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D’ESPACE DE
LIBERTÉ, LE NET A SUSCITÉ LA MÉFIANCE AU CŒUR DU “PRINTEMPS ARABE”
Quand
l’“infox” tue le cyberactivisme
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Afp/Liberté, mardi 1er décembre 2020
Aux fausses informations diffusées
par des médias sous le joug de régimes en déroute,
s'ajoutait soudainement la désinformation polluant le net, pourtant perçu
jusque-là comme un refuge contre la censure et la propagande.
Blogueurs
douteux et riposte des pouvoirs en place face aux cyberdissidents: l'espace
numérique est vite devenu un champ de bataille lors du Printemps arabe de 2011,
inaugurant l'ère des grandes “infox” sur le net et
fragilisant les militants de la région. Après la fuite du dictateur tunisien Zine el Abidine Ben Ali le 14
janvier 2011, “la nuit a été horrible, traumatisante”, se souvient Houeida Anaouar, ex-militante en
ligne. Rumeurs de viols en série, de meurtres : “le cocktail d'inconnu et d'intox
a créé une situation de panique et d'hystérie”, raconte-t-elle à l'AFP.
Aux fausses
informations diffusées par des médias sous le joug de régimes en déroute,
s'ajoutait soudainement la désinformation polluant le net, pourtant perçu
jusque-là comme un refuge contre la censure et la propagande. Pour le
journaliste et chercheur Hakim Beltifa, les contextes
nationaux étaient “propices à la propagation des fausses nouvelles”.
“Les fake news se nourrissaient de la méfiance à l'égard des
médias traditionnels contrôlés par les États arabes qui occultaient (...) la
réalité et maintenaient le peuple dans l'opacité et l'ignorance”,
écrit-il dans un article publié dans le magazine The Conversation. Ainsi, début
2011, la télévision d'État égyptienne accuse la chaîne de fast-food américaine
Kentucky Fried Chicken
(KFC) de rémunérer par des repas gratuits les manifestants pro-démocratie de la
place Tahrir au Caire.
Cette
allégorie de l'ingérence de puissances internationales s'ajoutait aux
nombreuses rumeurs, difficiles à vérifier, d'infiltration étrangère dans les
rangs des protestataires. Si l'histoire déroutante du KFC a marqué les esprits,
elle a été démentie par de nombreux militants et médias indiquant que le poulet
en question était inexistant parmi des manifestants qui se nourrissaient
surtout de kochari, plat typique à base de riz, pâtes
et lentilles.
Blogosphère
infiltrée
Mais “l'exemple le plus emblématique de la désinformation” au début des
soulèvements de 2011 reste sans conteste celui de la tristement célèbre “Gay
Girl of Damascus”, (lesbienne de Damas), indique à
l'AFP le chercheur Yves Gonzalez Quijano. Amina
Abdallah Arraf, qui se présentait comme une Américano-Syrienne lesbienne, jeune militante contre le
régime, tenait sous ce pseudonyme un blog suivi par des milliers de personnes.
Lorsqu'elle
disparaît soudainement, “enlevée” à Damas,
ses lecteurs s'inquiètent et une mobilisation internationale est lancée
pour la sauver des mains du régime de Bachar al-Assad. La quête révèle une inimaginable supercherie. La blogueuse devenue une icône du mouvement démocratique
syrien était en réalité un Américain barbu de 40 ans, Tom MacMaster,
à l'époque étudiant en Écosse et en quête de reconnaissance littéraire. “Cela
paraît presque anecdotique aujourd'hui, car on a davantage appris à se méfier
de ce type de fabrications, mais à l'époque, la méfiance était loin d'être
aussi présente”, rappelle M. Gonzalez Quijano.
Autre
personnage inventé de toutes pièces, une soi-disant journaliste d'Atlanta
(États-Unis) couvrant le “Printemps arabe”, se présentant comme Liliane Khalil,
et dénoncée quelques mois après le cas de la Syrienne Amina. Elle affichait des
positions ambiguës pro-gouvernement, notamment dans
le cas du Bahreïn, et était impossible à traquer malgré toutes les informations
publiques à son sujet. Si elle a été dénoncée comme une usurpatrice par de
nombreux militants et chercheurs, il est toujours impossible de dire qui se
cachait derrière ses comptes sur les réseaux sociaux.
“Méfiance sur
le net”
Pour M. Gonzalez Quijano, les “supercheries” d'Amina
et Liliane sont “les premières manifestations de manipulations numériques
incontestables”. Avec d'importants moyens, ce sont surtout les “agents du
pouvoir qui se sont immiscés au sein de diverses discussions” pour contrer les
informations défavorables et dénonciations d'abus, et “semer confusion et
désinformation”, explique le chercheur Romain Lecomte. Peu à peu, la
multiplication des manipulations d'informations ou d'images en vient à ébranler
une perception jusque-là largement positive d'un internet libérateur et de
réseaux sociaux bienveillants.
En plus de la
contre-offensive des régimes, “la massification des usages politiques
d'internet change la donne”, estime M. Lecomte. Certains cybermilitants
commencent à questionner la force démocratique du web. Des forums de
discussions ou des blogs comme “A Tunisian Girl”,
tenu par la jeune militante Lina Ben Mhenni, ont
alimenté la contestation naissante en contournant la censure pour dénoncer les
régimes en place. Mais, pour M. Gonzalez Quijano, la
désinformation tous azimuts a fait perdre son crédit au cyberactivisme.
“Il ne s'est
jamais remis de son utilisation, ou plutôt de sa manipulation, par des
puissances politiques mieux organisées que les militants sur le terrain”,
dit-il. Dix ans plus tard, la prolifération massive d'informations et d'images
n'a fait qu'amplifier le phénomène des infox. Pour le
contrer, campagnes de sensibilisation et plateformes de fact-checking ont vu le jour, aux côtés de nouvelles
législations censées endiguer les abus, mais potentiellement liberticides.