EDUCATION-
PERSONNALITES- ALI EL KENZ
© Cheniki Ahmed, fb, lundi 2 octobre 2020
Le grand
sociologue Ali el Kenz vient de décéder (dimanche 1 novembre 2020) .
Un grand homme dans tous les sens du terme. Il a touché à tout. Un homme de et
à principes. Après avoir enseigné à Alger et formé de très nombreux étudiants,
il part dans les années 1990 enseigner à Tunis puis à l’université de Nantes,
il était considéré comme l’un des meilleurs professeurs de cet établissement.
Je ne l'ai plus revu depuis ces rencontres à Tunis en 1994, Je reprends ce
texte que je lui ai consacré, il y a quelque temps. Allah Yarhmou.
ALI EL KENZ OU
LE RIRE TRAGIQUE
Il faisait
quelque peu froid, ce jour pourtant ensoleillé du mois de novembre, tout le
monde parlait du climat capricieux et changeant, mais aussi de la situation
politique d’un pays voguant entre lame et lamelle, les incertitudes d’un
quotidien marqué par les nombreuses disparitions de harragas en mer, ces
Algériens dont beaucoup semblaient oublier, comme s’ils n’existaient pas, des
numéros, de simples numéros, de ces affaires de corruption, d’arrestations,
d’un Nobel considéré comme « inutile », tout, sauf de ces intellectuels qui ne
sont pas aussi silencieux qu’on ne cesse de l’écrire, même si leur voix semble
inaudible. C’est vrai que les intellectuels sont une proie facile. Déjà, durant
la colonisation, ils étaient suspectés par les autorités coloniales et le
mouvement national, alors qu’ils avaient, nombreux d’entre eux, souvent pris
les devants du combat anticolonial. « N’est pas intellectuel qui veut », nous
disait, déjà Ali el Kenz, qui estimait, nourri de Gramsci et d’Althusser, que
l’intellectuel produit un savoir tout en étant au milieu de la mêlée sociale.
Être universitaire bardé de diplômes ne suffit pas. Il prend position. Kateb
Yacine, par exemple, souligne avec force Ali el Kenz, avait dès l’âge de 17 ans
pris fait et cause dans une conférence donnée à la salle des sociétés savantes,
L’Emir Abdelkader et l’indépendance de l’Algérie. Ali qui n’arrêtait pas de
sourire, avec un rictus teinté de colère et d’une singulière douceur, passionné
de littérature, ce n’est pas pour rien qu’il anima depuis très longtemps une
page consacrée à la littérature dans Algérie-Actualité : « Kateb est
l’incarnation de l’intellectuel engagé, celui qui dit la société et le monde.
Son choix de faire un théâtre politique à partir de 1970 correspondait à son
discours et à ses attitudes politiques et intellectuelles ». « Aliouet », pour
ses amis, devint trop sérieux, alternant voix basse et voix haute, comme
découplées, son visage s’illuminant subitement, tapotant de sa main droite sur
une table en bois, s’alarmant de la situation politique et sociale d’un pays
qui semble sans boussole, vivant au jour le jour.
Evoquer Ali el
Kenz, c’est forcément parler du vécu des « intellectuels » algériens, de leurs
pérégrinations, de belles choses et aussi de moins bonnes. Ali est de ceux qui
savent ce qu’ils font, où ils vont, sans se soucier des reconnaissances
officielles ou des arguments sonnants et trébuchants distribués par ceux qui
ont le pouvoir de posséder l’argent public. C’est vrai que de tout temps, les
gouvernants ont eu leurs thuriféraires, leurs lettrés attitrés affublés parfois
du titre d’écrivains et d’intellectuels. Comme ces porteurs de valises de
ministres ou ces bouffons du roi qui mangent, insatiables, à tous les
râteliers. El Kenz est un homme à principe, ayant des idées et des opinions
bien construites sur les choses de ce monde. Assumant son engagement à gauche
dans un monde où les reniements sont légion, ce brillant sociologue, grand
érudit devant l’éternel, touche à tout : littérature, cinéma, politique. C’est
ce qui fait la singularité de cet homme qui a, malgré lui, quitté l’Algérie
pour la Tunisie avant de s’installer en France, à l’université de Nantes. D’une
grande culture, pouvant parler de littérature, de cinéma ou de sa ville natale,
Skikda, El Kenz qui affectionne particulièrement Gramsci ne semble pas trop
prisonnier de cette catégorisation sans nuance d’ « intellectuel organique » ou
« traditionnel », peu opératoire, comme d’ailleurs l’autre distinction «
société civile-politique » revue d’ailleurs par Althusser, Rancière, Derrida,
Badiou et bien d’autres parle avec une grande facilité de Montesquieu,
Voltaire, d’Ibn Rochd ou de Marquèz. Libre penseur, même s’il parait de plus en
plus marqué par une trop grande prudence, il prend le risque d’aller au-delà du
discours dominant en publiant des textes trop peu conformistes, comme ce
texte-clé, « L’économie de l’Algérie », paru chez Maspero, usant du pseudonyme,
Tahar Benhouria qui n’en est pas le premier. Déjà, Hocine Lotfi, un autre
pseudo, permettait aux lecteurs d’Algérie-Actualité de la fin des années 70, de
voyager dans les limbes du savoir et du monde singulier des grands auteurs.
Tout le monde savait à l’époque que c’était lui. Il ne semble pas trop séduit
par les postes ministériels. Belaid Abdesslam lui aurait proposé un
portefeuille dans son gouvernement, il aurait décliné l’offre. Ces strapontins
sont faits pour les autres. Ali s’arrêta un moment de parler, me fixa
longuement, puis se mit à chantonner avec un accent skikdi, houita, dit-on à
l’Est, qui ne l’avait jamais quitté, il lança tout de go : « je n’ai jamais été
intéressé ni impressionné par les postes de responsabilité, j’estime que ce qui
devrait intéresser le chercheur, c’est le questionnement du terrain, pas les
strapontins du pouvoir politique. ». Tout est dit, même si certains de ses amis
ont occupé des postes ministériels, Liabès, par exemple. « Chacun est libre »,
me lança-t-il. Est-ce un clin d’œil à l’idée de liberté et de responsabilité de
Jean-Paul Sartre ? Je n’ai pas osé lui poser la question, mais Ali est un homme
libre qui a un sens très aigu du plaisir de la lecture. Il fréquentait les
couloirs d’Algérie-Actualité, proposant des lectures critiques d’auteurs et de
textes, réunis dans un ouvrage paru aux éditions ENAL, en 1985, « Les maîtres
penseurs. Notes de lecture ». L’équipe de l’hebdomadaire appréciait énormément
ces intrusions ludiques de Ali et d’autres intellectuels qui venaient discuter
et proposer leurs textes, Mostefa Lacheraf, Abdelmadjid Meziane, Abdelkader
Djeghloul, Habib Tengour…
L’ayant
rencontré pour la première fois en 1980, à la rue Hamani (ex-Rue Charasse), en
compagnie de Djillali Liabès, à la veille d’un reportage que je devais réaliser
à El Hadjar pour le compte d’Algérie-Actualité, il m’a permis de mieux
comprendre le fonctionnement du complexe sidérurgique. Il était le grand
spécialiste de la sociologie industrielle, un fin connaisseur du fonctionnement
de l'ex-SNS, un homme de terrain. C’est ainsi que j’ai pu découvrir ce que
j’appelle depuis ce reportage le « syncrétisme culturel paradoxal », univers
disséminé, diffus, juxtaposant paradoxalement deux ou plusieurs formes et
expériences. N’arrêtant jamais d’écrire, il publie énormément, tout en donnant
ici et là des conférences, trop porté par les questions arabes et
palestiniennes à tel point qu’on ne cesse de lui coller l’absurde étiquette de
baathiste. Il n’en a cure. Son délit, c’est peut-être de connaître fort bien le
monde arabe et d’avoir une position claire par rapport à la question
palestinienne. Son admiration sans bornes d’Hugo Chavez a parfois dérangé. Mais
cela va dans le sens de ses idées. El Kenz reste un véritable intellectuel,
producteur de savoir, qui ne se limite pas uniquement, comme beaucoup
d’universitaires, à reproduire un savoir déjà là, mais à donner à voir de
nouvelles combinaisons. Il s’engage dans la cité, comme d’ailleurs Pierre
Bourdieu, Edward Said et Sami Nair. Rien ne lui est étranger. Il reprit la
parole, avec une certaine colère, en évoquant des intellectuels courageux qui
avaient pris le risque de dénoncer l’arbitraire, notamment dans les pays
arabes. « Oui, de nombreux intellectuels qui ont osé braver la censure ont fini
dans les prisons ou l’exclusion, l’exil. Je pense à H’sin M’roua, Mehdi Amel
assassinés pour leurs idées, d’autres exilés comme Mahmoud Amin el Alem, Tayeb
Tizini et de nombreux autres. La question ne se pose pas en termes d’appartenance
ethnique ou régionale, mais par rapport aux idées que défend l’un ou l’autre.
». Grand lecteur devant l’Eternel, El Kenz sourit encore, malgré la colère, et
se mit à évoquer la question de la langue et de la littérature en partant de
l’aspect littéraire : « La langue est lieu et enjeu de luttes, elle ne
peut-être réduite à un corps sans vie, figée, elle est dynamique. Les questions
linguistiques sont tout simplement l’expression d’enjeux politiques et
idéologiques. La langue arabe de Son’Allah Ibrahim, El Ghittani, Nadjib Mahfouz
est différente de la langue utilisée par Taymour ou El Manfalouti. La langue,
dans les deux cas, est investie d’un contenu politique et idéologique
correspondant à la métaphysique de chaque écrivain. Kateb avait parlé, à propos
de la langue française, de butin de guerre. ». Puis un silence, pesant, marqua
le paysage, il reprit vite la discussion lui qui a énormément abordé les
questions culturelles, depuis son passage à l’université d’Alger, puis au CREAD
(Centre de recherches en économie appliquée au développement), en passant par
Tunis 1 et l’université de Nantes et à l’université de Princeton comme
professeur invité. Il ne pouvait ne pas revenir à cette idée dominante de
l’intellectuel comme sauveur, lui qui s’intéressa sérieusement à la question en
interrogeant notamment Gramsci, Althusser et aussi la place des intellectuels
dans des sociétés fermées comme les pays arabes.
L'universitaire
et l'"intellectuel" (notion dont il reste à définir les contours)
sont restés prisonniers d'un rapport maladif au pouvoir politique qui se
conjugue tantôt à la répulsion, tantôt à l'attraction. Ce qui réduit sa marge
de manoeuvre. Ce qui pose également la question, toujours d'actualité, de
l'autonomie de l'intellectuel qui vit l'assujettissement ou la contestation
comme illustration ou opposition au discours officiel et jouant en fin de
compte sur le terrain du pouvoir politique qui fournit ainsi les éléments de la
discussion et piège les différents locuteurs et oriente leurs discours. Les
chercheurs en sciences sociales focalisent le plus souvent leurs analyses
autour du fonctionnement des appareils, des enjeux idéologiques et des espaces
politiques et occultent les mouvements sociaux et culturels. Ce n'est pas un
hasard si les rares universitaires-chercheurs ne réussissent pas à cerner les
différentes secousses qui agitent la société. Il y a également la question des
références qui font du locuteur le producteur privilégié de la parole citée. On
"plaque" souvent des grilles sans tenter de les interpréter et de les
interroger alors que les sociétés fonctionnent de manière autonome et complexe,
comportant un certain nombre de particularités. El Kenz va à contre-courant de
cette manière de faire, privilégiant le terrain tout en insistant sur la nécessaire
implication de l’intellectuels dans les affaires de la cité et l’interrogation
des espaces épistémologiques dominants défendant une nécessaire rupture avec
l’appareillage conventionnel plaidant pour une « coupure » épistémologique.
Ainsi, retrouve-t-on Gramsci, Althusser et Mehdi Amel.
Les questions
épistémologiques sont d'une actualité brûlante. N'est-il pas temps de définir
les termes utilisés et de ne pas reproduire mécaniquement des réalités et des
notions considérées comme évidentes mais qui ne peuvent l'être sans une
sérieuse interrogation ; l'évidence n'est pas si évidente que ça. Souvent,
journalistes, universitaires et politiques usent et abusent de mots et de
syntagmes qu'ils ne maîtrisent nullement tel ce petit cafouillage autour de
"société civile", chacun se revendiquant de cette société civile sans
qu'on ait interrogé ce groupe de mots ou tenté de cerner ses contours. Quelle
est la frontière qui séparerait par exemple société civile et société politique
? La question de la frontière théorique et des territoires épistémologiques est
très importante. Ali el Kenz n’est jamais resté prisonnier de ces grilles trop
peu opératoires, interrogeant les faits, les termes et les choses, les
considérant comme spécifiques et singuliers, engendrant des méthodes
d’approches particulières. C’est cette liberté de manœuvre, propre aux grands
penseurs de la trempe d’Eco, de Barthes, de Bourdieu ou de Derrida, qui a
permis à Ali el Kenz de produire une analyse très fine et rigoureuse des
espaces intellectuels arabes et de comprendre, avant les autres, les secousses
et les violences marquant la société algérienne.
Je me souviens
encore de cette conférence que tu animais en 1994 à l'université de Tunis, une
ville où il y avait des amis Sekkar, Fellag et aussi d'autres venus pour une
pièce de Kateb Yacine, Le cadavre encerclé, mise en scène par Drira du Théâtre
National Tunisien que dirigeait alors Mohamed Driss, Hichem Mosbah, Rayhana.
Puis à la fin, nous avions ri, puis tu es devenu très sévère: "Ahmed, tu
sais, je ne voulais pas aller en France, j'ai choisi Tunis, mais ici aussi, ce
n'est pas difficile, c'est une prison, je résiste. Je ne pouvais pas rester à
Alger. Au lieu d'une balle à la tête, j'ai opté, malgré moi, pour l'exil".
Il ne lui était pas facile de rester en Tunisie, la répression était tragique,
il finit par prendre un vol pour la France et un poste de professeur à
l'université de Nantes. Il a très mal vécu très mal cet exil.
Ali Kenz
continue son chemin, l’accent houita en bandoulière, il sourit, il parle encore
de Mehdi Amel et de Kateb Yacine, mais aussi d’Ibn Khaldoun et de Rimbaud, le
regard rivé sur Abou Nouwas…