SCIENCES-
PERSONNALITES- FATIMA MERNISSI –(MAROC)
© Youssef Ait Akdim, https://www.lemonde.fr/afrique/ 30 novembre 2020
Elle s’est éteinte en
silence, elle qui emplissait le monde de son rire, de son charisme et de la
hardiesse de ses propos. La sociologue et écrivaine marocaine Fatima Mernissi est décédée, tôt, lundi 30 novembre, à Rabat.
Une disparition regrettée par les nombreux amis et élèves de cette figure
complexe, à la fois universitaire et militante féministe, et qui a inspiré des
profils variés, de la journaliste américano-égyptienne Mona Eltahawy
à la figure de proue du féminisme musulman, Amina Wadud.
Pour s’être saisie avec
courage des grandes questions de société – féminisme, islam et modernité –,
Fatima Mernissi était devenue, d’abord au Maghreb
puis au-delà, une icône pour toute une génération d’intellectuels. « Je
suis née en 1940 dans un harem à Fès, ville marocaine du IXe siècle,
située à 5 000 km à l’ouest de La Mecque, et à
1 000 km au sud de Madrid, l’une des capitales des féroces
chrétiens », écrit-elle en incipit de son
best-seller Rêves de femmes, une enfance au harem (Albin
Michel/Le Fennec, 1994, le Livre de Poche, 1998).
Cette œuvre résolument
fictionnelle tisse les fils de la mémoire en évoquant une multitude de figures
féminines hautes en couleur. Dans la lignée assumée des Mille et une
nuits, Mernissi y mêle le récit, par moments
autobiographique, et des réflexions sociologiques par la bouche d’une fillette découvrant
sa place dans le monde et, surtout, les frontières (hûdûd)
fixées par une société patriarcale. Originellement écrit en anglais, l’ouvrage
est traduit en vingt-cinq langues. Rêves de femmes consacre
la carrière originale d’une sociologue sortie des sentiers battus de
l’université.
Au service
de « la liberté, la création, l’amour »
Après des études de
lettres à Rabat, elle décroche une bourse pour la Sorbonne puis obtient
en 1974 un doctorat de sociologie à l’université américaine de Brandeis (Massachusetts). L’année suivante, elle tire de sa
thèse une première publication, Beyond
the Veil, qui s’impose rapidement aux Etats-Unis comme un classique
des cultural studies. Sa thèse :
les profondes entraves à la liberté des femmes dans les pays dits « islamiques »
ne trouvent pas tant leur origine dans les sources scripturaires que dans des
formes de contrôle théorisées dans un second temps de l’islam, notamment sous
la dynastie des Omeyyades.
Mernissi retourne ensuite enseigner la sociologie à l’université
Mohammed-V de Rabat. Elle y côtoie les principales figures de l’avant-garde
intellectuelle, dont Abdelkébir Khatibi,
qui la présente au poète Mohammed Bennis. « Elle
a brillé bien au-delà de la sociologie, car elle a ouvert des fenêtres vers la
culture arabe et islamique, témoigne le poète, ému de cette
disparition. « Vous me l’apprenez », confie-t-il, au
téléphone depuis la Chine, où il est en déplacement.
Fatima Mernissi aimait aussi courir le monde, de conférences en
cérémonies. En 2003, l’intellectuelle reçoit le prix Prince des Asturies –
le Nobel espagnol – que lui remet alors le prince Felipe, pas encore souverain.
Cette large reconnaissance n’empêche pas des moments plus douloureux, une
solitude parfois, qui semblent avoir été moteur dans son écriture et son
engagement civique. La parution, en 1987, de son livre Le Harem
politique (Albin Michel, 2010), l’expose à la vindicte des islamistes
marocains et de certains oulémas. La sociologue y plaide, après avoir démontré
qu’il a été falsifié, une réappropriation du message du prophète Mahomet,
qu’elle oppose à la « misogynie » de son successeur, le calife Omar.
« En tant que femme, Fatima a toujours bataillé pour revendiquer sa
place dans la culture marocaine, et plus largement dans le référentiel arabo-musulman.
Elle y a défendu la liberté, la création, l’amour », insiste Mohammed
Bennis.
A partir des années 1990,
Mernissi s’engage dans la vie associative au Maroc.
L’écrivaine reconnue anime des ateliers d’écriture avec des amateurs, des
militants des droits humains, d’anciens prisonniers des « années de
plomb » marocaines (années 1960 à 1980), des journalistes. Tous se sentent
aujourd’hui orphelins. Comme Fadma Aït Mous. Cette
politologue a été la dernière à l’interroger longuement pour son ouvrage cosigné
avec Driss Ksikes, Le Métier d’intellectuel.
Un recueil de dialogues avec quinze penseurs du Maroc qui a reçu le prix Grand
Atlas le 20 novembre, à Rabat. « J’ai rencontré Fatima
en 2008, se souvient Fadma Aït Mous. A
moi qui voulais l’interviewer, elle m’a orienté vers mes origines. Par son
humilité, elle incarne la générosité, la curiosité intellectuelle, la joie de
vivre et la capacité de s’émerveiller au quotidien des petits fourmillements de
la vie sociale. »
Le legs de Fatima Mernissi paraît immense. Fadma
Aït Mous en retient « une grande maîtrise du patrimoine musulman, un
travail étymologique minutieux où elle décèle des formes de modernité et dans
lequel elle puise l’essence d’un islam cosmique, remède contre la peur et les
cloisonnements territoriaux des temps présents ».