SCIENCES- PERSONNALITES- NABILE FARES
© Ahmed Cheniki, fb, janvier
2021
NABILE FARES (1940-2016) : Un immense écrivain, un
grand intellectuel
Nabile Farès est un grand intellectuel, un écrivain et un
enseignant de haut niveau. Je sais qu’il serait intervenu dans les débats
d’aujourd’hui, lui qui considérait qu’un intellectuel ne pouvait ne pas être à
l’écoute des bruissements de sa société. Il était un grand écrivain, un
véritable producteur d’idées et un immense spécialiste de Lacan.
Je ne sais vraiment pas comment parler de cet ami qui
fut aussi mon enseignant à l’université d’Alger. Je me souviens de ces
discussions interminables à la brasserie des facultés (La brasserie des
facultés), en compagnie de Kamel Nafa et de Meziane Ourad. Nous parlions de différents domaines, psychanalyse,
politique, littérature, il était d’une force extraordinaire.
Il y avait aussi, avec nous, un autre ami, aujourd’hui
disparu, l’un des plus grands spécialistes de l’analyse du discours en France,
Madjid Bouacha, il enseigna à Alger avant de partir
en France, à l’université de Montpellier, puis Paris 8. Farès et Bouacha qui étaient enseignants à l’université d’Alger
furent contraints, désenchantés, déçus, de quitter Alger pour enseigner dans
deux universités françaises, Farès pour Grenoble et Bouacha
pour Montpellier. Je sais que, tous deux, auraient aimé y être aujourd’hui et
revenir au pays, dispensant des cours à des étudiants d’universités
algériennes.
Nabile était d’un extraordinaire anticonformisme et son
amour de la liberté était absolu. Je ne peux oublier de dire que c'était celui
qui avait fait connaître à l'université d'Alger Jacques Lacan que trop peu
connaissent dans nos universités. C'est grâce à lui que j'ai appris à connaître
Lacan. Mais aussi Foucault, Derrida et Deleuze. Qui, aujourd'hui, dans nos
universités maîtrisent les contours des savoirs proposés par ces maîtres. Nabile était un maître.
Nabile Farès était un grand romancier, un producteur d’idées
qui n’avait pas peur de s’engager sur le plan politique et social. Il était de
tous les combats. Parler de lui, c’est évoquer le débat sur la nécessité de
l’engagement de l’intellectuel. Il avait horreur de ces « universitaires de
pacotille » pour le reprendre qui sont nombreux dans les travées des
universités, il n’avait pas peur de dire son mot ou de prendre position. Il me
fait un peu penser à Bourdieu.
Nabile était entier, un véritable paysage humain, qui
n’arrêtait pas de sourire, qui lisait, ne cessait pas de lire et d’écrire, mais
qui aimait, par-dessus tout, son pays, sa culture. Merci, Nabile,
pour tout ce que tu m’as donné, toi qui es de chez moi, Collo -et d’un autre
chez moi, pas loin d’Akbou-, ta ville, ma ville, Collo
que chantait Anna Gréki dont tu citais souvent les
vers. J’ai appris à aimer la littérature peut être grâce à deux romans que nous
avions lus un peu clandestinement à l’époque, « Yahia, pas de chance », ton
roman-culte et le premier texte de Boudjedra, « La
répudiation ».
C’est vrai que nous aimions aussi Dib, Kateb, Haddad, Bourboune, Mammeri, mais ce qui vous singularisait, c’est
le travail de subversion de la langue et du processus narratif. Tu touchais à
tout, le roman, la psychanalyse, la poésie et le théâtre. Ce qui nous
permettait de parler de Brecht dont tu connaissais mon admiration. Tu as écrit
de très beaux romans, des textes extrêmement denses, tu t’amusais à jouer avec
les normes et les codes dominants, tu les fracturais, c’était jouissif, l’exil
se transforme chez toi paradoxalement en un espace de libération, la mort n’a
plus quelque ascendant sur la vie, c’est vrai que reviennent dans ton œuvre
romanesque, ta poésie, ton théâtre ou tes essais, l’idée d’étrangeté, l’exil,
l’amour désintégré, l’altérité.
C’est tout à fait normal que la question de l’altérité
marque toute l’œuvre, ta maîtrise de philosophie a été dirigée par Emmanuel
Levinas, tu avais interrogé les rapports de la phénoménologie (Merleau-Ponty)
et la psychanalyse et tu avais soutenu un doctorat d’Etat de sociologie sous la
direction de Germaine Tillon. C’est ainsi que se retrouvent dans tes
questionnements l’association de toutes ces disciplines, même ta relation avec
tes patients quand tu exerçais le métier de psychanalyste à l’hôpital La
Fontaine à Paris, était trop marquée par la cohabitation de tous ces savoirs et
la culture de l’ordinaire.
J’ai appris de ces discussions, de ces romans («
Yahia, pas de chance », « Le chant d’Akli », « Un passager de l’Occident », «
Le chant des oliviers », etc.) qui donnent à lire une écriture éclatée,
traversée par les sciures d’un monde diffus, disséminé, de ces essais (« Il
était une fois l’Algérie », « Maghreb, étrangeté et amazighité », « L’Etrave,
voyage à travers l’Islam », etc.), qui interrogent l’Autre qui ne serait pas si
étranger que ça, ou ces pièces de théâtre, trop peu jouées, qui devraient
l’être. Tu avais l’Algérie au cœur, tu en parlais souvent, tu portais le pays
comme une valise, l’Algérie est présente dans la plupart de tes textes. J’ai
toujours apprécié, te souviens-tu, à l’université d’Alger, quand tu nous
parlais de Max Weber et de sa « neutralité axiologique », de Guattari et
Deleuze.
Mort, je ne sais pas parler de toi, parce que tu es
immense et de l’immensité, on ne sait pas parler, on apprend. Il y a tellement
de choses à dire, mais la douleur neutralise mes mots, toi dont on parle peu
dans ce pays et dans nos universités. Je comprends vite que les mots sont
pauvrement impuissants à dire ton entièreté, ta générosité et ton sourire. Te
souviens-tu de cette discussion sur Lukacs qui avait pris des heures, de sa
vision du réalisme et de ses démêlés avec Brecht que j’aimais tant et aime
toujours, pas comme ces gourdins qui se prennent pour des intellectuels, qui
changent de modes comme on change de chaussettes.
Toi, tu n’as pas changé, tu es demeuré entier, toi qui
appréciais, comme moi, le grand Kateb Yacine qui t’avait dit en ma présence que
pour lui, tu étais l’écrivain qu’il préférait, tu n’habitais pas si loin, Les
Asphodèles, c’est à quelques centaines de mètres du Centre familial et tu
adorais aussi un grand poète, Bachir Hadj Ali qui savait tant ciseler les mots,
tu aimais beaucoup cette terre qui t’a enfantée, tu aimais Collo, ma ville, ta
ville.