CULTURE- OPINIONS ET POINTS DE VUE- SAID DJABELKHIR/LE SOIR D’ALGERIE
L’universitaire Saïd Djabelkhir,
islamologue spécialiste du soufisme et initiateur du Cercle des lumières pour
une pensée libre, comparaîtra devant le juge jeudi prochain. Pour cause ? Une
plainte déposée contre lui par un universitaire de la wilaya de Sidi-Bel-Abbès
après la publication sur Facebook d’une critique adressée à Chikh
Ferkous qui, lui, a décrété lors d’une fetwa que «la célébration de Yennayer
est haram», affirmant que cette fête est païenne. Il a
attribué quelques Hadiths (3 ou 4) au Prophète ; il dit ne pas faire d’amalgame
entre la discorde (fitna) et la critique, entre autres)
- Invité de «LSA
Direct» (J 18/2 :2021), une émission du Soir d’Algérie consacrée à
l’actualité, l’universitaire chercheur est revenu sur l’objet et les
circonstances de la plainte, la séparation de la religion de la politique,
l’impact de telles « réactions» qui se répandent de plus en plus et tant
d’autres sujets fort intéressants. D’emblée, le chercheur se penche sur
l’article 144 bis qui, dans plusieurs de ses alinéas, concerne la diffamation sur
le plan politique, religieux et même journalistique, et affirme que celui-ci
n’est pas vraiment clair. « Le problème, c’est que l’article n’est pas
explicite. On parle sur quelle base, quelle norme : malékite, achârite ou soufie (qui sont les normes de base dans le
discours religieux en Algérie), ou soufie, salafiste ou wahabite ? C’est ce qui
n’est pas clair dans cette loi. Je cite notamment les citations de l’Emir
Abdelkader dans son livre El Mawakif, qui
contreviennent directement alors au contenu de cette loi », tout en précisant
qu’il ne connaît le plaignant qu’à travers les réseaux sociaux.
Sur les conséquences d’une éventuelle condamnation pour l’universitaire et le
principe de libre pensée, Djabelkhir s’est dit étonné
et s’interroge : «Pourquoi former des spécialistes et
leur interdire de donner leurs avis ? L’Etat dépense des deniers publics pour
former des cadres et, au final, pour leur interdire de donner leurs avis en
tant que spécialistes !» affirmant qu’il n’a donné que son avis et ce qui l’étonne
encore plus, c’est « le fait que le juge d’instruction ait fait passer
l’affaire sans le convoquer, ni l’entendre».
Enregistrer de telles réactions face à une critique objective finirait, selon
l’universitaire, par «polluer» les esprits et par une «autocensure» qui aura
raison du débat-échange qui devrait prévaloir, notamment entre universitaires. «Beaucoup de spécialistes ne seraient pas à l’aise en
donnant leurs avis ou ne plus le donner carrément sur les questions de leurs
domaines de compétence», a expliqué le chercheur, tout en regrettant cela. «C’est regrettable et déplorable. J’aurais aimé que cet
universitaire me propose un débat avant de porter plainte. J’ai toujours
accepté le dialogue et le débat. J’aurais aimé qu’on s’écoute»,
dit-il.
«Beaucoup partagent mes idées mais ce n’est pas tout
le monde qui peut le dire»
Sur la question d’une éventuelle
incompréhension de ses initiatives de débats, de critiques ouvertes qui peuvent
être assimilées à une «simple polémique», il dira : «Loin de moi l’idée de
faire le buzz. C’est des questions qui se posent à nous spontanément et au
quotidien, où nous sommes en contradiction avec certains aspects de la
modernité par rapport à notre patrimoine religieux (entendre lecture du Coran
et des Hadiths). En tant qu’islamologue, on est appelé à donner notre avis et
proposer de nouvelles lectures de ces textes, à même de lever les
contradictions qui existent aujourd’hui.» Et de donner
comme exemple : les châtiments corporels. Ce qui, note-t-il, « n’a pas lieu
d’exister aujourd’hui. Il faut re-contextualiser les
textes du Coran qui parlent d’esclavage, de flagellation, de lapidation,
châtiment de main coupée, d’héritage de la femme,etc. Il faut remettre
ces textes dans leur contexte historique pour produire de nouvelles lectures et
sortir de cette impasse de contradictions. Rendez-vous compte ? On nous
parle encore de djihad, de kouffar, de djezia. On est obligé de réagir au quotidien et de dire ce
qu’il y a à dire par rapport à ces textes-là ».
L’universitaire note, par ailleurs, que peu de gens dans le milieu
universitaire abordent ces questions et sujets sensibles. « Il y a énormément
de gens qui partagent mes idées mais ce n’est pas tout le monde qui peut le
dire. Peut-être qu’ils ont peur. A titre d’exemple, je citerai Hadj Douak qui, après sa déclaration et sa critique sur l’imam Chafaï, sur la chaîne coranique, a vu la réaction le
traitant de ‘’fou’’ venir deux jours après.»
Abordant le changement escompté dans le contexte actuel à travers le cercle
«Pensée libre», l’islamologue tranche net : «Il ne peut pas y avoir de
changement politique sans évolution des mentalités. Le mieux, c’est que le
changement politique s’opère simultanément avec l’évolution des mentalités. On
ne peut évoquer l’un sans l’autre.»
Sur l’usage d’un certain langage utilisé pour faire véhiculer une idée ou un
message, ce qui pollue le champ politique et qui est «un danger » pour la
citoyenneté, l’invité de «LSA Direct» est catégorique : «J’ai toujours été
contre l’instrumentalisation de la religion, que ce soit par les systèmes
politiques ou les islamistes. Je suis pour la séparation claire et nette entre
le politique et le religieux. Tout amalgame entre les deux ne mène qu’à une
crise sanglante telle que celle qu’on a vécue durant les années 90.» Pour arriver à cet objectif, selon l’orateur, «il faut
aller vers une vraie démocratie. Accepter la diversité, signifie s’entendre sur
un minimum de préalables démocratiques qui permettent un vivre-ensemble en
paix, et surtout avec nos différences». Pour «sortir de l’auberge», il faudra, note le chercheur, «se
résoudre à aller vers une réforme claire, assumée et expliquée des discours
religieux traditionnels. Les jeunes iront ailleurs, à défaut d’alternative
fiable. Ils sont connectés, cherchent à savoir et critiquent. Nous ne
connaissons pas la réalité de notre société par rapport à plusieurs questions». Quant à l’état où est le combat pour la lecture
moderne du texte religieux, Saïd Djabelkhir, en
citant Mohammed Arkoun, un des réformateurs attitrés
du discours religieux, dira : «Il est en conflit avec
les tribunaux. Chez nous, les discours réformateurs se heurtent à la réaction
traditionaliste.»
Le cercle «Pensée libre», avant le confinement, organisait une conférence par
mois, diffusée sur les réseaux sociaux, en plus des conférences organisées un
peu partout, ainsi que les propres séries vidéos de l’universitaire publiées
également sur la chaîne du groupe. «L’élan était porté
vers une ouverture progressive sur l’espace maghrébin, et on projetait d’inviter
même des gens de France et d’ailleurs pour élargir le champ du débat. La
Covid-19 a freiné l’élan et a mis toutes les activités du cercle en veilleuse,
en attendant une reprise effective», conclut l’invité
de «LSA Direct».