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Nabile Farès

Date de création: 10-01-2021 12:35
Dernière mise à jour: 10-01-2021 12:35
Lu: 1034 fois


SCIENCES- PERSONNALITES- NABILE FARES

 

 

© Ahmed Cheniki, fb, janvier 2021

 

NABILE FARES (1940-2016) : Un immense écrivain, un grand intellectuel

Nabile Farès est un grand intellectuel, un écrivain et un enseignant de haut niveau. Je sais qu’il serait intervenu dans les débats d’aujourd’hui, lui qui considérait qu’un intellectuel ne pouvait ne pas être à l’écoute des bruissements de sa société. Il était un grand écrivain, un véritable producteur d’idées et un immense spécialiste de Lacan.

Je ne sais vraiment pas comment parler de cet ami qui fut aussi mon enseignant à l’université d’Alger. Je me souviens de ces discussions interminables à la brasserie des facultés (La brasserie des facultés), en compagnie de Kamel Nafa et de Meziane Ourad. Nous parlions de différents domaines, psychanalyse, politique, littérature, il était d’une force extraordinaire.

Il y avait aussi, avec nous, un autre ami, aujourd’hui disparu, l’un des plus grands spécialistes de l’analyse du discours en France, Madjid Bouacha, il enseigna à Alger avant de partir en France, à l’université de Montpellier, puis Paris 8. Farès et Bouacha qui étaient enseignants à l’université d’Alger furent contraints, désenchantés, déçus, de quitter Alger pour enseigner dans deux universités françaises, Farès pour Grenoble et Bouacha pour Montpellier. Je sais que, tous deux, auraient aimé y être aujourd’hui et revenir au pays, dispensant des cours à des étudiants d’universités algériennes.

Nabile était d’un extraordinaire anticonformisme et son amour de la liberté était absolu. Je ne peux oublier de dire que c'était celui qui avait fait connaître à l'université d'Alger Jacques Lacan que trop peu connaissent dans nos universités. C'est grâce à lui que j'ai appris à connaître Lacan. Mais aussi Foucault, Derrida et Deleuze. Qui, aujourd'hui, dans nos universités maîtrisent les contours des savoirs proposés par ces maîtres. Nabile était un maître.

Nabile Farès était un grand romancier, un producteur d’idées qui n’avait pas peur de s’engager sur le plan politique et social. Il était de tous les combats. Parler de lui, c’est évoquer le débat sur la nécessité de l’engagement de l’intellectuel. Il avait horreur de ces « universitaires de pacotille » pour le reprendre qui sont nombreux dans les travées des universités, il n’avait pas peur de dire son mot ou de prendre position. Il me fait un peu penser à Bourdieu.

Nabile était entier, un véritable paysage humain, qui n’arrêtait pas de sourire, qui lisait, ne cessait pas de lire et d’écrire, mais qui aimait, par-dessus tout, son pays, sa culture. Merci, Nabile, pour tout ce que tu m’as donné, toi qui es de chez moi, Collo -et d’un autre chez moi, pas loin d’Akbou-, ta ville, ma ville, Collo que chantait Anna Gréki dont tu citais souvent les vers. J’ai appris à aimer la littérature peut être grâce à deux romans que nous avions lus un peu clandestinement à l’époque, « Yahia, pas de chance », ton roman-culte et le premier texte de Boudjedra, « La répudiation ».

C’est vrai que nous aimions aussi Dib, Kateb, Haddad, Bourboune, Mammeri, mais ce qui vous singularisait, c’est le travail de subversion de la langue et du processus narratif. Tu touchais à tout, le roman, la psychanalyse, la poésie et le théâtre. Ce qui nous permettait de parler de Brecht dont tu connaissais mon admiration. Tu as écrit de très beaux romans, des textes extrêmement denses, tu t’amusais à jouer avec les normes et les codes dominants, tu les fracturais, c’était jouissif, l’exil se transforme chez toi paradoxalement en un espace de libération, la mort n’a plus quelque ascendant sur la vie, c’est vrai que reviennent dans ton œuvre romanesque, ta poésie, ton théâtre ou tes essais, l’idée d’étrangeté, l’exil, l’amour désintégré, l’altérité.

C’est tout à fait normal que la question de l’altérité marque toute l’œuvre, ta maîtrise de philosophie a été dirigée par Emmanuel Levinas, tu avais interrogé les rapports de la phénoménologie (Merleau-Ponty) et la psychanalyse et tu avais soutenu un doctorat d’Etat de sociologie sous la direction de Germaine Tillon. C’est ainsi que se retrouvent dans tes questionnements l’association de toutes ces disciplines, même ta relation avec tes patients quand tu exerçais le métier de psychanalyste à l’hôpital La Fontaine à Paris, était trop marquée par la cohabitation de tous ces savoirs et la culture de l’ordinaire.

J’ai appris de ces discussions, de ces romans (« Yahia, pas de chance », « Le chant d’Akli », « Un passager de l’Occident », « Le chant des oliviers », etc.) qui donnent à lire une écriture éclatée, traversée par les sciures d’un monde diffus, disséminé, de ces essais (« Il était une fois l’Algérie », « Maghreb, étrangeté et amazighité », « L’Etrave, voyage à travers l’Islam », etc.), qui interrogent l’Autre qui ne serait pas si étranger que ça, ou ces pièces de théâtre, trop peu jouées, qui devraient l’être. Tu avais l’Algérie au cœur, tu en parlais souvent, tu portais le pays comme une valise, l’Algérie est présente dans la plupart de tes textes. J’ai toujours apprécié, te souviens-tu, à l’université d’Alger, quand tu nous parlais de Max Weber et de sa « neutralité axiologique », de Guattari et Deleuze.

Mort, je ne sais pas parler de toi, parce que tu es immense et de l’immensité, on ne sait pas parler, on apprend. Il y a tellement de choses à dire, mais la douleur neutralise mes mots, toi dont on parle peu dans ce pays et dans nos universités. Je comprends vite que les mots sont pauvrement impuissants à dire ton entièreté, ta générosité et ton sourire. Te souviens-tu de cette discussion sur Lukacs qui avait pris des heures, de sa vision du réalisme et de ses démêlés avec Brecht que j’aimais tant et aime toujours, pas comme ces gourdins qui se prennent pour des intellectuels, qui changent de modes comme on change de chaussettes.

Toi, tu n’as pas changé, tu es demeuré entier, toi qui appréciais, comme moi, le grand Kateb Yacine qui t’avait dit en ma présence que pour lui, tu étais l’écrivain qu’il préférait, tu n’habitais pas si loin, Les Asphodèles, c’est à quelques centaines de mètres du Centre familial et tu adorais aussi un grand poète, Bachir Hadj Ali qui savait tant ciseler les mots, tu aimais beaucoup cette terre qui t’a enfantée, tu aimais Collo, ma ville, ta ville.