EDUCATION
– OPINIONS ET POINTS DE VUE- LECTURE/ALI HADJ TAHAR
© Ali Hadj Tahar, fb, lundi 22-2-2021
On apprend à lire et à aimer les livres dès l'enfance,
sinon on ne lit jamais de livres. L'école algérienne fait détester la lecture
aux enfants. Déjà en première année, elle leur donne à apprendre des sourate qu'ils ne savent même pas lire, et même des phrases,
insipides et sans âme ni attrait. En deuxième année, ils ont des textes mal
écrits, compliqués et qui dépassent donc leur niveau. Entre la 1ère année et la
2ème année, ils ont déjà eu à apprendre plus de 8 sourates et plusieurs poèmes! Apprendre, apprendre de force, au lieu de leur
donner à lire de beaux textes. Les textes des livres de lecture sont écrits par
des inspecteurs ou des directeurs centraux du ministère qui, en plus de leur
salaire, perçoivent, semble-t-il près de 1 milliard de centimes en droits
d'auteur par ouvrage! Voila
aussi la raison pour laquelle, pour chaque niveau il y a au moins 4 livres
pédagogiques et que le tableau ne sert à rien dans une classe ! Et aussi
pourquoi les cartables de nos enfants sont si lourds.
Avec toute cette surcharge de textes imposés,
rébarbatifs, sans attrait et difficiles dont l'élève ne comprend rien, comment
inculquer l'amour du livre? Au contraire, l'enfant
considère la lecture comme un supplice. Tout comme il considère la "tiknologia" les mathématiques, la dirassat
al mouhit (étude de l'environnement), l'éducation
islamique et éducation civique (tout ça à 6 ans), comme des épreuves pour le
punir, des matières qui ne lui donnent aucun plaisir, vu le volume et la
difficulté qu'il doit essayer de résoudre car ils dépassent son niveau.
Apprendre sans comprendre, répéter sans saisir le sens, que ce soit en langue
arabe, en tarbia dinia, en riyadhiyat (mathématiques) ou en "technologie"
(quels termes barbares pour un enfant de 6 ans !). L'enfant n'apprend pas le
calcul, il apprend les "mathématiques", et certains spécialistes
veulent nous faire croire qu'on peut commencer à apprendre les ensembles avant
de connaitre sa table de multiplication, à faire une soustraction, une division
ou même une addition. Je n'ai jamais compris où notre ministère a trouvé le tafkiq des nombres (décomposition des nombres:
ex: 80=40+40 ou 55+25 etc..) et à quoi cela sert-il à
un enfant, puisque le cerveau apprend automatiquement à décomposer les nombres
quand il a appris à additionner, diviser ou à multiplier.
Quand l'enfant bute dans la lecture, sur la
compréhension d'un texte, quand on lui demande encore des efforts
supplémentaires pour saisir un raisonnement mathématique complexe, il doit
alors faire des cours de rattrapage, payer des cours supplémentaires au lieu de
jouer, de se distraire... On lui a volé son temps, on lui a brisé son enfance,
empêché d'apprendre et de connaitre son environnement, de découvrir son corps,
d'explorer son énergie dans les jeux, dans l'amitié, dans le rire et la joie...
Il garde alors un souvenir d'une école oppressive. On ne lui a pas appris les
mathématiques car même étant à l'université, il doit encore utiliser sa
calculatrice pour multiplier 37 ou diviser 49 par 2. Et aucun texte appris ou
lu à l'école ne lui a fait aimer la poésie des mots, le
beauté d'un texte à même de relier cet être humain à la littérature, à
même de le relier à la poésie de manière naturelle et définitive.
On n'a pas semé les beaux mots en l'enfant pour qu'il
en soit éternellement dépendant, pour que les mots fassent partie de sa vie,
pour qu'il les sentent vibrer en lui, susciter des
émotions, des passions, nourrir son esprit et son âme puis devenir un aliment
vital pour lui. Il restera de glace devant le plus beau des poèmes car il n'a
pas goûté au poème de l'enfance, ni à la prose nourricière et enrichissante de
l'âge où il était ouvert comme un coquillage à tout ce qui pouvait le nourrir,
l'enrichir, en faire un être humain de cœur, d'esprit, de passion. S’ils sont
beaux, les textes appris ou lus durant le jeune âge créent des résonances
définitives dans l’âme, et y gravent la passion de la littérature, de la
poésie, et de toute prose bien construite.
J’ai eu cette chance, et je me rappelle que j’ai même
essayé de lire Les Confessions de Saint Augustin à 8 ans — en saisissant
seulement le sentiment général de générosité et d'humanité que ce gros livre
diffusait en moi, avant que mon frère me l’arracha des
mains, voyant que je me dépassais —, après avoir avalé des tonnes de Blek et de Zembla... Un jour
alors que je n'avais que 9 ans j’ai rêvé être en train de lire un texte très
compliqué. Au collège dans les années 1960, nous lisions les textes de notre
livre de lecture avant que l’enseignent nous dise de le faire, et nous allions
même à la bibliothèque chercher les livres des auteurs qui y figuraient. Notre
cerveau était prêt à accueillir la prose ou la poésie de Verlaine, Bernanos,
Rimbaud, Henri Kréa, Azzegagh,
Anna Gréki...
Progressivement, au fur et à mesure que nous lisions
et écrivions, allant du plus simple au plus compliqué, nous avons appris les
procédés narratifs, à écrire correctement, à maîtriser la grammaire, à utiliser
nos propres mots, à sentir une phrase, à la faire retourner mille fois à la
manière dont le bourgeois gentilhomme le fait chez Molière… De Jean de la
Fontaine ou de Djahiz et d'une prose ou d'une poésie qui nous divertissaient,
nous étions prêts à passer à des textes qui nous enrichissaient, et à d’autres
qui ont permis de fonder notre apprentissage de l’histoire et de comprendre
l’usage des temps passés, de situer un événement dans les temps plus ou moins
anciens — que nous pouvions déjà situer grâce aussi à Miki
le Ranger ou Zagor ou aux films Hercule, Samsom et Dalila ou un autre péplum italien vus au cinéma —
ou dans les ères géologiques. Puis d’autres proses et poésie ont encore enrichi
notre univers artistique et scientifique, élargi notre compréhension du monde
et de l'univers, resserré nos liens avec l'humain, notre semblable, et fortifié
notre humanité, en même temps que notre patriotisme et notre citoyenneté.
Nous avons aussi eu à lire, dans notre livre de
lecture de 4e année au collège — d'un programme pourtant à 100% algérien —, des
textes qui nous ont enseigné le dépassement de soi et de son corps, dont ceux
Saint Saint-Exupéry ou le Jules Verne des « 20 000 lieux
sous les mers », et d’autres comme Bernanos, qui nous ont inculqué la
générosité et l’amour, le sacrifice, le devoir du labeur et l’amour du travail
bien fait. Et plus tard, au lycée, nous étions prêts à comprendre les textes
qui nous a définitivement arrimés dans la patrie comme Dib, Ferraoun
et Yacine tout en nous faisant sentir les drames de la guerre et de la
privation, et d’autres encore qui nous ont appris à méditer sur des choses plus
abstraites, comme Dieu ou la mort… Aujourd’hui, à six ans on parle de la mort à
un enfant et comment laver un cadavre…
Donc tout cet apprentissage, qui est corrélé à la
formation de l’esprit, exige du temps, de laisser au cerveau le temps de s’adapter
et de développer les outils permettant la compréhension des textes. Selon
Piaget (1946), à partir de l’âge de 7 ou 8 ans, l’enfant est apte à construire
le temps physique nécessaire à l’objectivation et à la structuration du temps
psychologique individuel. Or déjà à 6-7 ans les livres algériens parlent de
révolution, du passé, aux enfants ! On leur dit que dans le passé, on labourait
avec des chevaux et qu’il n’y avait pas de batteuse-botteleuse. Or je ne
pourrai jamais faire comprendre à un enfant de cet âge-là qu’autrefois il n’y
avait pas d’ordinateurs ni de portables ni que les télévisions étaient en noir
et blanc.
Cet enfant ne peut encore pas se transposer dans un
temps qu’il n’a pas connu — dont il n’a pas conscience —, aussi proche soit-il.
La conscience du temps, comme celle de l’espace, ne procède pas de l’intuition
mais exige « des procédés opératoires et explicites de mise en série des
événements dans le cadre d’une périodisation », écrit Didier Cariou (in Littérature de jeunesse et enseignement de
l’histoire au cycle 3, Repères, Recherche en didactique du français langue
maternelle). L’apprentissage suppose la création de conditions pour la mise en
place de la compréhension des événements et de leur relation (antériorité,
postériorité, simultanéité) ainsi qu’un système de mesure pour pouvoir mesurer
les durées. Des spécialistes ont étudié cette métrique (Allieu-Mary,
2010, p. 84), où le sujet « de prendre conscience de la distance temporelle
entre le passé et le présent pour la mesurer, mais aussi de regrouper et
d’ordonner entre eux des événements proches dans une logique de périodisation,
et enfin de penser et de caractériser l’événement historique » (Ddier Cariou).
L’écrit permet de faire prendre conscience du temps et
du déroulement de ses durées. Paul Ricœur écrit que « le temps devient humain
dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif », ce qui permet aux
pédagogues de déduire que les ouvrages de littérature peuvent contribuer à
cette prise de conscience du temps historique par les élèves.
Notre école a failli dans une mission essentielle qui
est de donner aux élèves les moyens d’accéder à une culture qui permet de
produire de la culture et du savoir. Car à la base, elle ne permet pas à
l’élève de maîtriser-aimer la lecture pour produire de l’écriture, c’est-à-dire
du sens, puisque tout savoir passe obligatoirement par l’écriture.
Il faut pour cela des connaissances et les démarches
intellectuelles qui passent par le medium de l’écrit et qui supposent d’en
maîtriser les techniques : cela passe de la technique de la narration (au
primaire), à la rédaction d’un texte (collège) pour arriver, en classe de
Terminale, à la dissertation philosophique. En Algérie, on demande aux élèves
de faire des dissertations en 2e année primaire : pourquoi vous aimez tel sport
? Pourquoi faut-il respecter le voisin ? Pourquoi faut-il respecter
l’environnement ?
Ce que les pédagogues appellent la littératie passe
par de nombreux stades, et si elle exige, chez l’universitaire supposé rédiger
une thèse ou un mémoire, une maîtrise technique des compétences de lecture et
d’écriture, elle suppose aussi « de construire un rapport au monde, aux
savoirs, aux ressources écrites, pour devenir capable d’élaborer et de
transférer des connaissances à partir d’usages diversifiés de supports et de
modalités différentes de lecture », écrit Didier Cariou,
qui ajoute : « La pratique des textes et de l’écriture s’inscrit alors dans un
ensemble de conduites discursives, cognitives, sociales qui en font un outil
pour interpréter le monde, élargir et structurer l’expérience, s’approprier des
savoirs.»
L’école qui vise à former des compétences, doit aussi
faire le lien entre les matières, et en matière de textes, viser un
enrichissement global, où les textes littéraires sont le complément des autres
textes fonctionnels, car à ce niveau-là on ne doit pas faire la différence
entre la lecture esthétique et la lecture utilitaire, les textes « fonctionnels
» et non fonctionnels : le texte d’un énoncé ou un exercice de mathématiques
doit être bien rédigé, et avec les termes du niveau de compréhension de
l’élève. Quel qu’il soit, le texte mis à la disposition d’un enfant doit mettre
en jeu la dimension cognitive et sociale de l’écrit et, partant, participer ou
pas du développement de la passion pour la lecture et l’écriture. Khadda a écrit un très beau texte sur l’enseignement du
dessin aux enfants. L’éducation artistique et la manière de les enseigner
doivent aussi être en symbiose avec l’âge et les psychologies des enfants.
Aujourd’hui, dans nos familles, dans la rue, dans les
transports publics, on entend des étudiants et des étudiantes parler pendant
des heures de choses banales, comme s’ils n’avaient pas grandi, comme s’ils
voulaient rattraper le temps perdu de leur enfance. On les entend rarement parler
de choses de leur âge, de savoirs, dialoguer comme des grands, de choses utiles
et non pas de choses futiles. Ils parlent la daridja
(ou le kabyle), comme si l’arabe littéraire — plus à même d’exprimer des
pensées complexes — était réservé à la salle de cours, à l’amphithéâtre. Dans
les années 1960 et 70, les arabophones parlaient rarement la daridja entre eux, et les discussions entre francophones
étaient tout aussi riches.
Il y a un lien entre la manière de pratiquer l’oralité
et le niveau de maîtrise de l’écrit. La manière dont parlent nos étudiants
atteste d’une carence flagrante de l’écrit. Certains se demandent comment ils
font pour écrire des mémoires et des thèses. Le plagiat est quasi généralisé
dans notre pays, et on ne peut y remédier sans revenir à la base, à
l’enseignement au palier du primaire.