CULTURE- OPINIONS
ET POINTS DE VUE-LANGUES- ASSIA DJEBAR (2000) (I/II)
© www.algeriepatriotique
, 7. février 2015 (Extraits)
.
En hommage à Assia Djebar, décédée à Paris à l’âge de
79 ans, Algeriepatriotique publie son discours
prononcé en Allemagne, en 2000, lorsqu'elle fut primée par tout le gotha
intellectuel allemand. On y retrouve la militante nationaliste invétérée,
disant franchement ce qu'elle pense de la langue française, alors qu'elle écrit
dans cette langue, quoi qu’en disent ses détracteurs zélés. Qui peut, en outre,
se targuer de connaître mieux qu'elle les tréfonds de la société algérienne ?
Assia Djebar, une Algérienne vraie qui a puisé, tout au long de sa vie, son
existence dans l'histoire millénaire de l'Algérie.
«En recevant aujourd’hui devant vous, Mesdames et Messieurs, ce Prix des
Editeurs et Libraires allemands, prix de la Paix de l’année 2000, j’hésite
soudain : je crains qu’une si prestigieuse distinction ne me fasse chanceler
sous son poids symbolique ! Je voudrais me présenter devant vous comme
simplement une femme-écrivain, issue d’un pays, l’Algérie tumultueuse et encore
déchirée. J’ai été élevée dans une foi musulmane, celle de mes aïeux depuis des
générations, qui m’a façonnée affectivement et spirituellement, mais à
laquelle, je l’avoue, je me confronte, à cause de ses interdits dont je ne me
délie pas encore tout à fait. J’écris donc, et en
français, langue de l’ancien colonisateur, qui est devenue néanmoins et
irréversiblement celle de ma pensée, tandis que je continue à aimer, à
souffrir, également à prier (quand parfois je prie) en arabe, ma langue
maternelle. Je crois, en outre, que ma langue de souche, celle de tout le
Maghreb, je veux dire la langue berbère, celle d’Antinea, la reine des Touaregs où le matriarcat fut longtemps de
règle, celle de Jugurtha qui a porté au plus haut l’esprit de résistance contre
l’impérialisme romain, cette langue donc que je ne peux oublier, dont la
scansion m’est toujours présente et que, pourtant, je ne parle pas, est la
forme même où, malgré moi et en moi, je dis “non” : comme femme et, surtout, me
semble-t-il, dans mon effort durable d’écrivain. Langue, dirais-je, de l’irréductibilité.
Et, plutôt que d’évoquer, sur ce point, un désir d’enracinement ou de réenracinement – pour ainsi dire de généalogie, je voudrais
préciser que si j’avais été celte, ou basque, ou kurde, cela aurait été de même
pour moi : dire “non” à certaines étapes essentielles de son parcours – et le
dire quand la langue de la première origine se cabre, et vibre en vous, en des
circonstances où le pouvoir trop lourd d’un Etat, d’une religion, ou d’une
évidente oppression ont tout fait pour l’effacer, elle, cette première langue –
dire “non” ainsi, qui peut paraître un “non” d’entêtement, de silence, de refus
de participation à une poussée collective de séduction – ou de mode –, cet
instinct pas seulement de préservation individuelle, mais qui serait un “non”, quelquefois
apparemment gratuit, ou de pur orgueil de l’ombre – en somme cette intégrité du
moi intellectuel et moral, ce recul ni prudent ni raisonné, bref, ce “non” de
résistance qui surgit en vous quelquefois avant même que votre esprit n’ait
réussi à le justifier, eh bien, c’est cette permanence du “non” intérieur que
j’entends en moi, dans une forme et un son berbères, et qui m’apparaît comme le
socle même de ma personnalité ou de ma durée littéraire. Certes, les Berbères
de l’histoire écrite – écrite en particulier, en latin, par un Salluste,
politicien corrompu et historien redoutable, auteur du classique La Guerre de
Jugurtha, un siècle avant l’ère chrétienne –, ces Berbères donc de l’histoire
occidentale furent souvent présentés comme de perfides ennemis. Mais il a suffi
qu’un Jugurtha, non domestiqué, soit allé jusqu’au bout de son défi contre une
Rome encore invincible, – cela 50 ans avant Jules César pour que, en Afrique du
Nord, chaque résistance contre les invasions ultérieures (contre les Arabes,
les Espagnols, les Turcs puis les Français) invoquât le fantôme de cet ancêtre
héroïque !
II
J’ai parlé de ma durée littéraire, et cette notion temporelle pourrait prêter à
équivoque. J’écris, je publie depuis quatre décennies au moins. Mais, tout
compte fait, je devrais plutôt me présenter devant vous avec mes absences, mes
silences, mes réticences, mes refus anciens ou récents que je ne comprends pas
toujours, du moins sur le moment ; j’ajouterais même mes fuites (car il me faut
vraiment de l’espace, pour écrire) : je dirais donc plutôt mes exils ! Je ne me
sais qu’une règle, apprise et éclaircie certes, peu à peu, dans la solitude et
loin des chapelles littéraires : ne pratiquer qu’une écriture de nécessité. Une
écriture de creusement, de poussée dans le noir et l’obscur ! Une écriture «contre» : le «contre» de l’opposition, de la révolte,
quelquefois muette, qui vous ébranle et traverse votre être tout entier.
Contre, mais aussi tout contre, c’est-à-dire une écriture du rapprochement, de
l’écoute, le besoin d’être auprès de..., de cerner une chaleur humaine, une
solidarité, besoin sans doute utopique car je viens d’une société où les
rapports entre hommes et femmes, hors les liens
familiaux, sont d’une dureté, d’une âpreté qui vous laisse sans voix ! Au
départ, avant le jaillissement premier et précoce de mon activité d’écrivain,
il y eut l’espace donné, un horizon soudain offert : une chance inattendue. Il
est clair en effet que je n’aurais jamais été écrivain si, à 10 ou 11 ans, je
n’avais pu continuer mes études secondaires ; or, ce petit miracle fut rendu
possible grâce à mon père instituteur, homme de rupture et de modernité face au
conformisme musulman qui, presque immanquablement, allait me destiner à
l’enfermement des fillettes nubiles. De même, cinq ou six années plus tard, je
ne serais pas entrée en littérature avec ardeur si (cela peut surprendre) je
n’avais pas aimé marcher dans les rues des villes en anonyme, en passante, en
voyeuse, en garçon manqué, et encore maintenant, en simple promeneuse. C’est
pour moi la première des libertés, celle du mouvement, du déplacement, la
surprenante possibilité de disposer de soi pour aller et venir, du dedans au
dehors, du lieu privé aux lieux publics et vice-versa... Cela paraît tout
simple ici, aujourd’hui, en Europe pour des adolescentes. Cela fut, pour moi,
au début des années 50, un luxe incroyable. Qu’a à voir la marche au dehors,
diriez-vous, avec les mots des romans, avec l’élan propre à l’imagination et à
toute fiction ? Mais il s’agit ici du mouvement du corps féminin : là se place
la ligne la plus acérée de la transgression, quand une société, au nom d’une
tradition trahie et plombée, tente, et réussit parfois, même aujourd’hui, à
incarcérer ses femmes, c’est-à-dire la moitié d’elle-même ! Ecrire pour moi,
gardant à l’esprit cet horizon noir, c’est d’abord recréer dans la langue que
j’habite le mouvement irrépressible du «corps au
dehors», je dirais presque son envol. A l’époque du Maghreb colonial – plus
conservateur alors que la société citadine de l’Egypte et du Moyen-Orient –,
mes cousines, mes parentes proches se retrouvaient recluses de l’âge de la
nubilité jusqu’au début de la vieillesse. Cacher ses femmes de l’œil, du
contact et de l’emprise des étrangers (parce que non-musulmans), ce qui avait
pu sembler une stratégie de sauvegarde identitaire dans l’Algérie du XIXe
siècle, était devenu une oppression presque sans faille sur la gent féminine.
Chez moi, le désir des mots, à écrire, à lancer aux autres ou simplement au
ciel, naît de mes pieds, de mes jambes ainsi que de mon regard libre, posé sur
les autres... C’est là sans doute la revanche, en ma personne, de toute la
lignée derrière moi, des aïeules cloîtrées à 12 ans, puis mariées, qui ont
étouffé de langueur, de rancœur dans l’ombre des patios, jusqu’à la
cinquantaine ou soixantaine. Puis, dans mon trajet d’écrivain, il y a un
tangage, une interrogation profonde qui m’a fait me taire longtemps : dix
années de non-publication, mais pendant lesquelles j’ai pu arpenter mon pays –
pour des reportages, des enquêtes et enfin des repérages de cinéma –, envahie
que j’étais par un besoin de dialoguer avec des paysannes, des villageoises de
régions aux traditions diverses, besoin aussi de revenir à ma tribu maternelle,
cela douze ans après l’indépendance. «Assise au bord
de la route, dans la poussière», ainsi ai-je intitulé dans mon essai Ces voix
qui m’assiègent, cette période de ma vie où, à travers une chronique visuelle
de ce quotidien aux mutations visibles, je réalisai un film au rythme de la
mémoire féminine – retours en arrière lorsque ma grand-mère me racontait la résistance
des ancêtres guerriers, souvenirs récents de la lutte d’hier... Ce fut
seulement à cette époque que j’ai pu travailler et créer, en osmose avec les
miens : écriture de l’espace et de l’écoute, dans les paysages de l’enfance,
l’oreille immergée dans l’arabe dialectal des dialogues, retour du berbère dans
tel éclat de souffrance d’une femme «du Mont Chenoua», monologue en français, enfin, de celle qui
déambule dans un territoire où passé et présent se répondent... Ce furent les
deux ou trois années les plus heureuses de ma vie : chercher vraiment à
connaître ses lieux de mémoire, cela devient se re-connaître,
en somme se retrouver ! 1978/79. Mon long métrage fut vilipendé par presque
tous les cinéphiles d’Alger (puisqu’on n’y retrouvait pas l’optimisme du «réalisme socialiste») ; il fut honoré d’un prix de la
Critique internationale à la Biennale de Venise. Au tournant de la quarantaine,
je retournai à Paris, la ville de mes études. De là, je décidais d’écrire à
distance pour viser désormais au cœur même de l’Algérie – son tréfonds, sa
mémoire la plus obscure, dans un nœud algéro-français
complexe ; mais encore me fallait-il trouver une forme et une structure
narratives à la hauteur de ce questionnement, de cette ambition.