© La Nation (quotidien)/Entretien réalisé par M. Berrached et M. Khellassi
, samedi 13
février 2021
Ancien gouverneur de la Banque
d’Algérie et économiste de haut rang, Abderrahmane Hadj Nacer
sait tout de l’argent, de ses circuits, de son pouvoir et de ses tentations.
Dans cet entretien qu’il a accordé à La Nation, il analyse la finance islamique
et revient sur l’histoire de son développement depuis le début jusqu’à nos
jours.
Lui qui a été parmi les fondateurs
de la première banque islamique agréée dans le monde dit que la finance
islamique n’existe pas car il n’existe pas de monnaie islamique. Les
établissements qui s’attribuent cette qualité pratiquent, en réalité, la
spéculation et baigne dans la
« riba » au même titre que les institutions
financières dites classiques.
La Nation : Le discours, ces jours-ci
sur la finance islamique, est plus que jamais d’actualité dans notre pays. Des
guichets islamiques s’ouvrent en cascades dans les banques classiques, y a-t-il
vraiment une finance islamique ?
Abderrahmane Hadj Nacer : D’abord, pour qu’il y ait une banque
islamique, il faut une monnaie islamique. Parce que s’il n’y a pas de monnaie
islamique, on ne peut pas construire un système de financement islamique.
Aujourd’hui, toutes les monnaies se réfèrent au dollar dont le prix est fixé
par son taux d’intérêt et celui-ci n’obéit pas à des critères compatibles avec
le Coran.
C’est quoi le système de financement
islamique ?
C’est un financement
participatif. Dans le financement islamique, il n’y a que du risque, il n’y a
pas de garantie. L’intérêt de l’économie islamique, c’est qu’elle
est l’économie la plus moderne qui puisse exister. C’est une économie
basée sur l’interdiction de la rente ou de spéculation. C’est le risque
partagé : Je te prête de l’argent, je suis prêt à gagner beaucoup, mais je
suis aussi prêt à perdre beaucoup avec toi. Ça, c’est le principe de base.
S’il n’y a pas une banque islamique,
comment appelle-t-on le système existant ?
L’Algérie a été le premier pays à
reconnaitre la banque islamique. Nous n’avions ni institutions de financement
islamiques ni de banques privées islamiques et encore moins de système de
supervision national ou international. Il y avait beaucoup d’institutions dites
de financement islamique comme la Qatar islamique bank, mais
aucune n’a été reconnue. Elles fonctionnaient toutes dans l’informel, sans
aucune banque centrale dans le monde qui les supervise. C’est vous dire l’opacité
et donc le danger qu’elles représentaient. Deuxièmement, elles fonctionnaient
sur la base de produits qui étaient tous garantis soit contraires aux
prescriptions coraniques.
En Algérie, dès le début des années
1980 s’est développé une espèce de pratique religieuse très primaire, très
simpliste issue de la « mésinterprétation » salafo-wahhabite
où les gens considéraient que le taux d’intérêt était l’usure (Riba), donc tout intérêt était haram au point où nous
avions des endroits en Algérie, notamment les Hauts Plateaux (les régions de
Tiaret, Saida…etc.) où les grands détenteurs de troupeaux mettent leur argent à
la caisse d’épargne et, chaque année, ils demandent aux banquiers de leur
calculer le montant que représente l’intérêt puis ils sortent et le
laissent sur le comptoir. Pour eux, il s’agit d’un argent
illicite. Evidemment, il y avait des employés honnêtes qui mettaient cet
argent dans une caisse spéciale mais, par contre, le contraire existait
aussi. Et donc, pour nous, c’était un problème qu’il fallait résoudre.
C’était de grosses sommes ?
C’est beaucoup d’argent, des
fortunes colossales. Et cette idéologie s’est propagée dans le pays. Des gens
refusaient même de travailler avec la banque classique.
Dans un passé plus lointain, dans
les années 1940,1950, le problème s’était posé et les juristes « foukaha » de cette époque ont trouvé la solution,
c’était une période où l’association des Ulémas agissait avec beaucoup
d’intelligence et de bon sens. Ils avaient fait une interprétation simple
qui consiste à dire : il y a une différence entre l’intérêt et le Riba (l’intérêt et l’usure). L’intérêt, c’est le prix de la
transaction qui permet à ton argent de ne pas perdre de la valeur. Si j’achète
aujourd’hui un appareil à 100 000 DA et demain j’achète le même à
120 000 DA, les 20 000 DA représentent l’intérêt. Ce qui me permet de
sauvegarder mon bien. Quand le prix allait bien au-delà, on était dans la
spéculation et donc dans le « haram ».
L’inflation ?
C’est exactement ça. C’est-à-dire
quand on a un taux d’intérêt à peu près équivalent à l’inflation, ce
n’est pas « Riba ». Au contraire, si je ne
verse pas un intérêt qui protège de l’inflation, c’est que je suis en train de
voler. Et si je te prête de l’argent sans que tu verses de l’intérêt, c’est que
tu es en train de me voler. Les « foukaha »
de l’époque ont, donc, trouvé des formules et les commerçants pratiquants ont
dit qu’un taux d’intérêt ne peut pas être fixé d’avance, en disant :
« nous sommes des gens du souk c’est à dire du prix négociable dans le
temps et dans l’espace », et donc ils avaient organisé avec les banques des
pratiques de négociation de marché à terme. Ils vont aux guichets pour négocier
le taux d’intérêt et généralement, ils aboutissaient à un
taux d’équilibre. Ce qui était satisfaisant grâce à l’esprit moderniste
des Ulémas de l’époque. C’était devenu totalement impossible dans les années
1980 à cause de la wahabisation de la lecture de
l’islam, c’est-à-dire de la marche arrière qui a été faite dans la maitrise de
la langue arabe. On est passé de l’arabe de l’intelligence modernisé par
l’association des Ulémas à l’arabe de la répétition stupide enseigné par
l’école dite de l’indépendance.
Devant le résultat d’une arabisation
brutale et l’islamisation wahabisée, il n’y avait pas de moyens de discuter
avec la population d’où le fait que l’Algérie a décidé d’agréer une banque
islamique pour faire face à une demande commerciale en 1991-92.
Quelle banque ?
El Baraka est la première banque.
C’était la première banque agréée en tant que banque dans le monde arabo-musulman.
Une Banque saoudienne ?
Algéro-saoudienne, mais la banque mère
n’était pas agréée en tant que banque nulle part au monde.
Il s’agit d’un fonds. En Arabie
saoudite, les banques islamiques étaient interdites. C’étaient des
banques off-shore
Pourquoi nous l’avons agréé ?
D’abord parce que, commercialement, nous avions des clients et donc il fallait
leur donner un produit qui corresponde à leurs besoins et pour que cet argent
ne soit pas détourné. Et puis, j’avais en tête autre chose. On travaillait pour
la convertibilité du dinar pour fin 1992. Et donc, vous vous souvenez ou pas,
on avait sorti le dinar or, un dinar or, deux dinars or, cinq dinars or.
Pourquoi le dinar or ? Bien sûr, le dinar or avait plusieurs fonctions, celle
culturelle, pour que nos mères, nos sœurs, au lieu de porter des Mahzmates (ceintures en or) avec des médailles à
l’effigie de Napoléon, elles les portent avec celle de Massinissa. C’est un
aspect très important, mais il y a d’autres aspects, en faire un autre moyen de
thésaurisation. L’idée était de vendre une monnaie convertible, d’introduire la
première monnaie convertible qui était le dinar d’or, parce que l’or, de toute
façon, est convertible. Mais l’idée, aussi, était de créer une unité
de compte internationale sur laquelle pouvait se baser une monnaie
islamique et capter ainsi une partie de l’immense capacité de thésaurisation et
de transaction musulmanes. À titre d’exemple, le stock des sukuks
se chiffre à plusieurs centaines de milliards de dollars.
Les banques dites islamiques ne sont
donc pas… islamiques ?
C’est parce que tous les produits
sont garantis et non pas des produits de risque, or dans l’islam, la garantie
est interdite. La preuve, les assurances sont interdites à cause de cette notion
de garantie. Il a fallu expliquer que l’assurance n’est pas une garantie mais
une prise de risque pour arriver à la « takafoul».
Pourquoi, il y a la notion de chirk ?
Non, non, l’économie islamique,
c’est toujours le partage du risque. Si non, c’est le riba.
L’islam interdit de faire l’argent
sur l’argent ?
L’islam interdit de faire l’argent
sans rien faire.
Expliquez-vous
On gagne l’argent si on partage le
risque. Moi, mon métier est de fructifier de l’argent, mais je parie sur vous,
donc je prends un risque, non. Mais si je vous dis donnez-moi votre bien que je
le garde à la maison, là, je ne parie pas et je suis
dans le riba. L’islam interdit l’accumulation pour
l’accumulation.