COMMUNICATION-
FORMATION CONTINUE- « ÊTRE JOURNALISTE »
LE JOURNALISME A LA TRAÎNE DES LIBERTES
© Ahmed Cheniki, fb, jeudi
22 avril 2021
Un journaliste américain qui avait effectué, il y a
quelques années, une tournée en Algérie, avait, dans un entretien, insisté sur
des éléments essentiels dans la pratique journalistique : responsabilité,
service public, vérité, éthique journalistique et techniques rédactionnelles.
Pour tout cela, il faudrait aussi des pratiques démocratiques et un respect
scrupuleux des textes législatifs qui permet au journaliste de ne pas craindre
le pire après un travail d’investigation ou la couverture d’un événement.
Il est des termes qui se conjuguent tellement à des
réalités abstraites qu’ils perdent ainsi leur sens. La notion de liberté reste
marquée par des équivoques et des glissements sémantiques et lexicaux très
sérieux. Souvent, on entend des journalistes protester contre l’absence de
sources alors que c’est le journaliste lui-même qui doit chercher l’information
en utilisant tous les moyens possibles pour atteindre son but.
La quête de l’information implique une formation conséquente
car celle-ci doit-être vérifiée et revérifiée avant d’être digne d’être
publiée. L’usage des mots n’est pas aussi simple et facile que certains ont
tendance à le penser. L’omission d’une virgule dans une dépêche a été à
l’origine de la plus longue guerre européenne de l’Histoire. Ainsi, liberté
rime avec responsabilité. Responsabilité devant les faits à publier et devant
le lecteur. Le premier et dernier juge du journaliste reste sa conscience. Il
risquera d’être la cible de bien des récepteurs qui voudraient que le
journaliste fasse abstraction des faits pour reproduire leurs désirs. Le fait
ne s’accommode nullement avec les désirs des uns et des autres. Quand je lis la
presse dite généralement « publique », alors qu’elle ne l’est pas, et certains titres
privés, je ne peux qu’être très mal à l’aise à la lecture de leurs monologues
souvent marqués du sceau d’une source unique et de l’exclusion de la société.
Aujourd’hui, dans notre presse encore marquée par un
flagrant manque de professionnalisme, l’insulte et l’invective s’érigent en
véritables règles de conduite. La diffamation n’est pas le fait uniquement des
journalistes, mais de l’espace officiel également, et cela depuis longtemps,
bien avant l’indépendance. Le lynchage de personnes ou de structures, sans
aucun travail d’investigation préalable, n’obéit à aucune règle professionnelle
d’autant plus que la vérification et la critique des sources n’ont pas lieu.
Dans certains journaux sérieux, certes rares, dans le
monde, on exige du journaliste une grande distance avec les faits et un
éloignement permanent des espaces de décisions politiques et économiques, ce
qui l’empêcherait de fréquenter les hommes politiques, les généraux et les
décideurs. Toute proximité avec ces univers rendrait son projet sujet à
caution, discutable et trop peu crédible. N’est-il pas utile d’appliquer la
même logique dans nos écrits journalistiques, évitant ainsi de faire le jeu
volontaire ou involontaire des tribus politiques et économiques ? Pour le
journaliste, il n’y a pas de saint, de diable ou de source privilégiée, il y a
le fait tout simplement. Le journalisme est l’espace privilégié du manque et de
la frustration. C’est aussi le lieu de l’humilité. L’écriture journalistique ne
devrait pas rester prisonnière du commentaire, de la profusion des adjectifs et
du compagnonnage des hommes politiques et du monde de l’argent. La couverture
des événements internationaux (Syrie, Libye, Egypte, Tunisie) pose sérieusement
problème dans la mesure où certains journaux, reproduisant généralement les
dépêches des agences de presse « occidentales » sans les interroger, faisant
valoir les positions officielles des gouvernements des pays d’origine de ces
agences qui reprennent le discours officiel, surtout en temps de crise.
La jeunesse des équipes rédactionnelles souvent non
formées ni soutenues par les anciens dont un nombre important manque
tragiquement d’expérience, l’absence de recul devant l’information et de
politiques éditoriales cohérentes donnent l’impression au lecteur qu’il est en
présence de tribunes partisanes et politiques. Le tract se substitue à
l’article journalistique. Les adjectifs qualificatifs et possessifs, le passé
simple, le présent de narration, l’impératif et les formules prescriptibles,
lieux exceptionnels dans l’écriture journalistique, se muent en espaces
communs.
Le conditionnel est souvent malmené alors qu’il se
transforme souvent dans certaines situations de communication, en indicatif.
Quand on écrit : « X serait un escroc » ; au niveau de la réception, la formule
devient tout simplement : « X est un escroc ». Je ne parle pas de ces
télévisions qui, souvent, font de la diffamation et du faux une règle ordinaire
sans être inquiété, ce qui contribue à l’érosion de l’Etat. Le droit ne devrait
pas être divisible. Ce que souvent, on oublie, c’est la réception, l’« information » balancée voit, dans de nombreux cas, le
sens détourné par le lecteur. Ce détournement de sens est une réaction à
l’absence de pluralité et à l’évacuation des événements et des réalités qui
caractérisent le quotidien. Le lecteur contourne la censure en comblant les
trous ou ce qu’on appelle dans le métier le « mensonge par omission ».
Le journalisme n’est pas le lieu où se manifestent les
états d’âme et les formules sentencieuses qui réduisent souvent un propos
fondamental à quelque tournure phrastique, hautement marquée subjectivement.
L’écriture journalistique a horreur des drôleries partisanes caractérisant
certaines interventions et de la gymnastique et des contorsions lexicales
marquant des écrits, pleins de mots difficiles et manquant tragiquement de
rigueur et de concision. Souvent, la transition d’un fait à un autre pose
sérieusement problème, trahissant une grave méconnaissance des techniques
d’écriture. La confusion entre les différents genres (reportage, commentaire,
éditorial, enquête…) est courante. On devrait insister sur l’importance de
l’investigation et du reportage qui sont les éléments essentiels de l’écriture
journalistique. Tout journal, privé ou public, est, en principe, concerné par
cette obligation de service public qui ne semble pas jusqu’à présent marquer
les consciences.
Ecrire des articles ne se limite pas à un alignement
simple de mots et de phrases, mais obéit à plusieurs logiques qui
s’interpénètrent, se complètent et donnent vie à un texte où les failles et les
« trous » sont obstrués par une vérification répétée de l’information. Les
directions sont-elles disposées à se lancer dans ce type d’écriture,
c’est-à-dire dans le journalisme, en commençant par aider leurs journalistes,
les rétribuer en conséquence, les former et leur permettre de découvrir le
monde ? Il est nécessaire de payer le prix. A regarder les chaines de télévision
algériennes, on ne peut pas ne pas conclure qu’elles n’ont absolument rien à
voir avec l’information et la communication, ni avec le journalisme. L’histoire
du sermon à la télévision sur le commandant Bouregaa,
une forme de révisionnisme de l’Histoire et d’autres faits est carrément le
contraire de la pratique journalistique et de toute éthique.
Il y a aussi cette histoire de la publicité qui
n’arrête pas de réduire les espaces de liberté. Connaissant de trop près le
monde du journalisme, je sais que beaucoup seraient tentés, au-delà des moments
délicats du présent, de négocier des pages de publicité ou d'autres décisions
possibles, enjoignant peut-être à leurs dessinateurs et leurs chroniqueurs
d'atténuer le ton de leur discours et de leurs traits et à leurs journalistes
d'user d'euphémismes et de silences, négation du journalisme. Les journalistes
considérés comme critiques devraient être plutôt écoutés, ils sont tellement
exigeants qu’ils n’hésitent pas à mettre le doigt sur la plaie. Ils sont
souvent ceux qui maîtrisent le mieux les contours de l’écriture journalistique.
Il y a encore deux ou trois organes d'information qui essaient de réaliser la
prouesse d'exister en tentant une gymnastique quelque peu singulière, malgré
les aléas de la publicité-massue.
Le journalisme est une belle profession. Surtout si on
y croit et si on choisit le métier d’écrire et de rapporter l’information par
passion. L’essentiel, c’est l’information. Il n’y a pas plus beau qu’une
passion soutenue par la froideur du coup d’œil. Le journaliste doit tout
interroger, vérifier, déplaire, déranger, dire aussi les belles choses, ce
n’est pas un « enfant de chœur ». Si un journaliste ne dérange pas les uns et
les autres, il n’a absolument rien à voir avec ce métier. J’aime beaucoup cette
belle formule d’Albert Londres : « Je demeure convaincu qu'un journaliste n'est
pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les
processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre
métier n'est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter
la plume dans la plaie... ».
Ecrire, c’est aussi prendre le risque de perdre des
amis, d’être « mal vu ». La fonction du journaliste est de chercher
l’information et la transmettre à un (des) public (s) en prenant de la distance
avec les faits, en essayant d’être le plus objectif possible, en entreprenant
une véritable critique des sources et en n’arrêtant pas de vérifier et de
revérifier l’information et de ne croire personne, tout en prenant acte du propos
des uns et des autres. Ecrire sérieusement, quêtant la « vérité », en usant
d’une neutralité opératoire, c’est aussi prendre des risques dans des contextes
de crise ou d’espaces pas encore habitués aux libertés de dire et à l’autonomie
de l’espace journalistique.
Tout événement est digne d’être couvert, il n’y a pas
de petit ou de grand événement, mais de petit ou de grand journaliste. Le
journaliste devrait être autonome, ne pas être assujetti à tel ou tel pouvoir
ou à telle ou telle autorité, à tel ou tel groupe, officiel ou opposant. Il ne
doit jamais être impressionné par le grade ou le poste occupé par les uns et
les autres, ni espace officiel ni opposition. Ce qui importe, c’est avoir
l’info, en usant des techniques permettant justement de la récupérer. Le vrai
journaliste est très prudent par rapport aux « sources », officielles,
parallèles ou informelles. Toutes les sources se valent, elles sont toutes à
interroger. Le journalisme, ce sont les faits ; les discours, les promesses,
les possibilités au futur sont à interroger, la mémoire devrait-être vive. Un
journal qui, même dans un court papier, mettant en scène plusieurs entités, ne
fait pas appel à de nombreuses sources, n’a rien à voir avec cette belle
profession.
Être journaliste, c’est beau, mais c’est aussi une
aventure parfois périlleuse.