RELATIONS INTERNATIONALES-BIBLIOTHÈQUE D’ALMANACH-
ESSAI GILLES KEPEL-« LE PROPHÈTE ET LA PANDÉMIE.DU
MOYEN ORIENT AU JIHADISME D’ATMOSPHÈRE… »
© Liberté/Moussa Ouyougoute,
jeudi 11 février 2021
Gilles Kepel, Le Prophète et la pandémie
: du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère,
éditions Gallimard, 336 pages
En 2020, la Méditerranée devient “la
région la plus explosive de la planète”, écrit Kepel. Une situation
exacerbée par la pandémie et le krash pétrolier
qui “affaiblit davantage certains États fragiles et crée des créneaux
d’opportunité pour d’autres qui recourent à la provocation militaire et à la
surenchère idéologique”. Les répercussions de cette crise s’étendent jusqu’en
Europe, avec ce que l’auteur appelle le jihadisme
d’atmosphère, “où des individus isolés, psychologiquement faibles, passent à
l’acte parce que nourris de la propagande diffusée sur Internet”.
Dans son nouvel ouvrage, Le Prophète, la pandémie : du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère, paru aujourd’hui en libraires aux
éditions Gallimard, l’auteur, qui dirige la chaire Moyen-Orient Méditerranée à
l’École normale supérieure, a construit sa réflexion sur la transformation du Moyen-Orient
et de l’Afrique du Nord avec ses répliques jusque dans les banlieues
européennes à l’ombre de la pandémie. Pour l’auteur, 2020 est une
“année-bascule” ou “une année charnière absolue”. Elle est marquée par “la
Covid-19 et l’effondrement du marché pétrolier”. Et ils sont, selon lui, à
l’origine des bouleversements en cours dans les pays du Moyen-Orient et de
l’Afrique du Nord. Ils se sont même prolongés “jusqu’aux banlieues de
l’Europe”. Dans son nouvel opus, Gilles Kepel traite des relations internationales
en termes simples, sans jargonner et sans pour autant user de termes
simplistes. Au contraire, en tant qu’enseignant à Sciences-po Paris, l’auteur,
qui n’ignore pas que l’étude des relations internationales se situe à la
croisée de plusieurs disciplines et nécessitant des connaissances de types
différents, a construit son argumentaire avec l’apport principal de la science
politique. Et ce, pour analyser cette “année charnière absolue”. Il a expliqué
en substance que 2020 concentre tous les drames, toutes les incompréhensions,
tous les dangers et aussi les quelques espoirs qui caractérisent le
Moyen-Orient dans sa relation avec l’Europe.
C’est en ce sens qu’il a indiqué de prime abord que la Méditerranée et son
environnement sont devenus en 2020 “la région la plus explosive de la planète”.
Il y a démontré que la pandémie de Covid-19 puis l’effondrement des cours du
pétrole “ont précipité des bouleversements inédits, portant des coups fatals à
l’ordre géopolitique, instauré un siècle plutôt par les traités qui suivirent
la Première Guerre mondiale”. Plus encore, cette combinaison de la pandémie et
du krash pétrolier menace, selon lui, “des sociétés
civiles que la dégringolade des bénéfices de la rente pétrolière et gazière
fragilise d’autant que celle-ci avait retardé le développement d’un
entrepreneuriat productif”. Et à Kepel d’ajouter : “Elle affaiblit davantage
certains États fragiles et crée des créneaux d’opportunité pour d’autres qui
recourent à la provocation militaire et à la surenchère idéologique, et en
s’efforçant de rafler la mise en profitant du désarroi, chambardant la zone
méditerranéenne tout entière, par-delà le seul Moyen-Orient.”
Fragmentation du Proche-Orient
En abordant la radicalisation jihadiste sunnite, Gilles Kepel y a énuméré trois
phases : dans les années 1980-90, le jihad en Afghanistan, en Algérie et
ailleurs ; au tournant du siècle, Al-Qaïda ; dans les années 2010, Daesh. “Ces
deux organisations porteront le terrorisme au nom d’Allah à New York et à
Washington d’abord – le 11 septembre 2001 –, puis de Paris à Nice, de Belin à
Londres durant la décennie suivante, jusqu’à l’émergence d’une nouvelle phase.”
La quatrième : “Le jihadisme d’atmosphère, où des
individus isolés, psychologiquement faibles, passent à l’acte parce que nourris
de la propagande diffusée sur Internet par des entrepreneurs de colère qui
désignent des cibles.” L’auteur de Passion arabe. Journal, 2011-2013
(Gallimard, 2013) a souligné que les soulèvements à aspiration démocratique,
lors du Printemps arabe de 2011, s’avèreront, pour la plupart, être “un épisode
catastrophique, notamment pour les populations de Syrie, du Yémen et de Libye.
Elles subissent depuis lors des guerres civiles dévastatrices, dans
lesquelles l’ingérence de puissances régionales et internationales prolonge
indéfiniment le conflit, devenues otages des stratégies de chacune”.
L’auteur a expliqué en outre qu’avec le désengagement américain de la région,
“une fenêtre de déstabilisation exceptionnelle” s’était ouverte. Les
États-Unis, échaudés par les médiocres résultats de leurs interventions armées
en Afghanistan depuis 2001 et en Irak à partir de 2003 – au regard du coût
humain, électoral et financier de celles-ci – “et d’autant moins motivés pour
ces sacrifices que, de l’automne 2018 au printemps 2020, ils sont redevenus le
premier producteur de pétrole de la planète”. Un vide que ne pouvait combler
l’Union européenne, “dont huit États sur vingt-sept sont pourtant riverains de
la Méditerranée”. L’auteur a démontré enfin que le conflit israélo-palestinien
se fragmente avec, d’un côté, “un pacte portant le nom du prophète Abraham, qui
va des États-Unis à Abou Dhabi, au Maroc et au Soudan, en passant par Israël,
agrège l’Égypte et l’Arabie et lorgne l’Irak” ; de l’autre “l’axe fréro-chiite” qui rassemble “Gaza, Qatar, Turquie et Iran,
avec le soutien ponctuel de la Russie”.
Dans ces convulsions sismiques, le président turc Erdogan tente de refaire
d’Istanbul le centre de l’islam mondial. Ce dernier partage “avec la Russie de
Vladimir Poutine (et jusqu’à un certain point avec l’Iran de Khamenei) une
stratégie d’éviction des Occidentaux de la région, surmontant à cette fin les
conflits tactiques qui avaient pu – ou qui pourraient – les opposer”.
Gilles Kepel propose, cartes et chronologie à l’appui, la mise en
perspective indispensable de l’actualité pour comprendre et anticiper les
grandes transformations de demain. L’auteur a indiqué avoir travaillé “en
grande communion avec Fabrice Balanche, remarquable
géographe de terrain et arabisant hors pair”. Les dix-huit cartes en couleur
sont conçues “pour saisir immédiatement les enjeux”.