HISTOIRE-
OPINIONS ET POINTS DE VUE- TRIBUNE :BENJAMIN
STORA
Tribune - Un rapport,
une méthode
© Le Quotidien d’Oran/par
Benjamin Stora*, lundi 25 janvier 2021
Il règne en France et en Algérie, une grande
ignorance sur ce que fût l'histoire complexe des Algériens: leurs engagements
politiques anciens, leurs croyances religieuses préservées, leurs rapports
maintenus à la langue arabe, française, berbère Mon rapport, très discuté
partout, propose précisément une méthode qui privilégie l'éducation, la
culture, par la connaissance de l'autre, et de tous les groupes engagés dans
l'histoire algérienne.
C'était la démarche des regrettés Jacques Berque et de Mohammed Arkoun : par la connaissance concrète, érudite, faire
baisser la peur de l'autre, réduire la part de fantasmes, s'éloigner des
mémoires dangereuses qui se sont développés dans les deux sociétés. La plupart
de ceux qui critiquent vivement, en Algérie, mon rapport ne connaissent
peut-être pas mes livres (ma biographie de Messali Hadj, de Ferhat Abbas, le
dictionnaire biographique des 600 biographies de militants nationalistes
algériens, élaboré tout seul, publié en France en 1985 ; ou mes biographies de
De Gaulle et de Mitterrand
.).
Ils sauront que j'ai simplement proposé dans mon Rapport une méthode qui est la mienne depuis longtemps: connaître les motivations, la trajectoire de
tous les groupes de mémoire
frappés
par cette guerre dévastatrice,
patiemment (cela fait plus d'un demi-siècle que je travaille et j'enseigne sur
cette histoire) pour faire reculer les préjugés et le racisme; avancer pas à
pas, par des exemples concrets, pour comprendre la réalité terrible de la
conquête de l'Algérie et du système colonial (massacres de civils, exécutions
sommaires, essais nucléaires, disparus, prises d'archives); et ne pas se
contenter de s'enfermer dans la répétition de discours politiques, donc de
trouver les moyens, par des exemples pratiques, de transmettre aux nouvelles
générations leurs histoires réelles. Nous avons pris bien du retard, en France
et en Algérie, dans tout ce travail d'éducation, si nécessaire, précisément
pour faire comprendre la réalité du système colonial. Les discours d'excuses ne
doivent pas être des mots prononcés un jour pour se débarrasser le lendemain
d'un problème si profond. C'était ma démarche pour ce rapport : celle
préconisée par les « ancêtres » du nationalisme algérien (Messali, Abbas et Ben
Badis) qui n'ont cessé de promouvoir la connaissance, l'instruction pour
relever les défis posés à la société algérienne. Après la longue période
d'installation d'une occultation pendant trente ans, de l'indépendance des
années 60 aux années 90 de la « décennie noire » ; puis, celle d'un retour, dans
la période 1990-2020, de toutes les mémoires et de leur enfermement victimaire
en France, (parce que tout le monde veut absolument avoir eu raison dans le
passé), il est temps que commence, peut-être, un troisième cycle : celui du
dévoilement des motivations de l'autre et les connaissances réciproques. Un
moment de sortie d'une rente mémorielle, et la volonté de condamnation
définitive d'un système, la colonisation, qui appartient, je l'espère, à une
histoire ancienne.
Mon rapport est une modeste contribution pour ce passage d'un cycle à l'autre.
Après plus de cinquante ans de travail sur cette histoire, je vois que de
nouvelles générations d'historiens, de chercheurs, d'écrivains, d'artistes
s'engagent pour porter ces volontés de réconciliations mémorielles. J'espère
qu'ils réussiront.
(Mon Rapport sera publié en France fin-février 2021 aux éditions Albin Michel,
sous le titre « Les passions douloureuses »).
*Historien, Professeur émérite des universités