CULTURE-
DOCUMENTS ET TEXTES REGLEMENTAIRES- ROGER HANIN (ACTEUR FRANCAIS)-
LETTRE SUR L’ALGERIE (PAYS NATAL)
"Je me dois à l'Algérie"
Par Roger Hanin
Paris. Il fait nuit. Je suis dans mon bureau. Je pense
à l'Algérie. Comme elle me paraît loin.J'ai
peur de ne plus pouvoir la retrouver en pensée.
Je ne veux forcer ni mon coeur
ni ma mémoire. Où en suis-je de l'Algérie ?
J'écoute cette phrase et j'entends : "Où en
suis-je de ma vie ?" Même sensation. L'Algérie, comme ma vie, m'a laissé
bonheurs, souffrances, frayeurs.
Et pourtant, dans le silence de mon bureau, j'ai
l'impression, ce soir, que je ne la connais plus et que je n'ai ni droit ni
qualité pour en parler. Et si je me taisais tout simplement ? Ah, bien sûr ! Ce
serait plus conforme à l'élégance intellectuelle, et l'intelligentsia
trouverait cette esquive correcte. Mais, décidément ce soir, je ne suis pas
correct !... Je n'ai jamais été correct. Ni intellectuellement correct, ni
politiquement correct, ni "algériennement"
correct.
J'ai honte de cet affaissement que je ressens pour mon
pays. Mon pays... J'ai dit "mon pays"... Chaque fois que j'évoque
l'Algérie, c'est vrai, je dis "mon pays". Est-il donc si loin cet
Éden blanc de soleil, parfumé d'eucalyptus et de jasmin, orange et rouge et
jaune de ses fruits, ses fleurs... Je ne me rappelle donc que cela ?... D'où
vient que se télescopent l'horreur, l'OAS, les crimes, les offenses, la haine,
le sang, l'exode ? Tout se mélange. Et pourtant, résiste en moi une petite
pousse de refus qui s'entête. Je ne peux pas me contenter d'un constat. Même
brouillé.
L'Algérie n'aurait donc plus de visage ? Difficile
d'admettre l'adieu et de tirer sa révérence. Musique fade sur fond de
"Vous ne me devez rien, je ne vous dois rien". L'Algérie ne me doit
rien, mais moi je dois à l'Algérie. Je dois d'y être né, d'un père d'Aïn-Beida,
d'un grand-père et de toute une lignée venue de la basse Casbah. Je dois à
l'Algérie d'avoir vécu de soleil, d'avoir été nourri de son amour pudique et
braillard, excessif et profond, ensemencé des cris de la rue, où j'ai appris la
vie, la lutte, la fraternité...
Et voilà que chaque jour, lorsque j'ouvre un journal,
je lis : "Des Algériens ont assassiné lundi quarante Algériens dans le
massif de l'Ouarsenis." Mardi : "Des Algériens ont égorgé à Médéa
trente femmes algériennes, dix enfants algériens." Mercredi : "Des
Algériens ont torturé des vieillards algériens, coupés en morceaux des bébés
algériens." Jeudi... J'arrête l'horreur.
Et ces crimes seraient commis au nom de Dieu ?
Je ne crois pas que Dieu veuille ce sang. Le Coran n'a
jamais imaginé des scènes aussi déshonorantes, des sacrifices aussi écourants. Je ne suis pas musulman. J'en arrive à le
regretter car aujourd'hui je pourrais parler plus haut, plus fort. Je suis juif
et je dois une gratitude éternelle à l'Algérie d'avoir gardé sur sa terre et
dans sa chair, des centaines de milliers de Juifs pendant des siècles et des
siècles jusqu'à l'arrivée des Français, qui ont trouvé en envahissant le pays
une communauté israélite intacte, heureuse et différente.
C'est cela l'Algérie... C'est cela l'islam : le respect,
la tolérance, l'amour...
En dehors des analyses intelligentes et généreuses, il
faut agir ! Aujourd'hui. Il y a urgence ! Chaque heure qui passe sonne notre
lâcheté. Les chefs religieux de l'islam doivent parler sans craindre de porter
l'anathème.
Les chefs politiques doivent se déclarer en état de
guerre civile car c'est bien de cela qu'il s'agit : il y a en Algérie des
hommes et des femmes qui veulent vivre d'une certaine manière et il y a en face
d'eux, d'autres hommes et d'autres femmes qui veulent vivre d'une autre
manière.
Je forme des vœux pour que le prochain président de la
République d'Algérie parvienne à faire vivre ensemble tous les Algériens dans
leur patrie, qu'ils ont gagnée dans le courage et la dignité, dans le sang et
les larmes, mais où ils ne veulent plus vivre dans les larmes et le sang.
Il ne faut plus que l'Algérie s'éloigne d'elle, par la
terreur qu'elle inspire, ceux qui voudraient lui dire leur amour et leur
fidélité. Il faut rendre, de nouveau, l'Algérie fréquentable, en y allant ;
prouver que l'Algérie n'est pas un pays de chaos, mais une terre noble qui ne
refuse pas la fraternité et appelle le courage partagé.
Je viendrai bientôt.
R. H.
Tiré du journal l'Humanité - Avril 1999.