenez dans votre livre
?
La première conséquence de la crise de
la Covid-19 dans la région a été l’effondrement des prix du baril du fait de la
mise à l’arrêt de l’économie mondiale.Il a plongé
jusqu’au cours négatif de – 35 $ le baril fin avril (2020), du jamais vu depuis
que le pétrole existe !Il a remonté depuis mais cela a été un tel coup de
semonce que les pétromonarchies ont décidé pour de bon de se lancer dans la
transition énergétique, afin d’en contrôler une part telle qu’elles garderaient
la main, grâce aux investissements de leurs fonds souverains énormes – 1000
milliards de $ sous gestion à Abou Dhabi par exemple.Et
je crois que cela a joué un rôle décisif dans les « accords d’Abraham » : les
Émirats, à travers la paix, peuvent investir dans la start-up nation israélienne,
acquérir des brevets et de la technologie nécessaires à la production
d’hydrogène vert, qui nécessite d’importants investissements en capital comme
en matière grise.Et Néom,
le mégaprojet futuriste de Mohammed ben Salman, est situé à une heure de voiture
d’Eilat en Israël, à travers la Jordanie.On voit bien
aussi que le Maroc, signataire de ces accords, va pouvoir développer de
l’hydrogène vert, alors que l’Algérie ne dispose pas des réserves de devises
pour mettre en œuvre l’après-pétrole : cela peut changer les équilibres
nord-africains.
Vous insistez beaucoup sur le désengagement américain
sous l’impulsion de Donald Trump qui a permis à d’autres acteurs de
s’engouffrer dans le jeu géopolitique au Moyen-Orient. Faudra-t-il tout
reconsidérer maintenant que l’Amérique a un nouveau président dont
l’orientation semble différente de son prédécesseur ?
Joe Biden poursuit le désengagement
américain, trop coûteux financièrement et électoralement : Trump avait gagné en
2016 en appelant à la fin des « guerres interminables » grâce à quelques
milliers de voix dans le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie, où étaient
morts de nombreux jeunes partis s’engager en Irak ou en Afghanistan.Le
retrait final d’Afghanistan a été annoncé pour le 11 septembre 2021, date
symbolique vingt ans après l’attaque d’Al Qaïda sur
New York et Washington… mais l’enjeu pour 2021 est d’éviter que cela tourne à
la déroute pour l’Amérique, comme à Saïgonen 1975…
c’est pourquoi la nouvelle administration s’efforce de reconstruire une région
pacifiée en réintégrant l’Iran dans un JCPOA – le traité de non-enrichissement
de l’uranium signé par Téhéran en échange de l’accès au nucléaire civil et au
commerce mondial – nouvelle manière. Mais on en est encore loin.
Plus clairement, l’élection de Joe Biden
apportera-t-elle plus de démocratie et de libertés au monde arabo-musulman ?
Jusqu’où ira-t-il par exemple sur le dossier des droits de l’Homme avec des
pays comme l’Arabie Saoudite ou l’Egypte ?
Le Congrès dominé par le parti démocrate
a établi des exigences de respect des droits de l’homme qui vont tendre les
relations avec certains alliés des États-Unis : c’est le cas avec Mohamed ben
Salman, depuis que le rapport sur l’assassinat de Jamal Khashoggi
a été diffusé par la CIA, avec Israël, où est dénoncée la répression dans les
territoires palestiniens (de nouveau dénommés « occupés »), de la Turquie –
Biden vient de donner son premier coup de fil à Erdogan depuis sa prise de
fonction… pour lui annoncer qu’il reconnaît le génocide arménien…Bref il y a
une politique de pressions dont on verra si elle se heurte rapidement à la
realpolitik ou non … Car la mise en œuvre du dégagement nécessite de
sous-traiter les missions militaires à des alliés régionaux, ce qui sera
difficile si s’instaure une relation de défiance.
Vous parlez des printemps arabes de 2011 comme étant
un échec mais vous semblez quelque peu plus indulgent avec les soulèvements de
2019-2020. En quoi les deux vagues sont-elles différentes ?
Les quatre soulèvements de 2019 ont visé
des régimes qui n’étaient pas, contrairement à 2011, liés à l’Occident ni à la
Russie, mais à l’islam politique.Côté chiite – le
Hezbollah au Liban et les milices pro-iraniennes en Irak en ont été les cibles,
côté sunnite le dictateur militaro-islamiste Omar al Béchir au Soudan, proche
d’Erdogan et qui avait affermé le pays aux Frères musulmans, et bien sûr
Bouteflika, dont la « concorde civile » avait permis de coopter les islamistes
dans le système du pouvoir en leur octroyant de grasses prébendes en échange de
leur renonciation à la violence armée après le « jihad » de 1992-1997 animé par
l’AIS et le GIA.Dans deux cas, l’Irak et le Soudan,
il y a eu comme conséquence un vrai changement démocratique, avec M. Kadhimi à Bagdad qui n’est pas, contrairement à ses
prédécesseurs, une marionnette de Téhéran et qui tient en lisière les groupes
paramilitaires de la « mobilisation populaire » (al hashd
ashsha’abi) affidés de l’Iran, et avec une entente
militaro-civile à Khartoum qui s’efforce à ce jour de recréer une dynamique
démocratique issue des aspirations des insurgés.Au
Liban en revanche, tout s’est effondré, sous le coup de la Covid
ajouté à la corruption et au clientélisme…
L’Algérie n’a pas bougé en 2011, mais elle s’est
brutalement soulevée en 2019 et le mouvement se poursuit toujours. Pourquoi ?
Pour ce qui est de l’Algérie, en 2011 je
crois que le traumatisme des années noires, avec leur litanie de massacres,
était encore dans toutes les mémoires.Huit ans plus
tard, la génération des jeunes qui descendent dans la rue en 2019, qui ont
vingt ans, n’étaient pas nés en 1997, n’ont pas le souvenir des tueries de Raïs
et de Bentalha et de tout ce qui a précédé, les « faux barrages », les
exécutions sommaires, et ces horreurs qui ont traumatisé leurs aînés.Toutefois, le mouvement s’est voulu pacifique,
quasiment gandhien, pour éviter de donner prise à la répression violente et à
la spirale de guerre civile.Cela a été efficace dans
un premier temps, puisque l’état-major, incarné par feu le général Gaïd Saleh, a fini par lâcher Bouteflika. Mais sa
substitution par M. Tebboune s’est traduit par le
fameux « yetnahaw gaâ » de
Sofiane, le pizzaiolo de l’ex-rue d’Isly (actuelle rue Larbi Ben M’hidi), qui me semble un slogan particulièrement significatif.Ce n’est ni le « Digaj ! » tunisien, ni le très structuré « ashsha’ab yourid isqat al nizam » de l’arabe grammatical. Il traduit bien
l’intensité de la mobilisation autour d’un mot d’ordre fédérateur de rejet du
système, les « extirper tous », mais il ne se donne pas les moyens de prendre
en mains la transition par la structuration d’un parti, ou d’un mouvement structuré.Mais d’une part, l’Algérie est dirigée par une
armée qui contrôle et redistribue la rente des hydrocarbures (en s’en
attribuant une large part, derrière Israël mais devant l’Arabie Saoudite en
valeur relative) et, comme c’est le cas en Égypte, celle-ci a voulu contrôler
la succession.Cela a été favorisé par la pandémie,
qui a contraint les manifestations à s’interrompre, alors même que le
référendum constitutionnel a été marqué par une très faible participation et
que le président a été lui-même éloigné longtemps par les soins reçus en
Allemagne…Sur la reprise du mouvement aujourd’hui, et la présence d’islamistes
(qui étaient absents – en tous cas en termes de visibilité publique– lors de la
première phase), j’ai trouvé personnellement très pertinentes les analyses de
Kamel Daoud parues dans sa dernière rubrique hebdomadaire de Liberté, consacrée
à la condamnation de l’emprisonnement de notre collègue islamologue Djabelkheir pour délit d’opinion.
Dans quelle case peut-on classer le Hirak algérien ? Est-il atypique ?
Le hirak est
le produit de la situation particulière de l’Algérie, que je viens d’évoquer,
mais aussi des contraintes de son histoire récente. Il est aujourd’hui un
mouvement que tentent d’infiltrer et de manipuler deux acteurs en manque de
légitimité : le pouvoir et la mouvance de l’islam politique, flanquée des salafistes.Leur objectif commun
est de le vider de sa substance et d’en récupérer des morceaux. Or, et c’est sa
faiblesse, il n’est pas apparu de « parti » qui pourrait assurer l’unité du
mouvement et pousser la mobilisation jusqu’à la réalisation des objectifs –
donc il est la cible de ces prédateurs…
Vous avancez dans votre livre que les islamistes,
particulièrement les Frères musulmans, pèsent désormais moins lourd pour avoir
soutenu pendant de longues années les autocrates qui ont été la cible de la
colère populaire. Peut-on dire que la menace d’une victoire islamiste à
d’éventuelles élections libres en Algérie est écartée ?
Par rapport aux années 1990 et surtout
aussi depuis les lendemains des « printemps arabes » l’islamisme politique a
désormais un bilan au pouvoir – alors qu’autrefois il incarnait une sorte
d’utopie jamais advenue aux yeux de nombreux sympathisants, dégoûtés par la
mise en coupe réglée des pays arabes après l’indépendance par les factions qui
s’en étaient emparés… et ce bilan n’est pas fameux – en termes de corruption,
d’autoritarisme, d’incompétence, etc.Au début de ce
siècle, la Turquie d’Erdogan incarnait cette « éthique islamique et esprit du
capitalisme » si je puis dire en paraphrasant Max Weber, et il était même
devenu la coqueluche de Barack Obama.Aujourd’hui le
président turc est devenu un dictateur comme les autres et sa popularité se
construit par la démagogie nationalo-islamiste, dont
l’affaire de Sainte-Sophie ou le combat contre Macron à propos des caricatures
de Charlie Hebdo – qui reprend celui de Khomeiny contre Mme Thatcher à
l’occasion du roman de Salman Rushdie Les Versets sataniques en 1989– sont l’expression.Quant au résultat d’hypothétiques élections
libres, encore faudrait-il voir qui serait le compétiteur ? En Tunisie, Nahda,
qui l’avait emporté en octobre 2011, a perdu la primauté en 2014 devant le
parti Nidaa Tounis de Béji
Caïd Essebsi… avant que les divisions de ce dernier ne remettent Ghannoushi au centre du jeu.