HISTOIRE- GUERRE DE
LIBERATION NATIONALE- MANIFESTATIONS 11 DECEMBRE 1960
© Par MATHIEU RIGOUSTE, Chercheur (français) indépendant
en sciences sociales (Extraits de www.OrientXXI.info, 8/12/2016)
Le 11 décembre 1960, trois ans après la bataille
d’Alger, de gigantesques manifestations du peuple algérien ont débordé la
répression militaire française et changé le cours de la révolution
algérienne……….. C’est une multitude de colonisés anonymes qui submerge l’ordre
colonial. Avec souvent des anciens, et en première ligne des femmes et des
enfants venus par milliers des bidonvilles et des quartiers ségrégués, le
peuple algérien surgit au cœur des centres-villes coloniaux ; drapeaux,
banderoles et corps en avant. La répression est comme d’habitude terrible, elle
n’a cependant pas réussi à soumettre.
DE
GAULLE ET LE FRONT DE L’ALGÉRIE FRANÇAISE
Le général de Gaulle avait prévu un séjour en Algérie du 9 au
12 décembre 1960 pour promouvoir son projet néocolonial de
« troisième voie », nommé « Algérie algérienne ». Calqué
sur les modèles imposés dans les anciennes colonies françaises, il consistait à
placer au pouvoir une classe dirigeante inféodée à l’État français et chargée
de mettre en œuvre une nouvelle forme de vassalisation économique. Le chef de
l’État voulait également sonder les troupes et les « pieds-noirs ».
Mais son projet déchaîne la colère des colons « ultras ». Organisés
dans un Front de l’Algérie française (FAF),
ils ont l’appui de plusieurs régiments, mais également des réseaux dans la
police, l’administration et l’industrie, jusqu’au sommet de l’État. Le FAF cherche à répéter le putsch militaire qui a installé de
Gaulle en mai 1958 et fondé la Ve République, mais il veut
désormais le faire chuter pour imposer « l’Algérie française ».
Le 1er décembre 1960, l’État français dispose
de 467 200 militaires en Algérie, plus 94 387 supplétifs.
Le 8 décembre, de Gaulle annonce qu’un référendum sur l’autodétermination
sera organisé le 8 janvier 1961. Le FAF diffuse
des tracts appelant à la grève et à l’action. Toutes les forces en présence
savent que les prochaines batailles détermineront soit le contenu et la forme
de l’indépendance, soit celui de l’apartheid. Et si tout le monde s’attend au
coup de force des Européens, personne n’a vu venir l’insurrection algérienne.
Un imposant dispositif de gendarmerie mobile et de policiers des
compagnies républicaines de sécurité (CRS)
est mis en place à Alger dès le 8 décembre. Les autorités civiles et
militaires diffusent des appels au calme. Le lendemain, de Gaulle atterrit près
de Tlemcen, accompagné de Louis Joxe et de Pierre Messmer ainsi que des
généraux Paul Ély et Jean Olié.
Il se rend à Aïn-Temouchent et veut éviter les
grandes villes où les ultras sont nombreux et organisés. À Oran, Alger et dans
plusieurs autres agglomérations, des commandos de jeunes Européens réussissent
à bloquer les grandes artères, attaquent les forces de police et ciblent les
lieux de pouvoir politique. Ils provoquent, humilient et attaquent aussi les
colonisés dans la rue, souvent aux frontières des quartiers musulmans, des
quartiers mixtes et des quartiers européens.
CONTRE
LES EXACTIONS DES « ULTRAS »
C’est donc rue de Stora (devenue rue des
frères Chemloul) à Oran ou rue de Lyon (Belouizdad) à Alger, qu’éclatent, le 10 décembre, les
premières révoltes et c’est là aussi que se forment les premiers cortèges de
colonisés insurgés. Les soulèvements naissent ainsi sur les frontières urbaines
de la ségrégation coloniale.
L’armée et la police utilisent des haut-parleurs pour exiger des
colonisés qu’ils rentrent dans leurs quartiers, tandis que les ultras
sillonnent les rues et klaxonnent inlassablement le rythme ponctuant les cinq
syllabes « Al-gé-rie-fran-çaise ».
En réponse, et en dépit des barrages militaires et policiers qui bouclent
plusieurs quartiers, les femmes accompagnent de leurs youyous les déplacements
des colonisés, dont les cortèges affluent de partout.
À Alger, les premières révoltes à Belcourt
sont suivies par celles des habitants du bidonville de Nador puis des autres
zones misérables autoconstruites depuis les
années 1930. Depuis 1954, des migrants issus des montagnes et des
campagnes dévastées par la guerre s’y sont également installés. Ils constituent
une part importante des manifestants. Des cortèges de femmes prennent la tête
des manifestations et enfoncent des barrages militaires,………... Les soldats
mitraillent nombre d’entre elles. Leurs haïks rouges de sang et leur courage
bouleversent les témoins.
En un après-midi, cette « flamme de Belcourt »
s’étend aux quartiers populaires de la périphérie d’Alger puis, dans les jours
qui suivent, elle gagne Constantine, Annaba, Sidi Bel Abbès,
Chlef, Bône, Blida, Béjaïa,
Tipasa, Tlemcen... Pendant près d’une semaine, des soulèvements, auto-organisés
dans la spontanéité, se confrontent à des méthodes de répression impitoyables
de la part de l’État et des ultras.
FIN DE
LA « TROISIÈME VOIE » GAULLIENNE
Les manifestations de décembre forcent le général de Gaulle à
abandonner son projet de « troisième voie » et renvoient les ultras à
leurs conspirations. Pour se légitimer, certains héritiers du FAF affirment que ces rassemblements dérivent de tentatives de
manipulation par les structures d’action psychologique (sections
administratives urbaines, SAU),
qui auraient mal tourné et se seraient transformées en flambée de
« racisme anti-européen ». Des sources militaires, le FLN et des témoins civils confirment que quelques membres des
sections administratives spécialisées (SAS)
ont autorisé la formation des manifestations spontanées en croyant pouvoir leur
imposer des slogans gaullistes comme « Pour l’Algérie algérienne et contre
les ultras ». Les colonisés s’en sont parfois saisis pour contourner le
dispositif, passer ses barrages et manifester contre le projet néocolonial et
pour l’indépendance réelle comme dans la majorité des villes, où aucune SAU n’est intervenue.
D’autre part, ……, ce serait le parti, à travers la nouvelle zone
autonome d’Alger (ZAA)
qui aurait lancé les manifestations et trompé les SAU.
Une partie de l’extrême droite française soutient d’ailleurs cette pseudo-thèse
pour construire son mythe d’une alliance entre le FLN et
l’État gaulliste.
Des réseaux plus ou moins formels de quelques dizaines de
militants FLN avaient
bien commencé à se reformer dans les grandes villes. Et selon l’historien
algérien Daho Djerbal, jamais le FLN n’a « abandonné le principe de maintien d’une
organisation du peuple ». Les réseaux de militants ne constituaient
toutefois rien d’équivalent à cette organisation structurée et hiérarchisée
qu’était la ZAA.
On observe plutôt la participation de militants de base à des formes
collectives et autonomes d’organisation populaire. Tandis que quelques
« militants d’appareils », beaucoup moins nombreux, tenteront
d’encadrer des manifestations, notamment en orientant les slogans pour que les
cortèges refusent le mot d’ordre « Algérie algérienne » — qui pouvait
passer pour un soutien au projet néocolonial gaulliste — et pour
qu’apparaissent des banderoles, des écritures et des slogans pour
« l’Algérie musulmane ».
ESPOIR
D’INDÉPENDANCE
Dans de nombreuses villes fleurissent des slogans exigeant des
« négociations avec le FLN »,
« Abbas au pouvoir » ou « Vive le GPRA » qui ont fortement marqué les observateurs internationaux
jusqu’aux débats à l’ONU.
Malgré les récits de certains héritiers FLN, on assure que nombre de femmes cousaient des drapeaux bien avant
décembre 1960 et que personne ne les encadrait pour le faire ni ne leur
avait donné de consignes au soir du 10 décembre.
Les Algériennes ont été en première ligne des manifestations,
elles ont aussi porté toute une part invisible de l’auto-organisation des
soulèvements. Les enterrements des martyrs, qui permettaient de faire partir de
nouvelles manifestations après les mises en terre, étaient aussi organisés
principalement par des femmes. Dans le même temps, des centres de soins étaient
installés dans des appartements ou des mosquées, avec des médecins et des
infirmières algériens. Des cantines de rue permettaient à tous de manger dans
les quartiers bouclés. Les journalistes français et étrangers, nombreux ces
jours-là, étaient approchés par des adolescents, voire par des enfants, puis
emmenés dans ce qu’ils ont décrit comme des « QG du FLN » où on livrait un point de vue indépendantiste sur les
manifestations en cours.
Dans toutes ces expériences, on retrouve l’implication déterminée
des femmes, des enfants et des anciens, et en général des civils jusque-là
considérés comme la « population à conquérir » par les états-majors
politiques et militaires français et par certaines fractions du FLN/ALN.
LA
LIBÉRATION ARRACHÉE PAR LE PEUPLE
Les fractions dominantes de l’armée française maintiennent que
l’État s’est fait submerger parce qu’il n’aurait pas laissé l’armée s’engager
dans la contre-insurrection. Or presque partout, les troupes ont été déployées
et avec l’accord des autorités politiques, elles ont tiré et tué. Elles ont
raflé et torturé. Les méthodes de guerre policière n’ont pas été empêchées par
l’État gaulliste, mais débordées par le peuple algérien. Les autorités
françaises reconnaissent alors officiellement 120 morts, dont
112 Algériens et des centaines de blessés, indique l’historien Gilbert Meynier. Des dizaines de
colonisés, dont des adolescents ont été arrêtés, « interrogés » et
pour certains ont « disparu » dans les jours et les semaines qui ont
suivi.
Cette séquence a fortement influencé le schéma répressif mis en
œuvre le 17 octobre 1961 à Paris par le préfet de police Maurice
Papon, ancien « inspecteur général de l’administration en mission
extraordinaire en Algérie ». Des milliers d’Algériens de tous âges, venus
des bidonvilles et des quartiers populaires pour manifester contre le
colonialisme et le racisme seront raflés, tabassés, internés et plusieurs
dizaines tués ce soir-là par la police en plein Paris. Décembre 1960 est
aussi la scène historique qui irrigue la pensée de Frantz Fanon lorsqu’il
commence à concevoir Les damnés de la terre, le mois suivant,
comme nous l’a confirmé Marie-Jeanne Manuellan, une
assistante sociale communiste et anticolonialiste avec qui il a travaillé et à
qui il a dicté ses derniers livres.
Après les soulèvements, l’étau militaire est desserré dans les
montagnes, Charles de Gaulle ordonne l’arrêt des exécutions, abandonne le
projet de « troisième voie » et doit se résoudre à négocier avec le
Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA)
de Ferhat Abbas et Krim Belkacem.
Le 19 décembre, l’Assemblée générale des Nations unies vote la résolution
1573 (XV) reconnaissant au peuple algérien son droit « à la libre
détermination et à l’indépendance ».
Après plus de 130 années d’écrasement et cinq années d’une
guerre impitoyable, le peuple algérien a réussi à prendre sa révolution en
main. ………Une histoire populaire des soulèvements de décembre 1960 — qui
reste à approfondir — montre comment un peuple opprimé s’est organisé et a œuvré
pour arracher sa propre libération.