CULTURE – OPINIONS ET POINTS DE VUE- THÉÂTRE INTERDIT – OPINION Pr CHENIKI AHMED
© Ahmed Cheniki, fb, 16 mars 2021
A Chlef, une pièce de théâtre a été interdite
Du jamais vu depuis que le théâtre existe en Algérie, c’est-à-dire depuis
1907, pour qu’une pièce soit déprogrammée moins de trente minutes avant sa
présentation. Il eut fallu la direction de la culture de Chlef pour prendre la
décision, à l’occasion de la journée mondiale du théâtre, d’interdire une pièce,
« Tafi Dhou » (Eteins la
lumière), produite par l’association Sihem el Fen de Chlef parce que dit-on,
selon les propos rapportés par le journaliste d’El Watan,
Ahmed Yechkour, le directeur aurait eu des réserves
sur quelques passages du texte et n’aurait pas accepter le fait que la troupe
fasse l’économie de la « générale ». Le directeur de la culture s’est ainsi
conduit en policier, alors que ce n’est pas sa fonction d’user de ciseaux.
Durant, l’ignoble colonisation, l’administration exigeait la lecture du texte
avant son passage et imposait aux auteurs des modifications, parfois des
interdictions. Après l’indépendance, il y eut aussi des pièces qui avaient été
bloquées, rares, notamment « Antigone », montée par Salah Teskouk
et « La situation de la femme en Algérie », mais également l’usage d’une
censure extrêmement insidieuse. Aucune censure n’est acceptable. A propos de la
« générale », si les responsables de la culture maîtrisaient les contours du
théâtre, ils auraient compris que la « générale » est une pratique
exceptionnelle (au départ, c’était une « première » présentée devant le roi et
sa suite), aujourd’hui, de nombreux femmes et hommes de théâtre l’excluent
carrément, à l’instar de la grande Ariane Mnouchkine du Théâtre du Soleil ou le
Piccolo du temps de Strehler.
Certes, la censure a toujours existé, mais jamais une pièce n’a été
déprogrammée quelques minutes avant sa programmation. Déjà, avant 1962, la
colonisation freinait toute voix autonome. Des pièces étaient interdites, des
livres édités à Paris n’étaient même pas en vente à Alger.
Mahieddine Bachetarzi, le plus grand organisateur de l’activité
théâtrale en Algérie, qui était très proche des assimilationnistes, avait
réalisé des pièces considérées comme subversives. Faqo
(Nous avons compris) fustigeait les collaborateurs et certains hommes
politiques qu’on appelait les Béni oui oui (ceux qui
disent tout le temps oui – c’était d’ailleurs le titre d’un texte). La pièce
fut censurée par les services des renseignements généraux avant d’être libérée.
Les interdictions policières se conjuguaient avec les positions hostiles des
puritains rigoristes et des qui considéraient tout acte artistique comme «
immoral » et « malpropre ».
La naissance de ce nouveau style très mal accepté par les autorités
coloniales bouscula les censeurs. Ce genre était représenté par les pièces
suivantes : Al ennif (Pour l’honneur), les Béni oui oui (1935), An nissa (les
Femmes). Toutes ces pièces furent représentées, quand elles n’étaient pas censurées,
entre 1932 et 1939 dans plusieurs villes du pays, dénoncées préalablement par
des locaux qui informaient les autorités coloniales.
L’administration coloniale, indifférente au début, s’acharnait contre les
auteurs dramatiques et les troupes dès qu’elle découvrait des attaques contre
son hégémonie. Cette situation difficile et insoutenable imposait aux auteurs
une manière d’écrire et un style suggestif et imagé. Les comédiens, une fois
sur scène, modifiaient certaines répliques. Même s’ils remettaient
préalablement un texte aux autorités, les auteurs trouvaient le moyen de
contourner la censure et de glisser certaines phrases, qui transformaient ainsi
le sens initial de la pièce. Mais cette pratique ne passait nullement inaperçue.
Il y avait toujours quelques personnes locales qui rapportaient aux autorités
tout ce qui avait été dit durant la représentation. Souvent, les pièces étaient
alors interdites et des comédiens interrogés et gardés par la police pendant de
courtes périodes. Certes, la présence coloniale incarnait, par sa cruauté, une
effroyable censure.
Après l’indépendance, la censure n’a pas disparu. Il n’y a pas de textes la
régissant. Les auteurs s’autocensurent ou voient leurs textes modifiés ou
suspendus par des commissions appelées, par euphémisme, « comités de lecture »,
où siègent de véritables auteurs-policiers qui y proposent souvent leurs
textes. En 1983, la pièce de Slimane Benaissa, Babor eghraq (le Bateau qui
coule), une adaptation de Mrozek, dénonçant le pouvoir en place tout en
proposant une lecture originale de l’Histoire de l’Algérie, est vite
interrompue par les pouvoirs publics qui ne pouvaient admettre un tel affront.
Une pièce n’est soutenue par le ministère de la Culture qu’après la lecture du
texte par les membres d’une commission de censure qui ne dit pas son nom,
essentiellement composée par des auteurs « officiels ». Certes, les bons
auteurs réussissent à contourner ce frein en convoquant l’Histoire, la culture
populaire, la parabole et le symbole ou en profitant de leur réputation
internationale, à l’instar de Kateb Yacine ou d’Abdelkader Alloula.
La censure s’abat parfois d’un seul coup. Toutes Les troupes (C.R.AC, Le
groupe 70, l’atelier, Théâtre de la mer, Théâtre et Culture, Théâtre de la Mer)
qui ont vu le jour peu après les événements de mai 1968, ont disparu en
1971-1972, après une sauvage la répression du mouvement étudiant (interdiction
de l’organisation des étudiants, UNEA et arrestation de nombreux animateurs de
l’action culturelle), en raison de leur « non-convenance politique ». D’autres
troupes d’amateurs ont dû se transformer en porte-voix du discours officiel
pour survivre. L’année 1972 allait ainsi marquer un tournant dans l’histoire du
théâtre d’amateurs algérien. Des troupes ont même été expulsées du festival du
théâtre amateur de Mostaganem pour « incommodité politique ». C’est le cas
notamment de Layali Cirta de Constantine.
La Situation de la femme en Algérie (1970) et La situation économique de
l’Algérie (1971) de Théâtre et Culture furent retirées de l’affiche juste après
la première représentation. Les pièces de Kateb Yacine ont, par moments, connu
des situations dramatiques parce qu’elles abordaient des questions politiques.
Elles n’ont jamais été programmées à la télévision. Babour
eghraq (le Bateau coule) de Slimane Bénaissa fut interdite vers le milieu des années 1980 par
le ministre de la Culture de l’époque. C’était un texte qui décrivait, avec une
certaine violence et un propos caustique, la situation politique et sociale de
l’Algérie. Elle fut autorisée quelque temps après, sur injonction d’autres
responsables politiques et sécuritaires. En Algérie, il y avait plusieurs
centres qui pouvaient interdire ou autoriser une production artistique. Le cas
de Kateb Yacine est éloquent à plus d’un titre. Le ministre de l’Information et
de la Culture des années 1970, M. Ahmed Taleb Ibrahimi,
peu ouvert à la représentation culturelle, s’opposait ouvertement à ce que
Kateb prenne en charge une structure dépendant de son ministère. Ce fut le
ministre des Affaires sociales, M. Mohand Said Mazouzi – qui ne s’entendait pas avec Taleb – qui prit en
charge la troupe de Kateb Yacine, puis le successeur de Mazouzi
aux affaires sociales, un certain Mohamed Amir, un inconnu, qui expulsa la
troupe de son local de Bab el Oued avant que Redha Malek
ne l’affecte au théâtre régional de Bel Abbès.