RELATIONS
INTERNATIONALES- ITALIE- REVOLUTION ALGERIENNE
L’Italie et la
Révolution algérienne
© Par Ali Chérif Deroua
Avant d’entamer l’écriture de cette contribution, j’aimerais
vous donner un conseil à retenir en politique : les relations entre les pays
dépendent des intérêts réciproques et ne sont jamais exempts de ce postulat.
Ce conseil ne diminue en rien la position de ce pays ou d’un
quelconque pays qui nous a aidés durant notre guerre de libération.
Il faut aussi reconstituer le contexte de l’époque.
Le 1er Novembre 1954, la France était du côté des vainqueurs de
la Seconde Guerre mondiale 1939-1945. Elle était aussi membre de l’Organisation
des Nations unies; elle était membre du Conseil de sécurité.
Ironie de l’histoire, l’Italie n’est devenue membre des Nations
unies que le 14 décembre 1955, date à laquelle la demande de discussion de la
question algérienne a été retirée(1), donc une décennie après la France.
Entretemps, les deux pays étaient membres de l’Otan.
Le 25 mars 1957, les deux pays signent, avec d’autres pays
européens, à Rome, les deux plus importants traités de l’époque : le premier
crée l’Euratom et le second la Communauté économique européenne (CEE), ancêtre
de l’Union européenne.
Donc, à tort ou à raison, l’Italie considère qu’elle «joue dans
la cour les grands», ce que, à mon humble avis, la France ne peut tolérer.
D’autant plus que l’Italie, à défaut de soutenir l’agression
tripartite de l’Égypte en novembre 1956, était plutôt neutre pour ne pas dire
contre.
C’est dans un tel contexte que la guerre d’Algérie place
l’Italie devant un dilemme ou du moins dans une situation délicate : avoir de
bonnes relations avec la France tout en étant sensible à la Révolution
algérienne.
Avec l’arrivée de De Gaulle au pouvoir, en juin 1958, mal vue en
Italie, les relations se crispent malgré ou à cause de sa première rencontre,
le 7 août 1958, avec Amintore Fanfani, chef du gouvernement italien en visite
officielle à Paris. Président du Conseil, ministre des Affaires étrangères,
secrétaire général de la démocratie chrétienne, Fanfani est déjà considéré très
proche de la Révolution algérienne. Au lecteur de se faire sa propre idée de ce
qui a dû se dire ou se passer durant leur rencontre.
L’année 1958 a été de loin la plus mauvaise dans les relations
entre les deux en ce temps-là.
Les raisons en sont multiples. Pour ma part, j’en retiendrai
trois.
1- Le rôle de Tayeb Boulahrouf, connu en Italie sous le nom de
Pablo
Qui est Tayeb Boulahrouf ? Ce natif de Oued Zenati, le 9 avril
1923, est un militant du PPA/MTLD avec un parcours de militant nationaliste
remarquable, deux fois arrêté, condamné et emprisonné pour son action
militante, responsable du parti à Annaba avant le déclenchement de la
Révolution, puis responsable du Comité fédéral du FLN en France 1956. Pour ne
pas être arrêté par la police française, il se retrouve à Lausanne en 1957,
puis à Rome au service de la Révolution.
Parlant parfaitement l’italien depuis son plus jeune âge (à
Annaba du temps de la France, les pieds noirs parlaient plus italien que
français), il s’est intégré très facilement à la société italienne. Avec des
qualités indéniables telles que sa modestie, son côté affable, sa discrétion,
son engagement, son savoir-faire, il ne pouvait que réussir sa mission de
représentant de la Révolution algérienne à Rome. Bénéficiant de l’hospitalité
officielle de l’ambassade de Tunisie à Rome, il a pu se faire un carnet
d’adresses, et quel carnet ! Il a aussi bénéficié de l’amitié et de la
complicité de l’ambassadeur de Tunisie qui était ni plus ni moins que Habib
Bourguiba junior, le propre et unique fils du président Bourguiba. Membre du
comité central du PPA/MTLD, il était politiquement «outillé» pour promouvoir la
lutte de libération de notre cher pays.
Avec de pareils atouts, il était devenu l’ennemi public de la
France, de son ambassadeur Gaston Palewski (Compagnon de la libération de De
Gaulle) et des services français. Pablo a conquis la confiance et le cœur de
milliers d’Italiens dont les plus illustres furent le président Giovanni
Gronchi, le chef du gouvernement Amitore Fanfani, le patron de l’ENI, Enrico
Mattei, plusieurs ministres et responsables de partis italiens, entre autres.
Son aura, son talent et le danger qu’il représentait pour la France étaient
tels que les services français avaient décidé de le liquider. Ils ont déposé
une bombe devant son domicile à Montesacro, le 5 juillet 1959.
Au lieu que ce soit lui qui en soit la victime, le destin en a
décidé autrement.
Deux enfants italiens de moins de dix ans, qui jouaient dans les
parages, en seront les victimes : Rolando Rovai mort sur-le-champ et Paolo
Paladino fut gravement blessé.
Jeunesse algérienne, Tayeb Boulahrouf est l’une des fiertés de
la Révolution algérienne dont vous devez retenir le nom. Il a été aussi la
personne qui a permis d’organiser les premiers contacts en Suisse entre la
France et le FLN. Il a organisé, avec Charles Henri Favrod, la rencontre entre
Claude Chayet et Saad Dahleb, prélude aux négociations d’Évian dont il a été
l’un des principaux négociateurs.
Avant lui et surtout avec lui, Rome était devenu le carrefour et
un passage apprécié et appréciable de la majorité des responsables de la
Révolution en mission soit en Europe, soit entre Le Caire, Tunis ou Rabat.
Repose en paix cher Si Tayeb, tes compagnons ne peuvent en aucun
cas t’oublier.
2- La Conférence de Florence
A cette Conférence ont assisté le président Gronchi, Fanfani,
chef du gouvernement, le prince héritier du Maroc, futur roi du Maroc, Hassan
II, plusieurs personnalités étrangères et surtout françaises telles que Jacques
Berque, Charles-0ndré Julien, Louis Massignon et Pierre Dreyfus-Schmidt, député
maire de Belfort.
Il y avait aussi la présence de Me Ahmed Boumendjel qui avait
quitté la France dès que le scandale de l’aéroport d’Orly a éclaté(2) après
l’arrestation et l’expulsion de Me Abdelmadjid Chaker, avocat des 5 leaders
algériens emprisonnés à la Santé, membre et directeur du bureau politique du
Néo-Destour.
Durant ce colloque, Fanfani fait un discours dont voici une
partie du contenu : «Je prie chacun des participants de rapporter dans sa
patrie, à ses propres chefs et concitoyens, l’écho vivace de la volonté de paix
qui anime le gouvernement et le peuple italien, et le témoignage de la
constante recherche que nous faisons des occasions et des moyens d’étendre
l’ère de la prospérité et de la liberté dans le monde entier, en premier lieu
sur les terres qui, comme les nôtres, sont baignées par la Méditerranée.»
Quoi de plus explicite que cette déclaration qui fait mal à la
France.
C’est au tour de La Pira, maire de Florence, organisateur de ce
colloque, de critiquer la répression menée par la France en Algérie, finissant
son intervention par : «Eh bien, la situation en Algérie peut-elle durer encore
ainsi ? Les solutions militaires n’ont aucun sens. Il faudrait des solutions
politiques claires.»
Me Boumendjel fit un discours remarquable sur l’évolution de la
Revolution algérienne en concluant : «Pour l’Algérie et les Algériens,
l’indépendance de notre patrie s’inscrit dans un processus historique
inéluctable ; nous sommes étonnés et surpris que d’aucuns trouvent étrange
cette si naturelle revendication.»
La messe est dite. La France vient de perdre sa première
bataille diplomatique.
Cette conférence ou plutôt son succès a poussé les autorités
françaises via l’AFP, relayée par certains journaux, à pondre un événement,
intox ou manipulation pour le moins saugrenu. Il donne une idée exacte du
désarroi des dirigeants français qui voulaient par tous les moyens cacher cette
cuisante défaite politique par une dépêche fallacieuse de l’AFP.
L’AFP invente une dépêche relatant l’interdiction d’entrée à Rome de
Ferhat Abbas et son refoulement vers Le Caire après avoir passé la nuit à
l’aéoroport. Cette dépêche a été relayée par le Monde du 13 octobre 1958(3) qui
écrit : «Rome 10 octobre 1958. Ferhat Abbas s’est vu refuser, dimanche soir,
l’autorisation de se rendre à Rome pour la nuit. Venant de Tunis et se
dirigeant vers Le Caire, le leader nationaliste était arrivé à l’aérodrome de
Rome Ciampino, où Habib Bourguiba Junior, ambassadeur de Tunisie en Italie, et
des représentants des ambassades du Maroc et de la République arabe unie
étaient venus l’acceuillir. Mais la police italienne lui a refusé l’entrée et
l’a prié de demeurer dans la salle d’attente réservée aux personnalités
jusqu’au moment où il pourrait prendre l’avion pour Le Caire.
Selon certaines informations, la police de l’aéroport a déclaré au
président du GPRA que son passeport n’était pas en règle. Un visa de transit
lui a été refusé.»
Ferhat Abbas, nouvellement désigné président du GPRA le 18 septembre
1958, se trouvait au Caire à cette date.
Voici son programme de sortie d’Égypte sur les 6 mois qui ont suivi sa
désignation, soit jusqu’à la fin mars 1959.
23 au 29 novembre 1958, visite au Maroc où il est reçu par le roi Mohamed
V le 25 novembre.
30 novembre au 15 janvier, il séjourne à Montreux, Suisse. Pour ce
voyage, il a transité directement à l’aller et au retour par la Suisse.
Retour au Caire 15 janvier 1959.
Recu par Nasser les 2 et 11 février 1959.
Le 12 février, il est reçu par le roi Idriss de Libye à Benghazi et y
séjourne jusqu’au 18 février.
Le 6 mars, il est en Arabie saoudite; il est reçu par le roi Saoud le 8
mars 1959.
Le 21 mars, il est à Tunis où il sera reçu par le président Bourguiba le
22 mars ; il sera retour au Caire le 31 mars.
Donc ce passage, ce blocage et ce refoulement ne sont qu’une invention de
l’esprit (fake news), le moins que l’on puisse dire.
Malheureusement, ce mensonge a été repris et répercuté jusqu’à ce jour
par plusieurs auteurs, historiens, analystes… sans s’assurer de l’authenticité
de l’information véhiculée. Bonjour les dégâts !
3- Le rôle et le soutien d’Enrico Mattei
Qui est Enrico Mattei ?
Ayant marqué l’histoire de son pays comme l’une des
personnalités les plus influentes de son époque, il me paraît mieux indiqué de
citer deux témoignages de journalistes et de journaux de renom. Le premier est
la une du Times Magazine le lendemain de son accident d’avion : «Enrico Mattei
est l’homme le plus puissant qu’ait connu l’Italie depuis César Auguste.»
Le second est le portrait dressé par l’un des plus grands
journalistes italiens, Giorgio Valentino Bocca, rédacteur en chef de la
Repubblica : «Qui est Enrico Mattei ? Un aventurier, un grand patriote, un
homme imprévisible, indéfini, capable de charme chaleureux ou de grande fureur,
généreux mais avec une mémoire d’éléphant pour les offenses subies, qui sait
pénétrer et se faire admettre dans tous les milieux, capable d’utiliser
l’argent, mais sans se servir et sans en profiter lui-même. Tel est Mattei.»
Mattei, en tant que président§directeur général de l’ENI, en
tant qu’ancien opposant au fascisme de Mussolini, l’ancien maquisard
progressiste était déjà acquis à la Révolution algérienne avant sa rencontre
fortuite, le 17 décembre 1958, avec Saad Dahleb, lors d’un voyage Pékin-Moscou
et surtout leur transit forcé à Omsk, en Russie, où leur avion a été bloqué
durant 3 nuits à cause des conditions météorologiques difficiles.
Cette escale leur a permis de sympathiser et de devenir amis et
complices. Saad Dahleb faisait partie de la première délégation algérienne en
visite officielle du GPRA en Chine composée de Benyoucef Benkhedda, Mahmoud
Cherif et Saad Dahleb. Décrire Dahleb demanderait des pages entières. Mais une
de ses réponses boutades suffirait à le jauger. De retour au Caire, il rencontre
son ami et compagnon de lutte Abdelhakim Hussein Bencheikh, membre du comité
central du PPA/MTLD qui lui demande des nouvelles sur cette mission. La réponse
de Saad m’avait estomaqué : «Cette délégation était composée de trois
responsables. Il y avait deux chefs et un soldat.»
Le 5 mars 1959, Mattei, accompagné de César Gavotti, responsable
département étranger à l’ENI, et Egidio Egidi, conseiller, de passage au Caire,
rencontre son ami Dahleb auquel il a téléphoné la veille, accompagné par un
certain Ali Chérif Deroua.
Mattei, qui avait introduit avec l’Iran un nouveau concept de
partenariat dans le domaine pétrolier en 1952 (75% Iran, 25% ENI), devenait un
danger pour les sept sœurs qui monopolisaient l’exploitation et la
commercialisation du pétrole (Anglo Persian Oil Company, Gulf Oil, Royal Dustch
Shell, Standard Oil of California, Standard Oil of New Jersey, Standard Oil of
New York et Texaco). Il était devenu un ennemi des intérêts français en Algérie
et sa société ENI un futur et potentiel concurrent de ces mêmes intérêts. Il
était incontestablement l’un des inconditionnels militants italiens de la
Révolution algérienne. Repose en paix Enrico, l’Algérie ne t’oubliera jamais.
Malgré sa mort dans un accident d’avion, sujet à différentes
interprétations, Mattei a été le précurseur et l’architecte des excellentes
relations entre l’Algérie et l’Italie. Le seul fait que le gazoduc reliant les
deux pays porte le nom d’Enrico Mattei en est la preuve la plus éclatante.