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Langue dialectale et Kateb Yacine

Date de création: 08-12-2020 18:20
Dernière mise à jour: 08-12-2020 18:20
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CULTURE- OPINIONS ET POINTS DE VUE- LANGUE DIALECTALE ET KATEB YACINE

©Interview accordée au journaliste El Hassar Bénali, journaliste à l’Aps, en 1972, en présence de l'homme de lettres Sid'Ahmed Bouali et de l'artiste-peintre russe Sacha Dimitriev* (©Extrait de « Le parler algérien : la langue du peuple aux confluences d'un Maghreb... Une langue constamment renouvelée », par El Hassar Salim, www.lequotidiendoran, mardi 8/12/2020

El Hassar Bénali : En Algérie comme partout ailleurs dans le monde arabe nous restons préoccupés par le problème fondamental de la recherche de l'identité nationale. Croyez-vous à cette authenticité comme on appelle aussi si souvent : retour aux sources ?

Kateb Yacine : Bien sûr que j'y crois. C'est certain. Et pour la langue, le problème actuel est évidemment celui de l'arabisation. Pourquoi commet-on tant d'erreurs ? Parce que tout simplement on n'a pas encore compris que l'arabe que nous parlons en Algérie ne peut absolument pas être celui que l'on parle dans d'autres pays. Or d'où vient la différence ? De son cachet national, précisément. Si vous venez de l'Ouest algérien et que vous parlez à quelqu'un de l'Est, vous sentez aussitôt dans la langue une expérience vécue qui est la même, certes avec une infinité de variantes et de nuances, mais avec une profonde unité que vous ne sentez pas quand vous parlez à quelqu'un d'un autre peuple. C'est pourquoi, jusqu'ici, l'arabisation a produit le contraire de ce qu'elle était censée produire sur le plan national. Nous avons voulu imiter le modèle égyptien ou syrien de façon abstraite, et cela, aucun peuple arabe ne l'a fait. Ceux qui ont l'expérience de l'arabisme académique et abstrait en sont arrivés à cette véritable évidence que c'est le dialecte oral, parlé le peuple égyptien, le peuple syrien ou le peuple algérien dans son cadre national, avec son cachet national, qui devient une langue.

Aujourd'hui cela dépend de nous que le dialecte parlé par le peuple algérien devienne une langue, c'est-à-dire qu'il s'enrichisse et s'organise pour acquérir tout ce qui fait qu'un dialecte devienne une langue. Pourquoi ? Parce que notre identité nationale reste floue. Elle comporte un autre élément : la composante berbère, importante à l'heure actuelle. Or qui sont les Algériens ? Des Berbères arabisés, ou des Arabes berbérisés qui sont au fond, à l'origine des Berbères. Et, pourquoi les appelle-t-on ainsi ? Parce que les Romains les ont appelés barbares : les habitants d'un pays qu'ils venaient de coloniser, de prétendument civiliser, étaient pour eux des barbares. Les Romains nous ont nommés autrefois ainsi. Par ce nom de Berbères, nous nous insultons nous-mêmes...

En Union soviétique, le problème des nationalités est très complexe mais même les gens des minorités nationales ont droit à leurs journaux dans leur propre langue. Ils ont droit à des livres scolaires dans leur langue parce qu'il n'y a rien à faire, la langue, c'est sacré. C'est le lait maternel. Quiconque en arrive à oublier sa langue est mort en tant qu'être humain. Nous ne pourrons jamais être des Algériens tant que la langue berbère restera dans ce ghetto, tant qu'elle sera une espèce de curiosité académique puisqu'elle n'est pas enseignée. Notre devoir d'Algériens est de la connaître. Ce n'est pas compliqué puisqu'on apprend bien des langues étrangères. Alors pourquoi ne pas apprendre une langue nationale. Celle-là est la première...

On peut parler sans fin de ce problème. Il faut d'abord comprendre que l'arabisation est impossible parce qu'elle ne tient pas compte du cadre national ni du fait que la langue du peuple algérien, c'est son dialecte. En plus, ce dialecte est l'une de ses langues nationales car il y en a plusieurs : jusqu'ici, nous en avons deux. On peut ajouter une troisième qui n'est pas une langue nationale mais une langue d'emprunt : le français...

Le français a lui aussi un avenir. Il ne faut jamais l'abandonner parce qu'une langue c'est une arme puissante à notre époque et que les moyens de communication avec les autres peuples sont très précieux. Nous devons avoir une attitude offensive. Ceux qui reculent ou ont peur seront les plus bernés, mystifiés, et ceux qui veulent aller de l'avant des autres doivent apprendre leur langue. Si les Français ont perdu la guerre, ce n'est pas parce qu'ils étaient moins travailleurs ou moins intelligents que nous. C'est parce que nous connaissions leur langue et qu'ils ignoraient la nôtre...

Nous avons fait la Révolution algérienne en grande partie avec des semi-analphabètes, mais qui avaient connaissance de la langue de l'ennemi. Lui, par contre, ne connaissait pas la nôtre parce qu'il nous méprisait. C'est en cela, notamment, que le mépris des valeurs culturelles est dangereux. Voilà pourquoi, quand nous avons une richesse, il ne faut pas la fuir, la nier ou l'étouffer, mais la développer au contraire, car elle est une arme...

Au Viêt Nam, il y a plus de soixante nationalités qui ont chacune leurs spécificités et leur propre développement. Allons plus loin et parlons du langage en tant que professionnels. Je suis écrivain, je m'intéresse à la langue. Prenons le plus grand écrivain moderne du monde occidental : James Joyce. C'est lui qui fait Faulkner. C'est un Irlandais. Lui aussi avait un problème de langue. Il parlait anglais et avait la passion des dialectes. Il a longtemps vécu en Italie où il a dénombré près de deux cents dialectes et il les parlait. Un écrivain digne de ce nom se rend toujours compte que les dialectes sont encore plus intéressants que la langue. Toute la saveur de la langue est dans le dialecte...

Ma propre révolution littéraire a eu lieu en France. Pourquoi les Français avaient-ils tellement avancé dans leur mouvement littéraire pendant la période qui va jusqu'à Rimbaud ? Pace qu'ils s'étaient séparés du latin d'une manière radicale. Les grands poètes qu'on appelait des voyous à l'époque, Villon, Rabelais, ce sont eux qui ont fait la langue française. Si les Français avaient fait ce que nous faisons ils en seraient encore au latin, c'est-à-dire au langage d'Eglise que personne ne comprend. Villon, Rabelais vivaient dans la rue. Ils parlaient la langue des gens de la rue. Ils comprenaient le génie qui est dans le peuple, là tout près. Ils savaient que le grand réservoir de la langue est là. C'est ainsi qu'ils ont complètement tourné le dos au latin et créé une langue française moderne. Nous devons faire la même chose et cesser d'utiliser la langue de la religion. C'est la langue du Coran mais elle n'est pas sacrée. Une langue de religion est une langue morte parce qu'on y touche plus et qu'elle devient formelle. C'est d'ailleurs de cela que la poésie arabe est morte. Les poètes de cour n'ont aucune vie. Ils ont des trucs pour que tout brille. Ce type de culture qui a un fondement religieux et se voudrait sacrée est destinée à maintenir le peuple dans l'adoration de gens qu'ils ne savent pas ce qu'ils disent, c'est du charlatanisme...

La problématique posée à ce jour est celle de savoir comment ce patrimoine d'une grande valeur à la fois historique, culturel et artistique doit être protégé, valorisé et perpétué, sans en falsifier les héritages face aux mauvaises versions. C'est là une question lancinante qui n'a cessé d'être posée, sans d'ailleurs des réponses réelles, en attendant toujours une politique claire fixant des objectifs, dans le cadre d'un projet culturel national établi comme une feuille de route guidant l'action tant dans les domaines de la protection que du progrès des Arts en général. C'est aussi toute la question de la mobilisation des élites dans l'espace public de la réflexion et de l'action, en vue de la relance dans le domaine de la création culturelle.

Source : Extraits du livre ‘'Parce que c'est une femme‘', œuvre compilant trois pièces de théâtre inédites de Kateb Yacine (Saout enniça, la voix des femmes, la Kahina ou Diya, Louise Michel et la Nouvelle Calédonie) publiée par El hassar Bénali et Zouida Chergui, journaliste épouse de l'écrivain algérien. Editions les femmes, Paris, 2002.

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