COMMUNICATION- ETUDES ET ANALYSES- PRESSE ALGERIENNE/MOHAMED
KOURSI, ENTRETIEN (I/II)
«Une révolution s’impose à la presse algérienne»
©Aomar MOHELLEBI/L’Expression,
dimanche 21 mars 2021
Mohamed Koursi, ancien
directeur de la rédaction d'El Moudjahid, est sociologue et chercheur en
sciences de l'information et de la communication. Il est l'auteur de deux
livres sur l'histoire de la presse et des journalistes en Algérie. Il vient de publier: «Jeux de pouvoirs en Algérie, plumes rebelles».
L'Expression: Votre nouveau livre se penche et
décortique près d'un siècle du parcours de la presse algérienne, pourquoi
avez-vous choisi de vous étaler sur toute cette période au lieu de vous limiter
à une période déterminée?
Mohamed Koursi: Je me suis inscrit sur le
temps long pour traquer, si je puis dire, la figure anthropologique du
journaliste algérien. Comment le définir ? On sait que la presse a été une
importation coloniale et il a fallu un long processus d'appropriation pour voir
émerger le journaliste algérien en tant qu'acteur. Lecteur passif d'une presse
coloniale dans une langue qu'il ne maîtrisait pas au début, collaborateur «invisible» dans des pages marginales, journaliste,
politiquement engagé, au tournant du Xxeme siècle, pour
une citoyenneté indigène, nationaliste et révolutionnaire pour l'indépendance...
sans occulter, bien sûr, le journaliste du parti unique à partir de 1962, du
pluralisme médiatique, de la décennie rouge, et de la révolution du sourire. Comment
tout ce cheminement irrigue la mémoire collective du journaliste de nos jours
où l'information est au carrefour d'enjeux multiples à la fois nationaux et
géostratégiques ? Voilà pourquoi j'ai opté pour cette démarche. Mon livre s'ouvre
sur les années trente du siècle dernier, cette décennie des partis politiques
qui va labourer les consciences et préparer le brasier de novembre 1954, et se
termine sur l'onde de choc internationale des «printemps
arabes» et nationale, avec la révolution du sourire.
Si vous deviez «diviser»
l'histoire de la presse algérienne en trois ou quatre périodes importantes,
lesquelles seraient-elles?
Des historiens ainsi que de nombreuses thèses soutenues dans les universités algériennes
se sont penchés sur cette question. On peut citer, cependant, les travaux de Zahir Ihaddaden qui plus est, a
été un acteur sur le front de la communication durant la Guerre de Libération nationale.
Il a divisé l'âge de la presse depuis son introduction en Algérie (c'est-à-dire
de 1830) jusqu'à l'indépendance en tranches pédagogiques qui renvoient aux
évolutions politiques. Une presse coloniale, indigénophile, assimilationniste,
nationaliste et révolutionnaire. Je suis de la génération de l'indépendance et
j'apporte modestement ma contribution à ces séquences en poursuivant cette
méthode. Le journaliste algérien a été façonné par l'histoire (notamment celle
de la Guerre de Libération nationale), formaté (par le parti unique),
instrumentalisé par les forces du marché lors du «printemps
de l'Algérie», désintégré par une décennie de terrorisme et, enfin, prolétarisé
dans un processus toujours en cours. À cette aventure sur une soixantaine
d'années depuis l'indépendance, correspondent des formes d'écritures
journalistiques. Dithyrambique des années soixante-dix, passionnée et violente
des années quatre-vingt, de recul et d'effacement à la fin du XXeme siècle et de remise en cause à l'aube du XXIeme siècle. Cette dernière étape, toujours en cours, est
caractérisée par la crise du modèle économique des médias traditionnels.
Il y a eu des périodes historiques
de l'Algérie où des journalistes ont joué des rôles de premier plan à travers
leurs écrits, ils étaient pratiquement des acteurs de la scène politique presqu'à
part entière grâce à leurs prises de position et à l'influence qu'ils avaient
sur le lectorat. Pouvez-vous développer cet aspect?
Me reviennent à la mémoire les paroles de Aboubakr Belkaïd, qui fut plusieurs fois ministre, notamment
ministre de la Communication et ministre de la Communication et de la Culture
avant d'être assassiné par des terroristes en 1995. Il disait:
«Quand on interroge les nombreux journalistes qui ont vécu les années soixante-dix,
ils répondent que c'est la magie du projet socialiste qui leur inspirait ce qu'ils
écrivaient.». L'Algérie était la Mecque des révolutionnaires et le journal El
Moudjahid traduisait dans un style, à la fois percutant et poétique, l'ethos de
l'Algérien que moins d'une génération séparait du colonialisme. Des
journalistes de talents sillonnaient le monde surtout dans ses parties bouillonnantes
et révolutionnaires (Amérique latine et Afrique) pour témoigner de
l'attachement de l'Algérie à des principes énoncés dans ce premier communiqué
de presse fondateur, à savoir la Proclamation du 1er novembre 1954 et même
avant, lors de la conférence de Bandung. Des journalistes, porteurs d'une
vision qu'ils traduisaient dans un style d'une rare élégance, ont pu côtoyer
des chefs d'Etat et de leader entrés dans l'histoire.
Certains ne sont plus de ce monde, d'autres vivants. J'en cite un grand nombre
dans mon livre de cette ère des brasiers, pour paraphraser le poète cubain,
José Marti. Un feu émancipateur qui a nourri des revendications politiques,
sociales, nationalistes et que les journalistes algériens de cette période ont
couvert de façon magistrale. C'était «L'heure de
nous-mêmes qui avait sonné.» comme le disait Aimé Césaire. Mais, je précise que
chaque période enfante quelques journalistes, femmes et hommes, qui donnent à
cette profession ses lettres de noblesse. Il est impossible et inconcevable de
passer sous silence l'engagement des journalistes durant la décennie noire. Par
la plume, le son ou l'image, ils ont participé, activement, à bâtir un front
contre les fossoyeurs et à briser le mur du silence érigé par quelques pays intéressés
de nous considérer comme un laboratoire. Mon livre brosse le portrait de
nombreux journalistes survivants ou emportés par la barbarie, de même que ceux
de la révolution du sourire.
Comment concilier les deux facettes
du journaliste à la fois transmetteur de nouvelles et militant?
Difficile en période de turbulences sociales. On a tendance à l'oublier, mais
le journaliste est un acteur social, pas un acteur politique. Ses orientations
doivent être inspirées par les valeurs de l'universalisme:
paix, démocratie, liberté, solidarité, droits de l'homme... Il ne doit pas
tromper ses lecteurs en présentant ses articles comme une information quand ils
font la promotion d'intérêts catégoriels, ou partisans. Ne dit-on pas que le
fait est sacré et le commentaire est libre? Mais en
même temps, est-il juste un passeur de nouvelles émanant de plusieurs sources? Une sorte de joueur dans un match qui reçoit le
ballon et le passe aux autres? Informer, c'est aussi
mettre en forme, choisir certains mots et pas d'autres, un angle et pas un
autre, certaines déclarations et pas d'autres, certaines questions et réponses
et pas d'autres....tout un art. En conclusion,
J'emprunte ma réponse à un natif de Blida, Jean Daniel:
«Faut-il dire la vérité? Oui, assurément, mais pas n'importe comment, n'importe
où, n'importe quand. Rien que la vérité? Sans aucun
doute. Toute la vérité? Eh bien non!
Je défie qui que ce soit de me prouver qu'il n'a jamais tenu compte des
intérêts de sa famille, de son entreprise, de son avenir. Alors, pourquoi ne tiendrait-on
pas compte de sa société, de sa nation, des intérêts de la République, des
idéaux de l'humanité?»
La mondialisation force les portes
de tous les foyers à travers la planète. Mais, au sommet, seule une poignée de
producteurs d'informations dominent les médias et défendent les intérêts
militaires et industriels de leurs pays...
La désillusion! De même qu'il y a une concurrence
féroce entre les multinationales pour dominer des segments du marché à toutes
ses étapes (une concurrence qui peut aller jusqu'aux conflits armés), au niveau
de l'information et de la communication, il y a (l'ignorer serait faire preuve
d'une grave naïveté), suite à la révolution des moyens de communication,
l'irruption de nouveaux acteurs qui interviennent dans le champ de la
diplomatie publique. Le diplomate n'est plus le simple fonctionnaire du
ministère des Affaires étrangères de son pays, mais aussi un nombre croissant
d'organismes qui interviennent en amont et en aval pour accompagner les relations
internationales. De ce point de vue, les médias se trouvent complètement
insérés dans cette dynamique et le journaliste, par ses écrits, met en forme
une certaine vision du monde souvent conforme à son aire culturelle. Les
empires médiatiques en France où plus de 80% des médias sont entre les mains
d'une dizaine de milliardaires de l'industrie de l'armement, des télécom ou du
BTP (comme par hasard!), en Italie, en Allemagne, aux
Etats-Unis....sont la preuve que l'enjeu n'est pas l'information ou le divertissement
des populations, mais une question de pouvoir et de domination