Le débat sur
la revendication principale de la Société civile a rebondi ces derniers temps
avec la reprise des manifestations du Hirak. Le mot
d’ordre « Etat civil et non militaire » continue d’être scandé
régulièrement et avec persistance par les manifestants.
Il soulève
visiblement des interrogations si l’on se réfère aux déclarations et articles
parus notamment dans les réseaux sociaux. D’un côté, un dirigeant islamiste en
exil émet l’idée que la revendication d’un Etat civil est une revendication
immédiate et que la perspective d’un Etat islamique relève des choix du peuple.
Il assène cet avertissement: « Tout sera décidé
par le peuple ». D’un autre côté, du côté des démocrates, un variant du
célèbre « ni-ni » surgit: « ni Etat
militaire, ni Etat islamique ». Engagée tel quel, la polémique suit un
parcours circulaire et ne semble pas prête de prendre la tangente.
Le peuple peut-il décider de tout?
Cette question
n’est pas nouvelle. Elle a trouvé des réponses probantes tant sur le plan
historique que sur le plan théorique.
Sur le plan de
la réalité historique, les exemples ne manquent pas. Les régimes politiques qui
se sont réclamés « du peuple » se sont tous révélé des régimes
autoritaires, dictatoriaux, liberticides et sanguinaires. Les pouvoirs communistes,
nationaux-socialistes (nazis), fascistes, religieux et les pouvoirs
nationalistes qui leur sont affiliés ont témoigné tout au long du 20ème siècle
de leurs capacités de nuisance, de leur nocivité pour les libertés de leurs
citoyens. Ils ont attesté que « le pouvoir du peuple » était une
mystification utile pour l’accès au pouvoir et l’établissement de la domination
d’un groupe d’intérêt sur l’ensemble des citoyens. En réalité, ce
« pouvoir du peuple » n’a de pouvoir que pour l’avènement des dictatures.
Il est par
contre incontestable que quelque soient les critiques qui leur sont
légitimement adressées par ailleurs, que les pays démocratiques ou libéraux
hébergent des Etats respectueux pour l’essentiel des libertés individuelles. Ce
fait est gravé dans le marbre.
La liaison
entre ces constat empiriques et la philosophie politique trouve son expression
dans l’article premier de « La Déclaration des droits » qui constitue
les célèbres dix premiers amendements à la Constitution américaine:
» Le
Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre
exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la
presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser
des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se
plaindre. »
Par cette
disposition constitutionnelle, le pouvoir du peuple exercé par les
représentants au Congrès des Etats-Unis est limité pour garantir les libertés
fondamentales des citoyens. Voilà la clef qui permet de résoudre l’équation
posée par la relation entre la démocratie et les libertés individuelles.
C’est la
reconnaissance d’une sphère privée où l’individu exerce ses choix en toute
liberté. C’est l’existence reconnue d’une souveraineté individuelle limitative
de la souveraineté populaire. C’est cette limitation du « pouvoir du
peuple » qui permet de protéger les libertés fondamentales et de les
maintenir « imprescriptibles, inviolables et inaliénables ». Il ne
peut appartenir à aucune majorité de les remettre en cause parce que les
libertés individuelles sont la condition essentielle pour l’exercice d’une
réelle démocratie, une démocratie faite de citoyens libres. C’est l’essence
même de l’Etat de droit.
Il est donc
contraire à la démocratie et aux libertés de chercher à utiliser une majorité
momentanée et circonstancielle pour établir des régimes politiques dont la
nature même est antidémocratique. Cela est valable pour le communisme, le
nazisme, le fascisme et tout pouvoir religieux auquel se rattachent les partisans
d’un Etat islamique.
C’est pourquoi
les forces politiques qui adhèrent au Hirak qu’elles
se réclament de variétés du socialisme, de l’islamisme ou de toute autre
obédience doivent renoncer à l’établissement d’un État aux couleurs de leur idéologie.
Seul l’Etat de droit, neutre idéologiquement, respecte les droits de chaque
citoyen quelque soit ses opinions et croyances. C’est
l’État de la paix civile, de la coexistence et de la coopération pacifiques.
L’Etat civil mène-t-il obligatoirement à un
Etat de droit ?
L’État civil
ne soutient pas forcément les libertés fondamentales. Il s’oppose seulement à
l’État militaire. Il peut être une dictature. Le régime dictatorial portugais
en place jusqu’en 1974 était civil. Le régime tunisien de Ben Ali était civil.
Mais tout « Etat civil » dispose des moyens du « monopole de la
violence », c’est-à-dire d’une armée et des autres services de sécurité.
Il apparaît
bien insuffisant de réclamer un Etat civil. Il est vrai que la dégradation de
la vie politique nationale par le recours privilégié à la répression policière
et judiciaire est corrélée à la présence ostensible du Commandement de l’Armée
dans la vie publique. Il peut paraître évident qu’écarter l’Armée de la vie
politique ouvrira la voie à la démocratie et aux libertés. C’est possible. Ce
n’est pas obligatoire. En témoigne le rappel par l’exilé islamiste de Londres
de la possibilité de faire de l’Etat civil une transition vers l’Etat
islamique.
Plus encore,
le souvenir du risque encouru par l’Algérie en 1991 et qui a entraîné les
suites dramatiques et douloureuses pour les citoyens et le pays devraient
inciter à une vigilance politique accrue. La revendication d’un État civil est
une revendication incomplète. Elle peut servir de cheval de Troie à des desseins
politiques contraires à l’Etat de droit. L’État civil n’est même pas une
transition. La véritable transition, celle qui prépare et mène vers l’Etat de
droit, tient compte de la réalité des forces en présence.
Elle ne peut
exclure la présence du commandement militaire. Une transition contient
forcément des éléments du passé et l’embryon du futur. Ce futur accompli, c’est
l’Etat de droit. Malheureusement les réponses des démocrates ne favorisent pas
les clarifications indispensables. Elles entretiennent la confusion en frisant
un antimilitarisme primaire.
Le nouveau variant du « Ni-Ni »
« Ni Etat
militaire, ni Etat islamique » est la réponse de cercles démocrates aux
prétentions de certaines parties islamistes. Elle rappelle le « ni Etat
policier, ni Etat intégriste » des années 1990. Alors que la revendication
de l’Etat de droit est la plus grande acquisition politique de la Société
civile depuis le 22 février 2019, ce recours à l’expression par une double
négation de la revendication essentielle est un recul, une position défensive
face à un adversaire qui affiche clairement sa destination fantasmée, l’Etat
islamique.
Imaginons un
instant des voyageurs embarqués dans un avion et écoutant le Commandant de bord
leur dire: « Bienvenue à bord. Nous décollons de
l’aéroport Houari Boumediene. Notre destination ne sera ni Montréal, ni
Pékin ». Même si ce Commandant de bord est rassurant. Il est connu pour
avoir réussi la prouesse de faire atterrir son appareil avec un train
d’atterrissage bloqué. On peut imaginer aisément le désarroi des passagers. Ce
mot d’ordre de « Ni Etat militaire, ni Etat islamique » cache la
destination à toute une société civile soucieuse de son avenir.
Du point de
vue du contenu politique, c’est l’imprécision, l’aventure. La logique de ces
deux négations mène vers un ensemble de possibilités qui sont assimilables par
leur nature autoritaire à la solution islamiste. Elle laisse place à l’Etat
communiste, à l’Etat socialiste, à l’Etat moderniste dictatorial de la Turquie
de Kemal Atatürk … Elle excite la revendication de l’Etat islamique parce
qu’elle se présente également comme une menace. A l’inverse, la revendication
de l’Etat de droit ne menace personne à l’exception des mordus du pouvoir
autoritaire.
Cette
revendication bien comprise peut au contraire rassurer et rapprocher. L’Etat de
droit est le seul cadre qui permet la coexistence pacifique de tous les
courants d’opinion. Il exclut toute velléité d’éradication de l’un d’eux. Sans
l’Etat de droit, la société algérienne explosera à terme. La culture de
l’intolérance politique qui prédomine est une bombe à retardement. Tous les
courants politiques présents dans le pouvoir et l’opposition portent leur part
relative de responsabilité dans ce risque. Pour ce qui concerne le pouvoir, la
responsabilité est bien cernée. L’opposition semble mal apprécier les rapports
de force et se réfugie dans des fuites en avant.
Les fuites en avant
Parmi les
cercles démocrates, les fuites en avant sont courantes. Présenter les objectifs
de l’Etat de droit comme des « préalables », c’est fermer la voie à
toute avancée progressive des forces politiques. C’est tenir le but comme
atteint alors que le chemin pour y parvenir parait de plus en plus long.
Les libertés
individuelles sont à conquérir et comme pour toute conquête politique, il faut
gagner des forces, en neutraliser d’autres et dans tous les cas rassembler. Les
procès d’intentions, les rappels du passé politique relèvent d’une volonté de
figer les positions. Il ne sert à rien de se prévaloir de son héroïsme passé.
De braves
combattants de la guerre de libération n’ont-ils pas installé l’État autoritaire? Alors que l’objectif de l’Etat de droit est
noyé par la confusion avec l’État civil insipide, les fuites en avant portent
également sur les formes de lutte. Prétendre organiser un mouvement aussi
diversifié que le Hirak, aux revendications de
surcroît non encore bien partagées relève de la prestidigitation. Organiser,
c’est centraliser, c’est hiérarchiser, c’est réduire l’initiative individuelle.
C’est tout l’opposé de la nature du Hirak.
Certes, même
si c’est un mouvement spontané, fruit des initiatives individuelles, il
n’exclut pas des apports organisés secondaires de la part de partis,
d’associations et autres. A la condition que ces organisations laissent au
vestiaire leurs prétentions hégémoniques. La même erreur est reproduite avec
l’idée de la désobéissance civile remise sur le tapis sans rapport avec l’état
réel du mouvement de la Société civile. La désobéissance civile suppose un
objectif clair et un niveau de rupture avec le pouvoir que ne semble pas avoir
atteint la société civile. Des pans entiers de cette société s’accrochent
encore sous différentes formes au pouvoir. Peut-être ne reçoivent-ils pas
encore de réponses satisfaisantes face à leurs inquiétudes. Les déclarations
tonitruantes de nombre d’hommes politiques ne sont pas faites pour les
rassurer.
La priorité
La priorité de
l’action politique doit porter sur la clarification de la nature de l’Etat de
droit. Cette revendication centrale doit se présenter comme un mouvement
progressif. Sa réalisation nécessite l’adhésion encore plus large des citoyens.
Elle doit bénéficier d’un rapport de force plus favorable. Elle exige une
politique d’alliance intelligente pour réduire les résistances. Elle doit dans
l’immédiat faire reculer et cesser la répression policière et judiciaire. C’est
en affichant son caractère forcément inclusif que le mouvement de la société
civile entraînera des forces hésitantes, inquiètes, mal informées ou engluées
dans des préjugés. C’est tout le contraire de l’arrogance affichée ici et là.